Rapport sur les prix de vertu 1933

Le 21 décembre 1933

Abel HERMANT

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. ABEL HERMANT
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 21 décembre 1933

 

Messieurs,

Un pieux usage veut que chaque année l’Académie française, avant de proclamer les prix de vertu, offre à la mémoire de celui qui les a fondés quelques brins de ces humbles violettes impériales, qui aux temps de la douceur de vivre étaient pour rien, et qui sont devenues, en nos heures difficiles, un tribut presque onéreux. Il va pourtant falloir que cette fois nous nous mettions encore plus en dépense et que nous n’y regardions pas. C’est que 1933 est pour notre grand donateur défunt une date jubilaire. Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget de Montyon est né à Paris, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le 26 décembre 1733 : il y aura deux cents ans mardi prochain.

Je ne puis me défendre, Messieurs, d’attirer votre attention sur le rare exemple de ponctualité que donne notre Compagnie en fêtant ce centenaire, non pas même sans retard, mais cinq jours d’avance. J’imagine qu’au séjour des ombres heureuses, M. de Montyon doit être content de nous. Ce grand bourgeois français ne prisa rien tant de son vivant que l’ordre, l’exactitude et les justes balances de comptes. Il respectait les traditions de sa classe, dont quelques-unes se sont maintenues jusqu’à nous. J’aime à me le représenter comme un de ces bons pères de famille que nous avons encore eu la fortune de connaître, qui feignaient la surprise quand, au matin de leur anniversaire, ils voyaient entrer dans la chambre conjugale leurs nombreux enfants, les bras chargés de bouquets. Il me semble qu’il va nous dire, lui aussi :

— Comment ? c’est aujourd’hui ma fête, ma deux centième fête ? Eh bien, vous me croirez si vous voulez, je n’y pensais pas du tout.

Après cette formule rituelle, c’était le tour des compliments. Je ne sais plus de fables, messieurs... Je vais me permettre d’offrir à M. de Montyon son portrait. Et comme je veux qu’il continue de sourire en m’écoutant, — je ne le flatterai pas, certes, je ne retoucherai pas l’épreuve : laissons cela aux photographes ; les peintres eux-mêmes ont renoncé à flatter : ils stylisent, ce qui est ordinairement le contraire ; non, mais je glisserai dans son caractère deux ou trois traits, auxquels je sais (pour m’en être informé auprès de personnes bien averties) qu’il sera particulièrement sensible ; et celui-ci d’abord : si estimé que vous avez été de vos contemporains, monsieur, et plus encore de la postérité, vous êtes un méconnu. — Cela fait toujours plaisir.

Comment, en effet, imaginons-nous M. de Montyon ? Bien que l’on ne parle que de complexes, notre tendance est toujours de simplifier, pour obéir à la loi du moindre effort. A mesure qu’une figure célèbre s’éloigne de nous et se retire aux arrière-plans du passé, nous en éliminons tout ce qui nous semble l’accessoire et qui était souvent le principal, pour en retenir seulement ce que notre jugement téméraire veut qui en ait été l’essentiel. Et c’est ainsi que dépouillant comme au coin d’un bois M. de Montyon, la légende ne lui a laissé finalement que le masque du philanthrope.

C’est d’autant plus lui faire tort que cette épithète, qui devrait commander le respect, a été constamment prise depuis les temps les plus reculés, depuis les temps mythologiques, dans un sens légèrement ironique, ou même nettement péjoratif.

Dans le Prométhée d’Eschyle, lorsque l’impitoyable Kratos presse Vulcain de ne connaître que sa consigne et d’enchaîner sur le roc scythique le voleur du feu, « cela lui apprendra, dit-il, à honorer la tyrannie de Zeus et à ne plus faire le philanthrope ».

Environ la fin du XVIIIe siècle, à la veille de la Révolution, justement lorsque M. de Montyon fonda les premiers prix de vertu, on n’était plus philanthrope dangereusement comme au temps de Prométhée : on l’était en revanche avec des attendrissements qui nous semblent aujourd’hui démodés, et qui, selon notre humeur du moment, nous apprêtent à sourire ou nous donnent sur les nerfs.

