DISCOURS
DE
M. HENRI LAVEDAN
Directeur de l’Académie française
Prononcé dans la séance publique annuelle
du 7 décembre 1911.
Messieurs,
Il y a aujourd’hui cent ans que l’académie s’honore à célébrer la Vertu.
Pour la centième fois, sous cette coupole qui devient, dans la circonstance, le dôme de sa chapelle, nous nous réunissons afin de la chanter, pendant le temps moral d’un sermon et de lui témoigner, par la ponctualité de ce modique effort, notre préoccupation de ne pas l’oublier.
Ainsi donc, bientôt, ce soir, après que j’aurai fini de ne rien dire, cent discours, sortis de quatre-vingt-dix-neuf bouches éloquentes, auront été prononcés ! Cent fois le même hommage aura été rendu par notre immortalité dérisoire à ce qui vraiment ne meurt pas. Cent fois !
En un siècle ! C’est énorme, — et ce n’est pas beaucoup. C’est trop — et ce n’est pas assez. Ce n’est rien. Et si l’on ose mettre en regard, sur deux colonnes, toutes ces paroles d’une heure dans un jour et ces actes de toute une vie qui réclameraient des dictionnaires, cette centaine de harangues sonores et ces milliers de sacrifices muets, cette rhétorique stérile et cette pratique féconde, toutes les louanges solennelles et tous les mérites cachés... il saute aux yeux, à l’esprit, au cœur que le compte est inégal et mauvais, qu’il ne se balance pas, que ce centenaire de manifestations oratoires d’aspect tout d’abord si majestueux n’est que misérable et chétif à côté de l’autre centenaire, de l’autre siècle d’honneur, de pitié, de charité, de bonté, de sainteté, de prodiges perpétuels que le total de tous les grands mots et de toutes les petites sommes est incapable d’additionner... et de payer ! Quoi que nous fassions, malgré nos richesses verbales et pécuniaires, nous demeurons toujours en reste avec la Vertu, et il est excellent qu’il en soit ainsi pour rappeler à notre orgueil que nous n’accomplissons ici qu’un très modeste devoir de délégués des membres du Jury du Bien, plus convaincus à chaque session que ceux-là qui reçoivent nos prix seraient indiscutablement les seuls dignes de les décerner.
Quand j’acceptai la rude tâche dont vous me voyez un peu inquiet, — et à laquelle je sentais bien que ne m’avait pas entraîné l’austérité de mes travaux, — elle me parut insurmontable. Que penser ? Que trouver ? Que dire ? Qu’imaginer de nouveau en pareille matière, sur ce vieil Hérode de sujet, fatigant et fatigué, rebattu depuis cent ans et bien plus, — par tant d’esprits élevés et rares, curieux et gourmands, qui l’avaient épuisé, pressé, mâché, vidé à fond ? Il n’y avait certainement plus un atome de neuf à formuler. Pas d’innovation possible. Et déjà, dans toute l’étendue de leur endormante horreur, s’imposaient, se déroulaient l’inévitabilité du rabâchage, le cortège des redites, les confréries des lieux communs, l’interminable et lente procession des clichés édifiants et des onctueux bénissages. Et puis voilà que tout à coup, en plein désespoir, une lueur de bon sens, un providentiel rayon de clarté m’illuminèrent. Sans nul doute, ce renfort inattendu me venait directement de mon sujet même, de ce sujet qui me semblait pauvre et ingrat tandis qu’il débordait au contraire de la plus magnifique opulence, et tout aussitôt je découvrais avec allégresse quelle capitale aberration ç’avait été de ma part d’avoir cru non seulement que l’on pouvait trouver du nouveau sur la Vertu, mais qu’il en fallait chercher !... de n’avoir pas saisi tout de suite et compris, dans la joie, que les plus belles choses de ce monde se perpétuaient sans se renouveler, parce que cela leur était inutile, qu’elles n’avaient pas besoin de se nourrir en s’enjolivant, qu’elles possédaient le privilège et la grâce d’état de se suffire à elles-mêmes, par leur essence, leurs propres qualités, de varier à l’in fini sans changer, de grandir en restant pareilles, et de se répéter éternellement sans se lasser, ni lasser jamais ! Déjà les manifestations les plus merveilleuses de la nature se signalent par l’imperturbabilité de leur répétition : l’oiseau qui passe, la vague qui se brise, l’étoile qui luit, le font depuis des milliers d’années de la même manière. La rose n’a pas deux parfums. Et parmi les plus grandes suavités humaines, la tendresse du baiser, le geste de l’aumône et le texte de la prière, rien de tout cela ne bouge et ne se modifie. Qu’est-ce donc alors si nous pénétrons dans le paradis terrestre de la souffrance, dans le douloureux Éden des splendeurs morales ? Nous y reconnaîtrons aussitôt que là, plus qu’ailleurs, dès lors que se nouent entre les êtres des liens de dévouement et des draines de bonté, à l’instant l’ennui cesse, la monotonie disparaît et le miraculeux échange s’opère, jour et nuit, avec une régularité souveraine, sans trêve et sans fatigue aussi bien pour celui qui ne se rebute jamais de donner que pour celui qui, jamais non plus, ne se dégoûte de recevoir.
Ma besogne, en vérité, Messieurs, devenait bien coulante. Puisque tant de braves gens, obstinés paisibles ou fougueux, tant d’épileptiques de la bonté tombant du « haut bien », tant de maniaques du cœur n’hésitaient pas à s’entêter, chaque année depuis des années, dans la routine du sacrifice et la récidive du renoncement, accomplissant, avec une égale impudeur de zèle, les mêmes plagiats d’héroïsme que d’autres avaient commis avant eux, je n’avais pas à mon tour à me gêner pour ressasser avec le même cynisme d’admiration les mêmes choses exactement que n’avaient pas prétendu inventer mes nombreux prédécesseurs. Tout ce que j’avais loisir de tenter, c’était de communiquer à ma voix l’accent personnel d’une émotion humiliée et d’exprimer le regret profond que, pour toucher à de si nobles et saintes plaies, mes mains ne fussent pas plus pures.