Parce que M. de Montyon fut un jour magnifique en ses libéralités, nous le tenons, sans chercher plus loin, pour un bienfaiteur professionnel, toujours prêt, selon l’usage de ses contemporains, à verser des torrents de larmes au spectacle de l’infortune. Or, rien ne ressemble moins à notre donateur que ce crayon élémentaire. Il fut avant tout, je m’excuse de me répéter, un grand bourgeois français, et la vertu qu’il n’a cessé de pratiquer durant une très longue vie, c’est l’économie, la vertu française par excellence, dit-on.

Non qu’il ne sût dépenser, et même pour la montre, car il devait soutenir son rang ; mais il suffit de jeter les yeux sur ses livres de raison pour se persuader qu’il n’a jamais dépensé six francs quand il pouvait n’en dépenser que cinq. Lorsqu’il entra dans l’Administration, il fut au service du prince le même homme qu’il était dans sa vie privée. Il se signala par son intelligence et par son esprit d’initiative, par son autorité quelquefois par son mauvais caractère, ordinairement par sa soumission au pouvoir central ; et dans les trois provinces où successivement il fut intendant, il épargna les deniers publics aussi rigoureusement qu’il avait fait les siens. Il n’admettait pas, le croirait-on ? que, si peu que ce fût, les dépenses excédassent les recettes. L’idée d’un équilibre budgétaire approximatif, supposé qu’il pût seulement la concevoir, l’aurait scandalisé ; et si l’on avait prétendu lui forcer la main, pour engager, par exemple, de grands travaux en laissant à la grâce de Dieu les rentrées qui permettraient d’y subvenir, cet homme antique eût préféré encourir la disgrâce du roi, ou, ce qui est quelquefois de plus de conséquence, celle de ses électeurs — pardon, j’ai voulu dire de ses administrés.

M. de Montyon a, dans la pratique de la libéralité, appliqué les mêmes principes de saine et rigoureuse économie. Il a tenu, de plus, à s’entourer de précautions dont Renan lui a doucement reproché le luxe, voilà un peu plus d’un demi-siècle, à cette même place. « Nous demandons à la vertu trop de certificats. » C’est que Renan, Messieurs, professait que la vertu est une duperie, dont il est d’ailleurs très noble d’être la victime consentante. Cette philosophie eût probablement fort étonné M. de Montyon, qui n’admettait pas, en tout état de cause, que le bienfaiteur fût dupé. Il n’aimait pas à être refait. Il a spécifié notamment que l’action vertueuse récompensée par l’Académie en son nom « doit s’être prolongée jusque dans le cœurs des deux années précédentes ». Il faisait peu d’estime des bonnes ou des belles actions accidentelles. Il pensait que la vertu ne doit pas être un feu de paille, mais une habitude.

Cela n’est pas si mal jugé. On observera seulement que cette charité prudente, méfiante, qui semble avoir pris pour devise le du sage, n’est pas trop dans la note sentimentale du XVIIIe siècle finissant : je n’aurai garde, pour ma part, de le regretter. M. de Montyon avait certainement sur la bienfaisance et la vertu des idées personnelles et qui n’étaient pas à la mode de son temps.

Quoi ? des idées personnelles, des modes de la vertu Messieurs, il en a été de moins superficielles et de moins inoffensives que la vertu larmoyante du siècle de la sensibilité ou la vertu un peu regardante de M. de Montyon. Un moraliste mondain a écrit : « La vertu est la seule absente de qui l’on n’ose médire en société. » Cette formule, outre qu’elle n’est pas fort polie pour la société, n’a pas même le mérite d’être vraie. On a fait bien pis que médire de la vertu : on l’a systématiquement niée. Je ne vous apprendrai pas que certains philosophes n’ont pas douté de dénoncer toute obligation morale et même de proclamer sur les toits de leurs écoles le principe d’un impératif catégorique retourné ; ni ce que Frédéric Nietzsche, dans son entreprise de reviser les valeurs, a fait de cette valeur-là. Je vous apprendrai moins encore qu’il n’a rien inventé, et qu’une préfiguration au moins de sa doctrine se trouve dans la République de Platon.