Et maintenant nous allons hardiment, Messieurs, rabâcher du sublime.
Nous avons coutume de nous occuper des Œuvres, et puis des personnes. Bien entendu, les personnes nous semblent toujours plus appétissantes que les Œuvres, et nous sommes tentés d’aller tout de suite à elles. C’est pourquoi, si vous le permettez, nous commencerons... par les Œuvres. Je vous supplie d’abord de ne pas prendre une figure triste : je sais, comme vous, ce que le mot œuvre présente d’immédiatement grave et d’un peu rébarbatif. Il manque de plastique et de couleur, il n’est pas chatoyant. Il ne parle, à la première audition, que de statistique et d’ivresses administratives, il ne fait entrevoir que des locaux, parfois insuffisants, des salles du Conseil, des cabinets de directeurs, des bureaux où s’établissent de moroses écritures, où s’équilibrent, plutôt mal que bien, des budgets qui, même très arrondis, n’ont jamais manqué de débuter par la maigreur. L’Œuvre est forcément vague, lointaine, insaisissable, énigmatique aussi et presque inquiétante, comme certaines de ces sociétés anonymes dont le siège a l’air d’être partout, spécialement quand il n’est nulle part. Pour ces mauvaises raisons — qu’une minute de raison dissipe —il n’en est, pas moins vrai que l’Œuvre, quand elle se mêle de vouloir conquérir, — pardon, — secourir --le monde, a beaucoup plus de peine à faire son chemin que la personne. Non seulement, comme nous venons de le voir, elle n’a point les irrésistibles armes de l’originalité individuelle, assez fréquemment curieuse, amusante, espèce de gitane de la charité, mais elle suscite les plus injustes préventions. Fût-elle aussi pauvre que Job, on ne croit pas à son fumier. A la minute, on la suppose riche. Les Œuvres ! Est-ce que cela ne sent pas à plein nez l’argent ? ne tombe pas avec un bon bruit lourd et mou de sacs d’écus ? « Tout ce qui se donne pour les Œuvres ! » phrase consacrée qui remplit la bouche de celui qui la prononce et ne vide pas toujours sa poche.
Et cependant, Messieurs, l’Œuvre, je n’ai pas à vous l’apprendre, est une personne, morale, passionnante au même degré que la simple personne réelle et qui d’ailleurs, assez souvent, s’incarne en un type, très en relief’ d’active générosité, à ce point que l’Œuvre et ce type ne font plus qu’un et que nous ne savons parfois si c’est l’Œuvre, ou lui, que nous devons récompenser.
Mais il y a des cas où l’Œuvre, seule, réclame sa place et son nom, absorbant avec une apostolique tyrannie toutes les personnes et les individualités qui, de haut en bas, se sont données à elle et sont les premières à vouloir, à revendiquer l’effacement dont elles tirent leur double force et leur unique joie. L’Œuvre des Petites Sœurs des Malades de Mauriac en offre un exemple merveilleux.
Sans être très vieille, elle n’est pas toute jeune. Elle compte déjà un peu plus d’un demi-siècle d’existence. M. l’abbé Serres, un petit vicaire du Cantal, eut l’idée singulière et fréquente, chez les virtuoses de la Vertu, de prétendre regarder au delà du bien momentané qu’il faisait, d’être un prévoyant du lendemain et du surlendemain. La Charité a ses prosateurs et ses poètes, ses mathématiciens, ses médecins, ses rêveurs... L’abbé Serres était un peu tout cela à la fois. En visitant ses malades il avait été douloureusement ému de l’abandon où on les laissait et de l’impossibilité de trouver parfois quelqu’un pour les soigner. Plus d’un de vous pense tout bas : « N’y a-t-il pas d’hôpital ? » Sans doute. Mais, d’abord, beaucoup de villes n’en possèdent pas et, quand il y en a un, on n’y entre pas, vous le savez, aussi facilement qu’à l’église. Là comme ailleurs, il arrive qu’il faille, pour être admis dans ces sanctuaires administratifs, beaucoup de protections. L’hôpital, c’est le bureau de tabac du malade pauvre. Enfin vous n’ignorez pas combien il répugne au plus grand nombre d’en franchir la porte. Le seul mot terrorise et aggrave l’état du patient. Et puis, dans les campagnes, au fond de régions perdues, il n’y a même pas cette ressource. L’hôpital n’existe pas et ne peut pas exister. C’est alors que le prêtre, à l’âme inventive et bonne, songea à fonder un ordre de religieuses hospitalières qui gratuitement, gratis... pro Deo, soigneraient les malades, et à domicile. Il avait simplement une idée de génie : il créait « l’hôpital chez soi ». Il invite aussitôt une jeune orpheline de la Corrèze, Marie Lachaux, à aller voir les malades, à les assister et à faire leur ménage. La jeune fille est trop heureuse de se dévouer. Le prêtre lui procure le pain, le linge et les remèdes. Nommé à ce moment aumônier de Mauriac, l’abbé Serres groupe d’autres jeunes filles et jette ainsi le fondement de son Institut. Ceci se passait il y a longtemps, à une époque de tyrannie et de ténèbres, en 1859. Un pauvre vicaire, sans appui, sans ressources, une demi-douzaine d’humbles créatures, voilà le point de départ, le lancement de l’affaire qui ne rapportera qu’à ceux qui n’ont rien et à qui on donnera tout. Franchissons maintenant d’un bond les cinquante-deux ans de distance qui se sont écoulés depuis la fondation, c’est d’ailleurs le meilleur et le plus court