La thèse de Nietzsche, n’est sans doute pas celle de Socrate ; mais elle est cyniquement soutenue par Glaucon et par Adimante, les propres frères de Platon. Quant à Socrate, il s’entête d’un autre paradoxe qui nous semble aujourd’hui singulièrement ingénu, et dont nous admirons, en souriant, la noble candeur sans nous dissimuler les conséquences extraordinaires que nous en devrions tirer, si notre religion de la sagesse antique nous le faisait prendre trop au sérieux.

« La justice, dit Socrate, se rencontre dans la Cité comme elle se rencontre dans chaque citoyen. Mais la Cité est plus grande que le citoyen : la justice, par conséquent, doit s’y trouver inscrite en caractère plus gros et plus .faciles à lire. C’est donc dans l’État qu’il convient de l’étudier avant de l’étudier dans les individus. »

Ah ! Messieurs, on frémit de penser aux idées véritablement monstrueuses que l’on se ferait du juste, de l’injuste, de la vertu, du bien, du mal, si, de nos jours, on s’avisait de suivre aveuglément cette méthode ; à tous les faits qualifiés crimes par les anciens codes que les personnes privées pourraient croire autorisés dorénavant par l’exemple des États. Il s’est rencontré des prophètes pour prêcher à travers le monde et jusque chez nous cette nouvelle raison pratique. Ils n’ont fait qu’un sacrifice de pure forme à nos préjugés bourgeois : ils ont inventé des euphémismes hypocrites, et c’est ainsi que l’on appelle aujourd’hui honnêtement « manipuler » ce qui eût été « falsifier » au temps où l’honnêteté était d’appeler les choses par leur nom.

Nous avons été, nous autres Français, particulièrement en butte aux moqueries de ces amateurs de choses nouvelles. Ils ne cessaient de nous corner aux oreilles que nous sommes une nation finie ; que nous n’accomplirons jamais plus rien de grand parce que nous demeurons attachés, aussi bien dans le domaine de l’économie que dans celui de l’éthique. à des superstitions qui ont fait leur temps ; que nous sommes arriérés, que nous sommes dépassés. Je trouve beau, Messieurs, connaissant le caractère français, que nous n’avons pas donné dans ce snobisme, que le double prestige de l’aventure et de la déraison ait manqué son effet sur nous, enfin que nous ayons gardé une fidélité inébranlable — qui nous a sauvés, ou qui nous sauvera demain — à la monnaie saine et à la morale éternelle.

C’est qu’aussi nous ne sommes guère sensibles, même quand nous y tâchons, à l’attrait moderne de l’énorme et du colossal : nous sommes encore sensibles — ah ! puissions-nous le demeurer toujours ! — à la mesure et à la discrétion. Pour nous comme pour les anciens Grecs, pour ceux du moins que les Glaucon et les Adimante n’avaient pas réussi à transporter par delà le bien et le mal, la vertu est la même mesure, et nous aimons aussi qu’elle soit la même discrétion.

En le disant, Messieurs, je songe que je ne saurais la louer sans manquer à cette discrétion. Elle ne tient pas du tout à ce qu’on parle d’elle ; mon excuse est que je le fais en service commandé.

Je ne doute pas qu’elle ne me pardonne ; mais, il faut bien l’avouer, elle ne facilite guère ma tâche. Je viens de parcourir les innombrables dossiers de vos lauréats : évidemment le cadet de leurs soucis est de fournir à votre rapporteur le motif d’une variation littéraire ou pittoresque.

On a dit que l’action vertueuse est l’œuvre d’art de ceux que leur astre en naissant n’a pas formés artistes : cela se voit bien à l’indifférence qu’ils témoignent pour les agréments indispensables de la littérature. Ils ne se piquent de rien : c’est la définition que La Rochefoucauld donnait déjà de l’honnête homme ; mais ils ne se piquent de rien moins que d’originalité. Ils ne craignent pas les ressemblances, les emprunts, les redites ; au point que cela parfois a l’air d’une gageure.

Tenez, j’ai mis ensemble (car j’aime l’ordre) les dossiers des servantes au grand cœur et des serviteurs qui n’ont pas mauvais cœur non plus. Leur humble histoire, certifiée par le maire du village ou de l’arrondissement et par le curé de la paroisse, est toujours identiquement la même.

Marie Forestier est restée quarante ans au service de ses maîtres. Ils ont été ruinés : elle a continué de les servir, sans gages. Elle leur a offert ses économies, qu’ils ont acceptées et qu’elle n’a jamais revues. Elle n’en avait réservé qu’une faible part, pour subvenir aux besoins d’un frère cancéreux. C’est son petit coin d’égoïsme, le seul.

Rosalie Bancharel a aussi son jardin secret : elle a pris à sa charge un enfant abandonné, elle l’a placé chez sa sœur, et elle prélève sur son modique salaire le prix de la pension. Cela ne l’empêche pas d’être depuis son enfance le modèle des servantes. Celui qui est depuis trente-trois ans son maître et qu’elle ne voudrait quitter à aucun prix se trouve un peu gêné. Il ne peut plus lui donner de gages. Alors, Messieurs, elle va faire des ménages en ville pour payer la pension du petit et pour aider le patron.

Philomène-Marie Thomas, qui est âgée de soixante et un ans, a servi deux vieilles demoiselles pendant quarante-cinq ans, jusqu’à la mort de la dernière survivante, en décembre 1932. Cette demoiselle avait alors cent deux ans. Les centenaires ne sont pas toujours très faciles à vivre. Elles sont exigeantes. C’est bien leur droit. Philomène-Marie Thomas, qui n’était que sexagénaire — une enfant — s’est dépensée auprès de sa maîtresse et lui a sacrifié sa propre santé. Et non seulement elle ne touchait plus aucuns gages depuis quinze ans, mais elle allait travailler au dehors pour entretenir le petit ménage.

Messieurs, si cette histoire vous émeut, nous pourrions la recommencer éternellement. Si l’on n’avait égard qu’à vos dossiers, on aurait des raisons de croire que notre France est un manoir heureusement à l’envers, où les serviteurs servent pour rien, pour le plaisir, et où ils ne font des économies que pour réparer, à l’occasion, l’imprévoyance de leurs maîtres. Et on viendra encore nous parler de la crise des domestiques !

Si nous feuilletons les dossiers qui se classent sous la rubrique du devoir filial et fraternel, nous retrouvons la même émouvante monotonie. On m’avait discrètement prié de vous nommer Hubert Pouyleau, jeune homme âgé de dix-huit ans, qui, seul de toute sa famille à peu près valide, pourvoit à la subsistance de ses grands-parents octogénaires, de ses parents infirmes. Il a un petit bien : il le fait valoir vaillamment, écrit M. le Curé-archiprêtre de sa commune, et malgré les intempéries, les gelées précoces, les grêles de printemps, il arrive avec l’aide de Dieu à joindre les deux bouts. Eh bien, Messieurs, croiriez-vous que j’ai failli confondre, tant ils se ressemblent, Hubert Pouyleau et Charles Preux ? Ce dernier, orphelin de père, est l’aîné de sept enfants. Il a dix-sept ans. Il fait vivre toute la famille. « C’est, vous écrit-on, un garçon sérieux, toujours disposé à rendre service. Après son travail, il va suivre des cours de dessin ; il annonce un véritable talent. Dans les patronages catholiques dont il fait partie, il est chargé de la direction des œuvres. Charles Preux est de Wesquehal (Nord), Hubert Pouyleau est de Pocque-La-plume (Lot-et-Garonne). Nord et Midi. C’est ce qui m’a fait apercevoir qu’ils étaient deux. Mais ils ne sont pas deux, Messieurs, ils sont cent. Ils ne se nomment pas Charles Preux ou Hubert Pouvleau : ils se nomment légion.