chemin pour passer en revue ce demi-siècle et en apprécier l’effort, plus beau que les résultats, même magnifiques ! Aujourd’hui l’Œuvre des Petites Sœurs des Malades de Mauriac avoue quatre cents religieuses, une centaine de maisons, réparties par toute la France, et quand je dis maisons, ne pensez pas qu’il s’agisse de vastes immeubles, d’impressionnantes constructions de pierre ! Non, Messieurs, c’est beaucoup plus simple et plus grand. Une maison, cela signifie : trois Sœurs, sans toit, ni rien. Et voilà tout le bâtiment. Chaque maison ne se compose que de cette trinité théologale, et cette Foi, cette Espérance, cette Charité, incarnées en trois pauvres filles, suffisent à accomplir une incommensurable besogne. Ces assemblées de trois femmes, dispersées à travers la France pauvre et malheureuse, savez-vous ce qu’elles représentent, rien que depuis 1870 jusqu’en 1910, comme rendement de soins ? comme bassement de sacrifices ? Un chiffre dont vous n’avez pas idée. Peut-être cependant vous en formerez-vous une si je vous révèle que dans cette durée de quarante ans, —à ne prendre seulement que huit ans, moins du quart —on trouve que l’Œuvre a fourni, en ces huit ans, cent vingt mille six cent soixante-seize nuits passées au chevet des grabats ! Elle a fait quatre cent vingt-cinq mille ménages oui, balayé quatre cent vingt-cinq mille fois, retourné autant le matelas, la paillasse, tendu le gros drap, chassé la poussière, ouvert la lucarne sur le ciel. Elle a visité les malades deux cent cinquante mille huit cent quarante fois ! et à trente-deux mille sept cent cinquante-neuf reprises, forte et joyeuse — de quelle surhumaine allégresse ! — elle a battu, savonné et tordu cri chantant leur linge, ce linge troué dans les plis duquel, quand il séchait au soleil étendu sur des cordes, chacune de ces Véroniques récompensées voyait distinctement bouger et lui sourire la face de Jésus.
Ah ! que de fatigues, Messieurs, que de peines ! quelles prodigieuses dépenses de cœur disent, dans leur éloquente aridité, ces chiffres et ces bilans ! Est-ce qu’à la pensée de toutes ces heures de nuit, employées à veiller pour que d’autres dorment, est-ce qu’à l’énumération de toutes ces douces visites et de ces lessives maternelles, il ne vous luit pas aussitôt à l’esprit que les Petites Sœurs des Malades de Mauriac ne sont autres que les anges domestiques des miraculeuses légendes, empressés, pieds nus, sur le carrelage des tableaux primitifs, à nettoyer, laver et frotter le précieux palais du Pauvre ? Et les bonnes servantes du Seigneur ne s’en tiennent pas là. En temps d’épidémie, quand la petite vérole ou la typhoïde ravagent la population, elles accourent et se démènent, diligentes abeilles de ruches menacées. Les s’enfuient, quittent les masures, tirant le bétail et laissant entre les mains des Sœurs les agonisants déjà noirs, objets d’horreur et de dégoût... Le hameau est vide. Il n’y a plus personne... que les religieuses... Et ce sont elles qui, de leurs doigts crevassés, avec quelles délicates précautions ! soignent et pansent alors les mourants, presque sans y toucher, les détachent de la vie, comme on ôte le fruit de l’arbre. Elles recueillent les balbutiements de leurs dernières paroles, leur grand soupir de la fin, l’interrogation éperdue de leur extrême regard, et elles leur ferment les yeux, ces yeux dont ils n’ont plus besoin pour la nouvelle aurore.
Et après cela, s’en vont-elles ? Non. S’il le faut, elles ensevelissent. Quand, pour les sortir de la chambre et les restituer à la terre, les porteurs manquent ou refusent, ce sont elles qui font aussi ce ménage-là, le dernier lit, elles qui lavent le mort comme elles débarbouillaient le vivant, qui le revêtent — cette fois — de son mince habit de bois vert et le conduisent au champ, à celui qu’on ne laboure pas, celui du repos, capables encore, dès qu’elles l’ont atteint, de remplir l’office de fossoyeur, d’empoigner la bêche après le balai et de creuser le funèbre sillon. En un village d’Auvergne, une de ces saintes filles dut un jour emprunter un char et y atteler une vache pour transporter elle-même le cadavre d’un varioleux au cimetière. Sur son passage, les rares gens qui étaient restés fermaient les portes et les fenêtres pour ne pas même voir le mort... Mais nous, Messieurs, nous ne fermerons pas, devant ce cortège, les portes de nos mémoires. Pour mieux nous souvenir, nous les ouvrirons au contraire à deux battants, toutes grandes, et c’est toujours sous cet aspect, gothique et désolé, d’une femme vêtue de noir, l’aiguillon à la main, menant seule à lents petits pas, le long des ruelles désertes, le grinçant et rustique corbillard tiré par une vache dans un tourbillon de mouches.... c’est toujours sous ce tableau que se représentera, quand on la nommera devant nous, l’Œuvre des Petites Sœurs des Malades de Mauriac, à laquelle l’Académie, avec un respect qui ne va pas sans confusion, a accordé son plus grand prix... Six mille francs ! Qu’est-ce que cela ? Mais la quantité d’argent n’est ici pour rien, car des millions ne suffiraient pas plus à payer de pareils dévouements qu’à tarifer l’admiration qu’ils infligent.