Je vous ai cité là deux tout jeunes gens, mais enfin des jeunes gens, mûris par l’épreuve, des consciences déjà faites : que dire des tout petits, chez qui s’éveille et se déclare avant la raison même l’instinct, la vocation de se dévouer ? La vertu, Messieurs, a aussi ses enfants prodiges, et ceux-là du moins ne sont pas pour nous inquiéter.

C’est Claudie Basmaison, maintenant âgée de treize ans. Une grande personne — maintenant. Mais elle n’avait que six ans quand elle a commencé de soigner sa mère paralytique. Le père est mort l’année suivante, et depuis c’est elle qui tient le pauvre ménage, qui fait les courses, enfin tout « dans la mesure de ses forces », écrit une voisine, qui ajoute avec une naïveté charmante : « Cela ne lui laisse guère de loisir pour jouer. » Il paraît cependant que cela lui en laisse un peu pour s’instruire, car on nous assure « qu’elle n’a jamais manqué l’école, où elle est une excellente élève ».

Mais l’enfant prodige de la vertu, Messieurs, est-il plus touchant que le vieillard qui, si près de son heure dernière, s’oublie pour se dévouer à d’autres vieillards, que le malade qui se fait garde-malade, que le pauvre qui se prive pour donner aux pauvres ses confrères ? Donnez, pauvres... Votre aumône est aussi la sœur de la prière. Elle est sa petite sœur préférée.

Entre des mérites éminents, pareils ensemble et divers, votre rapporteur hésite. Il est beau que, ne pouvant nommer tous ceux que vous avez déjà eus tant de peine à distinguer, il ait encore l’embarras du choix.

Mlle Willaert de Hondschoote, vit avec sa mère âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans et ses deux sœurs, dont l’une est sourde, l’autre atteinte de scoliose. C’est elle qui fait marcher la maison, elle a soixante-douze ans. Une autre main a rajouté ces mots, au crayon, sur le certificat : « On vient de célébrer le centenaire de la maman. »

Lucien Marche, de Nancy, est un jeune : il n’a que cinquante-six ans ; mais il est atteint de cécité, il fait usage de la canne blanche. Son infirmité ne l’empêche pas de soigner, sans aide aucune, sa mère impotente, âgée de quatre-vingt-sept ans.

Mme Bourdiol, de Rimeize (Lozère), bien que très pauvre, ayant élevé cinq enfants, et bien que son mari, presque nonagénaire, soit infirme, a prodigué ses soins durant quarante années à un voisin cancéreux qui, affolé par d’atroces douleurs, la rudoyait et l’insultait du matin au soir... Je n’ose poursuivre : ce n’est pas votre admiration, mais votre attention que je craindrais de lasser.

Il est des cas un peu plus particuliers, de véritables manies, si j’ose emprunter ce terme au vocabulaire des psychiatres ; mais il le faut bien puisque c’est le mot propre. Rappelons-nous cependant ce que Socrate, s’entretenant avec le jeune Phèdre, lui disait du délire sacré d’Apollon et des Muses, qui s’applique aussi bien à la charité : « Jamais la poésie des sages ne pourra soutenir la comparaison avec la poésie des fous. » Jamais non plus la charité raisonnable avec la folie de la charité.

Celles qui ont la sainte manie de recueillir des orphelins commencent ordinairement par leurs frères et sœurs ; ainsi Mlle Marie David, qui, fiancée au moment de la mort de son père, a renoncé au mariage pour aider sa mère à élever cinq enfants. Puis, quand les petits sont devenus grands, elles en vont chercher, ramasser d’autres ailleurs, n’importe où, jusque dans les taudis et sur les terrains pelés de la zone. Rien jamais n’empêchera Mlle Duménil, de Rahay, près Saint-Calais (Sarthe), de laisser venir à elle tous les enfants abandonnés que la Providence met sur son chemin : elle a maintenant soixante ans sonnés, à cet âge, on ne se refait pas. Ce n’est pas d’ailleurs une question de climat, de latitude. Mme Ariguicoupa, de Bagatelle, dans l’île de la Réunion, n’a, il est vrai, adopté que deux petites filles ; mais c’est qu’elle avait déjà personnellement la charge de vingt enfants.

Une autre manie caractérisée est celle du sauvetage. Aimé Thorez, de Château-Thierry, a déjà sauvé des eaux trente et un de ses semblables. Il a fait ses débuts à treize ans et demi, le 14 août 1900 : il n’a que quarante-six ans, il a encore un bel avenir devant lui. Vous lui avez décerné une modeste récompense, attendez-vous qu’il vous oblige à récidiver. Il est ainsi fait qu’il ne peut voir un de ses semblables se jeter dans la rivière ou y tomber par accident sans s’y précipiter à sa suite et l’en tirer. C’est le complexe du sauveteur. Aimé Thorez ne refoule pas.

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Messieurs, l’idée première des prix de vertu, telle que l’a conçue M. de Montyon, est bien belle ; mais elle est un peu étroite. Il a tout prévu, sauf l’imprévu de la vertu et sa diversité innombrable. Vous seriez dans l’impossibilité de faire face aux assauts qu’elle vous livre de toutes parts si maints autres donateurs, suivant le bon exemple du premier, ne vous avaient mieux armés pour ce combat toujours inégal. Ils vous ont permis de développer votre programme et de récompenser des mérites auxquels M. de Montyon n’aurait jamais songé.

Je crois, entre nous, que ce célibataire endurci serait bien étonné s’il lui revenait là-bas que vous distribuez chaque année quatre-vingt-dix dotations de vingt-cinq mille francs « à des familles nombreuses pauvres ou ne disposant que de faibles ressources » et deux cents dotations de dix mille francs « à des jeunes ménages français jouissant d’une bonne réputation et d’une bonne santé », ce qui, pour vous épargner la peine de le calculer de tête, fait au total quatre millions deux cent cinquante mille francs : on ne peut plus se moquer de l’éloquence des chiffres quand ils sont éloquents à ce point-là. Je soupçonne même que l’énormité de celui-ci pourrait bien donner quelque dépit à notre double centenaire. Il n’y a pas en effet moyen de lutter, et je le devine un peu jaloux, malgré les affinités électives que je pressens d’autre part entre lui et les époux Cognacq-Jay.

Ils étaient bien de la même race française et de la même classe bourgeoise : ils avaient l’économie dans le sang ; ils savaient dépenser quand il le fallait : ils ne dépensaient jamais sans compter. La différence est que les Cognacq-Jay étaient de la petite bourgeoisie et M. de Montyon de la grande. Il devait représenter : c’était une de ses charges obligatoires, et la plus lourde. En ces temps de crise, vous entendez souvent ceux qui sont atteints se plaindre qu’il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de modifier son train de vie : modifier signifie réduire. Il n’aurait pas été moins difficile à ces modestes commerçants de modifier, c’est-à-dire d’augmenter leur train de vie au fur et à mesure qu’augmentait leur fortune ; ils n’ont pas tenté l’expérience, ils y ont tout de suite renoncé ; et plutôt que de s’essayer maladroitement sur le tard à des vanités qui sans doute ne leur eussent procuré qu’un ennui morne, ils ont préféré laisser un magnifique héritage aux ménages imprévoyants.

J’ignore, Messieurs, je veux ignorer, puisqu’on les prétend désolantes, les statistiques officielles de la natalité : je m’en tiens à la statistique des prix Cognacq, qui est pour nous rendre optimistes. On se les dispute. La concurrence est, si j’ose employer cette épithète, formidable. Jamais je n’aurais cru, pour ma part, qu’il y eût en France tant de familles de dix, de douze, de quinze enfants.