Cette admiration, Messieurs, si peu qu’elle vaille, est inépuisable chez nous, au même degré que la charité qui la provoque ; aussi ne la marchanderons-nous pas à Mlle Rochebillard, une femme éminente, une Lyonnaise, dont je veux vous résumer l’œuvre incroyable de hardiesse et de tenace propagande. Écoutez-la parler, et au son de cette voix nette et franche, aux accents de cette cordiale énergie, vous connaîtrez tout de suite le timbre de l’âme : « De seize à trente-huit ans, — dit-elle, au début d’une brochure où elle expose ses idées sur les syndicats d’ouvrières, — j’ai eu le très grand honneur de travailler pour vivre. Depuis cinq ans, je suis sortie de cette lutte positive pour entrer dans ce que nous appellerons la période du prosélytisme syndical ; — c’est donc vingt-deux années de service dans le travail actif que je puis revendiquer comme expérience personnelle. Par le fait du milieu dans lequel j’avais grandi, j’eus en principe, lorsque j’ai commencé à travailler pour vivre, une véritable lutte à soutenir contre moi-même, d’autant plus que l’étude m’attirait, beaucoup plus que le travail matériel ; j’eus le courage et la santé pour mener les deux choses à la fois et je dois dire que, tout compte fait, la jeunesse d’une travailleuse a des heures de splendide beauté. Ensuite j’eus à lutter contre certains préjugés d’il y a vingt ans, mais je trouvais le travail si noble et si belle chose que je triomphais de tout, et je m’y suis donnée de toute mon âme. »
Quelle vaillance de langage et de sentiments ! La façon de penser et de s’exprimer est ici toute masculine, presque militaire, et respire le combat. Avez-vous remarqué la tenue, l’uniforme spécial des mots recrutés par Mlle Rochebillard ? Tous ne sont que des mots (le décision, de volonté, de ces mots qu’il est impossible d’articuler sans y mettre plus que de la voix, sans y darder un peu de cette flamme que renferme — en la laissant échapper, comme une grenade, — le cœur des soldats. « Travail... honneur... lutte... prosélytisme... courage, santé, jeunesse... heures splendides... beauté, triomphe... don de toute son âme... », telles sont les expressions courantes de cette noble nature. Voilà son vocabulaire qui, en éclatant ainsi qu’une salve généreuse, nous l’explique, et nous renseigne mieux que la plus longue biographie.
Cette demoiselle ne porte pas l’habit religieux. C’est une laïque. Fille d’un notaire de Lyon mort en ne lui laissant que la plus précieuse des fortunes, c’est-à-dire l’exemple d’une vie d’honneur et sans tache, elle vint à seize ans à Paris, jeune ouvrière, se perfectionner dans les ateliers du faubourg Saint-Martin et du Temple, et à vingt et un ans elle voyage pour gagner de quoi aider sa mère qui a ses frères et sœurs à élever. Dès lors, bonne lingère, excellente dactylographe et sténographe, elle s’occupait activement d’un patronage de cent jeunes filles dont elle était bibliothécaire. Elle se plaçait ensuite comme employée pour les fournitures de modes, puis, ayant désormais plus de temps libre, elle se consacrait au grand but de sa vie, à l’enseignement professionnel. Elle avait trente-six ans !... c’est-à-dire l’âge heureux et grave où la plupart des femmes, même de modeste condition ouvrière, voient généralement leur existence dégrossie, établie, où elles ont un mari, des enfants, où le plus fort est fait, où l’on commence à envisager, dans le labeur et la rémunération du présent, la sécurité d’un consolant avenir. Mlle Rochebillard, elle, à cet âge de raison, se trouvait vieille fille et seule, réduite aux simples ressources de son intelligence et de son aventureuse philanthropie, pour entreprendre l’œuvre considérable qui la possédait, qui l’empêchait de tenir eu place. Mais son cerveau fécond et son cœur ardent valaient tous les capitaux et les plus efficaces assistances. Se séparant de sa famille, elle loue un appartement à Lyon, et se lance alors dans la création des œuvres féminines auxquelles l’a préparée une aride et méritoire jeunesse. Elle a deux points de vue : les syndicats et l’enseignement professionnel, à caractère catholique, des jeunes filles.
N’attendez pas de moi, Messieurs, que je vous retrace toutes les créations dues, dans cet ordre d’idées, à l’initiative et aux persévérants efforts de cette intelligence d’élite, car si je devais, obéissant à l’attrait qu’exercent sur vous et sur moi de pareils exemples, céder à la scrupuleuse envie de m’y attarder, je n’en finirais pas plus que ne le font ces infatigables, ces fortes têtes du Bien, pour qui « ça n’est jamais fini ».
Organisations syndicales féminines des ouvrières de l’aiguille et de la soie, fondation du « Bulletin mensuel du travail de la Femme », revue destinée à pénétrer dans les milieux ouvriers, conférences populaires pour la propagation des idées d’union, distribution de prix, bureaux de placement, société de secours mutuels, service des escomptes, coopératives de fournitures, enseignement professionnel ménager, préapprentissage, cours et leçons de toutes sortes. maisons de stations à la campagne pour les jeunes filles anémiées dont l’état réclame des soins, ou simplement des distractions ou du repos... voilà l’œuvre multiple, expansive et rayonnante de passion à laquelle Mlle Rochebillard , la noble démocrate, a prodigué, sa vie durant, à Lyon, la suite et les sursauts d’un indomptable zèle. Les cinq mille francs que nous lui accordons sur les fonds Honoré de Sussy ne sont que la très insuffisante expression de notre haute estime.