Pour atteindre de tels chiffres, il faut naturellement beaucoup plus que les deux années exigées par M. de Montyon pour vérifier la constance de la vertu. Il voulait encore que « le fait donnant matière à l’éloge, se fût passé dans Paris ou sa banlieue » ; mais il y a aussi la France, et même la plus grande France, que vous n’auriez garde d’oublier. Il voulait enfin que le discours fût en prose et qu’il ne fût pas de plus d’un demi quart d’heure de lecture ». Sur le premier point, je n’ai pas eu à me forcer beaucoup pour lui donner satisfaction ; mais je suis en confusion quand je vois à ma montre de combien j’ai déjà passé le demi quart d’heure. Vous avez, Messieurs, si largement étendu le champ de votre action, qu’il faut bien maintenant, et pour n’en donner même qu’une faible esquisse, retourner plusieurs fois le sablier.

Je ne vous ai parlé encore que de vertus éparses, isolées ; il me reste à vous parler des compagnies, des associations de vertu, des œuvres en un mot. L’adage « le besoin crée l’organe » peut être démodé dans l’ordre de la science : il est resté vrai dans l’ordre de la charité. Je ne voudrais pas médire de notre civilisation, c’est une ingratitude aujourd’hui banale ; mais comment nier l’évidence ? Sa tare est d’avoir multiplié les misères, d’en avoir inventé de nouvelles et de pires. A mesure, la charité a inventé les œuvres qui convenaient pour les soulager. Tout de la charité me semble admirable, mais plus particulièrement la sûreté de son information, sa police, son esprit d’initiative et son à-propos. Elle sait tout, elle pense à tout. Elle s’adapte continuellement aux difficultés de l’heure présente et elle n’a cure des précédents.

Ainsi, elle n’hésite pas à exercer sa sollicitude sur les nouveaux pauvres, de tous les plus négligés. Elle ne feint pas d’ignorer, par respect humain, les détresses de la classe moyenne. Cette Société de Secours mutuel pour femmes et enfants de médecins, à laquelle vous avez distribué une subvention prélevée sur le magnifique legs Darracq, cette Ouvre des pauvres honteux et des nouveaux pauvres, de Montpellier, qui a reçu de vous une fraction du prix Argut, et deux autres œuvres qui ont été appelées par vous à partager le même prix, les Permanences sociales, les Trente ans de théâtre, n’ont-elles pas pour objet la protection de ceux qui n’étant pas besogneux par définition le sont d’autant plus cruellement ? Ils ne peuvent aller au devant de la charité ; il faut bien que ce soit elle qui aille à eux, sans se faire remarquer, et qu’elle ait pour eux des attentions particulières.

Elle en a, Messieurs, et non seulement pour ceux-ci, mais pour tous ses obligés si modestes qu’ils soient ; elle a des raffinements dont je ne pense point qu’elle se fût avisée il y a un siècle ou deux. Elle sait que rien n’est triste comme le strict nécessaire, et elle procure à ceux qu’elle secourt au moins l’illusion d’un rien de superflu. L’ombre tourmentée de Pascal lui pardonnera si elle ne veut pas convenir que le divertissement soit la plus grande de nos misères, et si elle croit mieux servir l’hygiène morale en offrant, par exemple, quelques plaisirs gratuits et innocents aux marins qui débarquent dans les ports, afin qu’ils n’en aillent point chercher ailleurs de moins honnêtes et de plus dispendieux.

Elle s’ingénie de la plus touchante manière pour occuper les bons vieux de l’hôpital, les jours de sortie. Ils étaient réduits à faire les cent pas sur la grand route ; maintenant, grâce aux « amis de la vieillesse », ils ont des foyers où ils peuvent jouer au billard, aux cartes, écouter des conférences, voir le cinéma et causer entre eux de leurs rhumatismes au coin d’un bon feu.