Et maintenant, Messieurs, imaginez, rebroussant chemin en ma compagnie, à quelques mois en arrière, que, rentré joyeux et sans méfiance à mon domicile, je suis en train de regarder tout à coup — de loin — les dossiers des lauréats de la vertu que l’on vient de m’apporter de la part de M. le Secrétaire perpétuel et dont le tas, sans élégance, défigure ma table. Vous vous représentez aussitôt les nombreuses impressions — et de tout genre — par le flot desquelles je suis assailli ? L’effroi, d’abord, oh ! un grand effroi ! le regret, amer : « Pourquoi ai-je accepté, Seigneur ? » puis l’idée d’ennui, d’un ennui colossal et soporifique, auquel je rougis d’être en butte, mais qui pourtant me monte, sans me faire grâce d’aucun bâillement... et enfin, la notion d’une responsabilité affreuse, la certitude où je me débats, par avance, que je ne pourrai jamais les citer tous dans le pensum de mon palmarès, qu’il y en a trop, qu’ils abusent et que choisir entre tant d’abnégation va être bien difficile, d’une injustice inévitable et particulièrement cruelle !
C’est en de pareilles conditions — les plus mauvaises, je puis bien le confesser — que je me mis à la besogne. Je me jetai... non, pourquoi mentir ? je ne me jetai pas sur les dossiers. Au contraire, je dénouai d’une main plutôt froide leurs tristes ceintures, les sangles de grise toile qui les attachaient et même je me piquai les doigts à l’ardillon de quelques « piétés filiales » récalcitrantes. Je lus d’abord, sans belle humeur et au hasard, les titres et les noms inscrits sur chacun des cahiers : Mlle Galvin (Émilie), Isère, réels mérites. C’était bien possible ! Mlle Beffrieu, fille exemplaire. Pourquoi pas ? Mme Ridet (née Cordier, commune de Gallardon. Campet (Saturnin), domestique, Landes, etc. Il me semblait être enfermé dans l’étude, pas gaie, d’un notaire ou d’un avoué de province et tenir entre mes mains, qui n’en étaient nullement désireuses, une série de petites et mesquines affaires : affaire Beffrieu, affaire Ridet, affaire Saturnin. Et puis, j’allai plus avant, je pris le premier dossier venu et je résolus de m’y mettre rondement — je vais employer une bien coupable expression — pour m’en débarrasser ! Or, c’est là, à ce tournant de ma piteuse histoire, que, décidée à me jouer un tour, et le meilleur que je méritais, me guettait la Vertu. Elle accepte tout, Messieurs, on peut tout lui faire, elle ne se fâche pas, mais elle vous rattrape. Elle consent à être raillée, bafouée, honnie, injuriée, vilipendée... elle subit l’escalade et l’assaut des multiples affronts en gardant aux commissures de ses saintes lèvres l’indestructible sourire d’une céleste et immatérielle Joconde, qui sait bien que sur elle la malice ou la haine ne peuvent rien, et qu’après les sarcasmes et les rires, elle aura toujours le dernier mot, parce qu’elle a la patience des éternités et qu’elle est l’achèvement, qu’elle est divinisée par l’ininterruption de son martyre, et que c’est par elle que tout fait mieux que de se conclure, que tout se transforme en s’améliorant, en se purifiant. La Vertu n’est pas seulement, en effet, l’exercice et la continuation régulière des, perfections morales de limpide origine, elle est la transfiguration générale, fatale et nécessaire de tous les dédains, de tous les mépris, de toutes les indifférences, comme aussi de toutes les forces aveugles ou conscientes qui lui étaient hostiles et qu’elle seule a le savant pouvoir de désarmer, de conquérir et de précipiter pour y puiser, dans une chimie sublime, des éléments éternels et pourtant toujours frais, toujours nouveaux.
Il faut bien, maintenant, que je lâche l’aveu de mon trouble à la lecture de ces dossiers, une fois qu’éventrés. Ils me livrèrent pêle-mêle le secret de leurs palpitantes entrailles. L’attestation des noueuses écritures, l’orthographe en sabots, les signatures gauches et naïves des témoins, les bulletins d’humble naissance, les demandes soigneusement construites par le maire ou le curé les récits variés — et toujours pareils ! — de ces innombrables dévouements de la plaine ou de ces sacrifices de la montagne, faisaient tout comprendre, tout voir, le pays et l’habitant, la maison, le torrent, la rivière, l’étable et le clocher, l’existence et le visage des héros obscurs et comme honteux du Bien.
De ces papiers fatigués, tachés d’encre et revêtus de tant de noms et qui avaient passé par tant de pauvres mains, s’échappait parfois un peu de sable et de poussière, et j’avais alors l’impression que ce n’était pas en vain qu’ils la répandaient, que c’était un peu de la terre, un peu de la poudre des routes d’où ils venaient qui coulait de leurs plis, comme une graine, et qu’ils avaient reçu mission, jusqu’à la fin, de semer quelque chose...
Avant d’y entrer, je m’étais dit aussi : « Pourvu que je ne sois pas tombé sur une année banale ! Ah ! si ma chance voulait que j’eusse de bons vertueux, dans le sens où l’entend notre jargon d’Académie quand il qualifie de bons morts les défunts avantageux dont la sympathique ou décorative personne prête à un joli discours qui en vaille la peine. Et déjà, je m’étourdissais de hautes actions d’une incroyable couleur, de catastrophes amusantes, de sauvetages gascons et de bravoures endiablées... Incorrigible auteur dramatique, il me fallait du pittoresque et de la mise en scène, un jeu brillant, des acteurs vertigineux, de la figuration, du magnifique et du touchant à effet ! J’étais bien difficile, et je le reconnus aussitôt en constatant, à ma piteuse surprise, que, sans posséder rien de tout cela, je trouvais néanmoins dans chaque tas de paperasses le meilleur des scénarios, des types vraiment vécus, et des études de mœurs, — de bonnes mœurs, et des situations presque toujours, hélas ! sans dénouement, et au terme desquelles les choses ne s’arrangeaient pas, au langage des planches et du monde. Oui, c’était un autre théâtre, ignoré, pathétique et si simple ! où se jouaient sur les mêmes scènes, la même tragédie, le même drame, la même pièce sans repos, sans entr’actes, aux mêmes actes d’empoignante vérité. Rien n’y manquait que les relâches. Presque tous les emplois y étaient tenus avec une maîtrise sans égale : des héros... à foison, à embarrasser Corneille ! des financiers de la misère et de la probité ruinés pour le bon motif, des valets sans gages, des grands premiers rôles de l’altruisme, des pères supérieurement nobles, des filles sages sans dot, des enfants modèles, des confidents angéliques, des mères... des mères à s’agenouiller... et pas de traîtres, pas d’avares, pas de menteurs, pas de joueurs, pas de méchants, pas même, si honnêtes qu’ils soient, de misanthropes, d’hommes aux rubans vert de bile, mais de bons prodigues, des esprits loyaux, des cœurs hospitaliers, des partageux de souffrances et des communistes de détresse, des Alceste de philanthropie active et magnanime qui ne s’en vont point au désert, même pour y prêcher ; tout le répertoire de la Vertu, en un mot, était là, et je n’avais qu’à me baisser, chez les plus petits, pour y atteindre des sommets.
Tout ce que peut prévoir, inventer, organiser et exécuter sans défaillance une âme malade de beau, folle de bonté, j’en avais à chaque page un exemple, un modèle... une splendide humiliation. Qu’est-ce que je dis ? j’en avais vingt, cent et plus ! Et non seulement, tous les échantillons au sens numérique, mais aussi toutes les variétés séduisantes et originales. J’avais tous les âges, tous les états, toutes les professions du devoir, le marin, le soldat, le berger ; j’avais l’homme, la femme, la veuve, l’orpheline, la religieuse, le prêtre, l’ouvrier, le laïque, le maître et la servante, la vieille domestique en bonnet, aux rides et aux caresses maternelles, aux veux de nourrice et de chien, plus déformée et ravinée par les labours de son dévouement que par les plus durs travaux de la terre, telle cette Bretonne de Roscoff, Marie Creignou, trente-deux ans au service de la famille Daniélou dont elle élève les cinq enfants, refusant d’être pavée depuis la mort du mari, et, après celle de la femme, survenue ensuite, continuant, grâce à la tenue d’un petit commerce, à faire vivre les trois derniers enfants, un fils infirme, et une fille tuberculeuse... Le troisième, l’aîné, n’avait besoin de personne. Jeune, fort, vaillant, il se suffisait. Et pourtant, nous ne passerons pas non plus devant celui-là, Messieurs, sans mettre en berne, en son honneur, les tristes et grands drapeaux noirs de notre admiration ; il était de ces braves de notre marine qui, pacifiquement, avant l’effroyable et glorieuse journée de la Liberté, sautèrent pour la patrie dans l’explosion de l’Iéna.
Et la province ne me manquait pas. Presque tous les départements étaient représentés par des envoyés extra- ordinaires. Mes dossiers étaient comme les cahiers des États généraux de la charité, de la tendresse, de la pitié. Au lieu d’exposer des réclamations et des doléances, ils apportaient des résultats et des faits, de hauts faits. Écoutez-en quelques-uns.
Voici Mlle Marie Arnaud, une femme exemplaire, un de ces êtres de légende dorée qui relèvent l’humanité, dans les moments d’intervalles où par comparaison ils ne la font pas rougir d’elle-même. Enfant de pauvres gens des Basses-Alpes, fille d’un douanier et d’une paysanne, à neuf ans elle commence l’apprentissage du devoir. Sa mère meurt, sa sœur aînée se marie ; le père, appelé constamment dehors par ses fonctions, est obligé de se remettre à elle des soins du ménage. C’est elle qui tient la maison, veille sur son frère et sa sœur. Elle apprend la couture, acquiert à l’école de son village une bonne instruction primaire et, jeune fille, est appelée dans un hameau voisin pour y faire la classe. Mais elle doit bientôt quitter ses livres et ses élèves, car sa sœur, âgée de 18 ans, est frappée d’aliénation mentale. À dater de ce jour, Mlle Arnaud allait gravir un calvaire dont la montée dure depuis bien longtemps. Je voudrais pouvoir vous raconter cette existence, Messieurs, je ne peux pas, et c’est là ce qui m’a rendu, tout au long de mon examen, et tandis que j’écrivais ce discours, ma tâche si pénible. Je n’avais jamais assez de temps ni assez de place ; j’aurais aimé dire, montrer, faire toucher du doigt, cheminer dans le détail, et il fallait qu’en vingt et quelques pages, en trois quarts d’heure, une heure au plus de lecture rapide à haute voix, j’expédiasse ici de mon mieux, c’est-à-dire forcément bien mal, toutes ces saintes et belles histoires, ces aventures sacrées dont la moindre mériterait d’être dite lentement et en stationnant à chaque pas pour s’y recueillir et s’y prosterner. Et au lieu de cela, je dois aller vite, me presser, ne pas abuser de votre patience qui m’est pourtant, en faveur de la cause, si généreusement acquise ; je dois aller vite, parce que tout nous emporte et nous talonne ; je dois aller vite, parce qu’au moment où je parle de celui-ci, les autres attendent, et que sur les nombreux lauréats de notre Compagnie, c’est à peine si j’aurai, tout en n’en disant rien ou presque rien, trouvé la possibilité de vous jeter une douzaine de noms, et chaque fois que j’en prononce un, commettant vingt, trente, quarante injustices vis-à-vis de ceux que, la tristesse au cœur, j’écarte ou j’ai l’air de dédaigner. Et voici justement que cette digression inopportune et pourtant indispensable m’a détourné un instant de Mlle Arnaud. Sachez qu’elle a aujourd’hui soixante-deux ans, et que depuis beaucoup d’années elle est l’infirmière, la gardienne de cette sœur, folle furieuse, dont je vous parlais, auprès de laquelle sa vie est constamment en danger.
L’état de la démente exige des soins méticuleux de toute heure, de toute nature : nécessité de la baigner, de renouveler sans cesse son linge, sa literie. Tous les matins, Mlle Arnaud, depuis trente-huit ans, descend de la montagne et va au torrent avec un baquet de linge. L’hiver, elle doit briser la glace, et le village d’Uvernet est à 1 160 mètres d’altitude. Quand la lessiveuse remonte avec son fardeau encore humide et comme trempé de pleurs, souvent la folle, rusée, s’empare du linge propre, le déchire, le jette et le traîne dans la boue, se sauve en l’éparpillant dans la campagne, et cherche à étrangler sa sœur quand celle-ci la rattrape. Il faut alors désarmer, doucement, à force de paroles et de caresses, cette malheureuse qui hurle ou ricane, et redescendre au torrent, avec le baquet plus lourd, — sans une plainte... Et la nuit, pensez-vous qu’au moins on se couche ? Non. Cela n’est possible qu’après que l’on a travaillé à l’aiguille — pour raccommoder les vêtements lacérés de la folle, pendant deux, trois, quatre, cinq, six heures profondes, le visage dans la flamme — mieux dans le nimbe — d’une douloureuse petite lumière, la seule encore allumée ainsi qu’un. cierge du silence, parce que la malade, terrible et menaçantes jusque sur son grabat saccagé, s’exalte à ne pas fermer l’œil comme si elle le faisait exprès et qu’un peu de repos ne sera permis à Mlle Arnaud qu’à la dure pointe de l’aube, quand sa sœur enfin matée et terrassée tombera inoffensive dans la camisole de force du sommeil. Mais alors c’est le jour. Dieu commande de se lever. On dormira plus tard, quand on aura, plantée sur la poitrine, une croix de bois à son nom.
Pensez-vous, Messieurs, maintenant, que je sois exagérément fier de proclamer, ici, en réunion solennelle, que nous accordons à cette admirable sexagénaire un prix de mille francs ! en trente-huit ans ! Vous compterez ce que ça fait par jour.
L’histoire de Marie Jaffeux se consacrant toute petite fille à sa mère totalement paralysée et qu’elle soutient depuis quarante ans, avec une opiniâtre tendresse, grâce à de pénibles travaux accomplis sur le haut d’une montagne du Cantal, offre aussi un admirable exemple d’acharnement dans l’amour filial. Et j’en aurais bien d’autres encore à jeter à vos pieds, comme on jette de l’or, des fleurs, des choses délicates et précieuses, tout un butin d’inestimables et surabondantes richesses.
Mais il faut m’arrêter, me restreindre, prendre des tas de sacrifices, des liasses de dévouements et les écarter, les repousser : Pas ceux-là... À chaque minute, je dis : « Allons ! plus qu’un ! Non : deux. Trois, là ! Mettons quatre et c’est fini ! » Quelle pitié, Messieurs, que d’être obligé de marchander ainsi aux meilleurs de nos semblables, auxquels nous ressemblons si peu, des moitiés de phrases, des quarts de ligne, des rognures d’éloges ! Ils ont vidé leur cœur à flots, à pleins verres de bonté, et nous les récompensons à petites cuillerées, au compte-gouttes ! Que vont-ils penser de nous ? de vous ? de moi ? Ah ! rassurez-vous, car d’avance nous sommes excusés, pardonnés ! Ils ne nous en voudront pas plus de taire leurs noms que de les faire connaître. La plupart d’ailleurs ignorent tout de nos importances. Ils ne soupçonnent même pas leur mérite et le cas que nous en faisons. Géniaux de candeur et de simplicité, ils vivent dans les clairs nuages de leur idéal et je n’en veux pour preuve que ce fait de Fun d’entre eux, brave homme du Quercy, qui, au reçu de la lettre lui annonçant que nous lui accordions un prix et n’y comprenant rien, vint, tout ému, la montrer à son curé : « Mais qu’est-ce que cette maison de Paris qui me réclame cinq cents francs ? » On le mit au courant. Il restait incrédule. Il avait une telle habitude de donner qu’il ne pouvait se faire à l’idée que, pour la première fois de sa vie, lui tombait cette tuile de recevoir.
Si longuement que je vous aie tenus dans un espace de temps trop court, vous m’en voudriez cependant, Messieurs, de ne pas vous dire encore que nous avons réservé quelques-unes de nos meilleures récompenses à trois orphelinats.
D’abord celui de la Préfecture de Police, fondé, il y a onze ans, par l’homme vif au bien, si alertement dévoué, l’espèce de chasseur à pied du Devoir qu’est notre admirable préfet. Jamais œuvre ne mérita mieux d’être soutenue, surtout depuis que le revolver et le couteau des assassins mettent une active et toute spéciale surveillance à lui procurer journellement des pensionnaires. Aussi est-ce une émouvante et paternelle pensée qu’a eue M. Lépine après que les agents sont tombés au trottoir de bataille et au ruisseau d’honneur, de recueillir leurs orphelins pour s’en constituer à son tour le gardien, le gardien de leur paix, de leur sécurité.
Aussi attachant, moins tragique est le second orphelinat : celui des Arts. Il ne comprend, celui-là, que des petites filles, enfants de comédiens, de peintres, de statuaires, d’artistes de toute sorte. Vous les connaissez. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué leur mélancolique et gracieux pensionnat à quelqu’une de ces cérémonies annuelles de la charité dont elles sont le parterre, les petites places fleuries... Oui, vous les avez vues, toutes en robes et en identiques chapeaux, farcies de rubans bleus comme leurs yeux, ou roses comme leurs joues, mignonnes et attendrissantes fillettes dont seules les poupées, dignes d’envie, ont la chance d’avoir une mère. J’entends bien qu’elles n’en manquent pas. On y a pourvu. Elles en possèdent des quantités, pleines d’ardeur et de zèle, mais malgré tous leurs efforts, trente-six mères, vous le savez, Messieurs, n’arrivent jamais à en faire une. Et cependant la Présidente et l’âme de l’Œuvre, Mme Poilpot, mobilise toutes les qualités et aussi la quantité de cœur nécessaires à cette redoutable tâche. Elle y dépense une crânerie et une impétuosité de femme d’officier comme si le ruban de 1870 du peintre militaire dont elle porte le nom avait déteint un peu à son corsage sur celui de la Légion d’honneur que lui a valu son intrépide bonté.
La troisième œuvre, si elle est tout aussi proche de nos cœurs, est bien éloignée de nos yeux. C’est celle des orphelins de Nazareth. Elle a été créée, voici près de vingt ans, par un prêtre français, le Père Prun, qui, touché aux larmes à la vue de tant de pauvres enfants errants par les routes de Galilée, voués à la misère, à la paresse ou au vice, résolut de fonder pour eux un établissement, à Nazareth, et je ne crois pas qu’il puisse y avoir de plus beau nom de baptême et de plus favorable berceau pour un orphelinat. En 1892, avec un millier de francs et dix-huit petits malheureux, on commença, dans une écurie, — sans doute afin de se placer sous les auspices de l’Étable, — et aujourd’hui l’orphelinat fait l’orgueil de la France en Palestine. Magnifiquement situé sur le point le plus élevé de Nazareth, il arbore une croix et un drapeau, ces deux emblèmes qui ne se causent aucun dommage, car ils communiquent entre eux et chacun est encore le plus court chemin pour mener à l’autre.
Et l’œuvre du Père Prun ne se recommande pas seulement par son caractère de philanthropie religieuse, elle est fille du patriotisme le meilleur et le plus pur. L’orphelinat — entendez bien ceci — est l’unique établissement français à opposer dans la contrée aux établissements similaires des autres pays, surtout aux Allemands qui, dans un but plus politique que pieux, ne ménagent pas leurs efforts pour saper et ruiner entièrement l’influence française. À chaque recul de la France, c’est l’Allemagne qui fait un pas en avant et les populations qui nous étaient naguère si attachées perdent de jour en jour la considération qu’avait su, dans leur passé, leur imposer notre prestige. Autrefois, nous avions en Palestine sept écoles françaises contre trois allemandes. Aujourd’hui il y en a dix allemandes contre quatre françaises, et l’Allemagne, à cette heure même, construit à Nazareth un immense établissement, une caserne d’enfants ; elle fortifie, partout, jusque dans l’orphelinat.
Le Père Prun, sans aucune ressource assurée, lutte, avec une vaillance que rien n’abat. Les cinq billets de mille francs que nous lui donnons sont bien peu de chose, et le cœur nous a saigné de ne pouvoir faire davantage, sollicités que nous sommes par tant de misères, surtout quand nous avons su qu’à des offres très avantageuses soumises par l’étranger au Père Prun à la condition que l’orphelinat battrait pavillon allemand, il répondit avec une noble indignation qu’il préférait rester pauvre plutôt que de renoncer à voir flotter à Nazareth, sur le point le plus élevé, le plus près du ciel, le drapeau français.
Pensons, Messieurs, avant de nous quitter, aux exemples de bonté, de charité en même temps que de fierté patriotique et de grandeur morale fournis à notre réflexion par cet humble prêtre. Et puisqu’il a su les réunir, ne les séparons pas. Aussi bien, n’est-ce pas s’écarter de la vertu que de se rapprocher du drapeau !
Nous sonnerons donc le ralliement de tous ces ignorés, de ces petits, de toutes ces femmes admirables, de tous ces gradés de la Foi qui en fait de philosophie ne se réclament que du droit des plus faibles, qui n’ont jamais lu Nietzsche et ne savent même pas ce que c’est, mais qui n’en sont pas moins les seuls et splendides surhommes, sauveteurs à médailles, valets de charrue, jeunes filles, institutrices, prêtres, enfants, ouvriers, religieuses, laïques... ; sans ergotage de croyance ou haine d’habit nous les ramasserons des quatre coins de nos provinces, nous les embarquerons, nous leur ferons passer la mer, et nous les grouperons, au pied de ce drapeau dont ils sont les défenseurs muets, pour lequel ils sauraient tous, comme leurs frères d’armes, répandre et gâcher, s’il le fallait, leur sang obscur et précieux... et alors les tenant là, bien réunis, bataillon carré du sacrifice et du dévouement, nous les saluerons, comme méritant d’être, à côté des soldats, la seule garde d’honneur digne de ce drapeau français, linceul flottant de tant de morts, vers lequel sont toujours braqués les yeux grands ouverts du monde.