Mais la charité d’aujourd’hui, Messieurs, ne croit pas que sa mission unique soit de conduire doucement au suprême repos les forces sociales épuisées ; elle prête aussi son aide aux forces neuves, dont elle facilite ou favorise le développement. Elle rend aux deux âges de la vie ce qui leur est dû. Elle ne pousse pas les vieux de l’épaule, elle ne secoue par l’arbre et ils n’ont pas besoin de s’y cramponner ; elle leur ménage un abri sûr, non sans agrément ; mais elle regarde aussi vers l’avenir. Ses entreprises de protection, d’éducation de la jeunesse sont si nombreuses que je n’en finirais pas si je voulais vous nommer seulement celles que vous avez pu distinguer ; et qu’il semble arbitraire de choisir ! Vous parlerai-je de la Société des Jeunes économes, à laquelle vous avez attribué une somme de vingt mille francs sur la fondation Niobé ? Elle ne date pas précisément d’aujourd’hui ; j’ai été un peu imprudent tout à l’heure en hasardant ce mot ; elle est plus que centenaire. C’est depuis 1823 que « des jeunes filles favorisées de la fortune économisent sur leurs plaisirs et sur leurs dépenses personnelles pour loger, entretenir, instruire des jeunes filles pauvres, et pour ce motif le nom de jeunes économes leur a été donné ». Je ne jurerais pas que les termes de cette raison sociale soient d’une propriété irréprochable ; bah ! crève la grammaire, comme on dit, cela est, d’un autre point de vue, du meilleur français.

Mais voici que je me perds de nouveau parmi vos dossiers. Je prends ceux que j’avais posés à droite, je les pose à gauche, je suis débordé, comme le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, dans une charmante comédie que vous n’avez pas oubliée certainement. Le Bois Sacré. Non, je ne puis laisser passer celui-ci : c’est l’œuvre des jeunes filles aveugles de Saint-Paul, où l’enseignement est donné aux enfants aveugles par des religieuses aveugles elles-mêmes. J’arrête encore au passage celui-ci : 1’École à l’hôpital, fondée par Mlle Imbert, grâce à qui les enfants malades reçoivent un enseignement qui leur permettra, une fois convalescents et guéris, de n’être pas trop en retard sur leurs petits camarades. Voici encore les Équipes sociales de jeunes filles, œuvre d’hygiène et d’assistance, œuvre aussi d’éducation : le souci d’instruire et d’élever se retrouve dans presque toutes ces associations charitables, en particulier dans celle-ci, dont les membres se proposent expressément de donner aux jeunes ouvrières, en même temps qu’un enseignement technique, une culture générale. Mais il faut se borner, Messieurs, il faut être injuste. Que ce soit du moins au profit d’œuvres exemplaires.

Aucune ne me semble l’être davantage que l’Association catholique des œuvres de protection de la jeune fille. Vous ne pouvez pas l’ignorer, Messieurs, personne ne peut l’ignorer, car elle ne redoute pas la grande publicité, qui lui est indispensable pour le meilleur des motifs. « Partout en évidence — je cite les propres termes de ses tracts, — l’affiche blanche et jaune » attire d’abord les regards de la jeune fille qui débarque dans un port ou dans une gare, isolée, inquiète, guettée. Guettée, vous devinez par qui, par certains entrepreneurs de voyages au long cours... Mais guettée aussi par les agences de l’association qui n’ont pas froid aux yeux. Celles-ci ne se cachent pas dans les coins d’ombre. Elles cherchent au contraire, selon l’heure, la franche lumière du jour ou la clarté crue des réflecteurs. Elles se font bien voir, selon le grand principe d’un de nos illustres confrères : montrer sa force pour n’avoir pas à s’en servir. Elles se servent d’ailleurs de leur force quand besoin est. Il faut les entendre, Messieurs, raconter la guerre qu’elles font — jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la victoire finale — aux individus de ce que l’on appelle le milieu. Remarquons à ce propos que la charité d’aujourd’hui n’a pas peur des mots. La pruderie n’est pas son genre. Elle se fait plus respecter encore par son franc-parler et par une certaine rudesse.

L’Association catholique des Œuvres de protection de la jeune fille ne se borne pas à sauver entre deux trains, si je puis dire, des passantes : elle les recueille, elle les héberge, pour rien ou pour un prix extrêmement modique. Elle a des pensionnaires qui sont venues de province préparer des examens à Paris. Elle a même fait des mariages... C’est une véritable famille, une famille nombreuse. Le beau prix que vous lui avez décerné, est venu à propos, vos prix viennent toujours à propos. On est confondu d’admiration lorsqu’on voit des femmes que leur fortune personnelle préservait de tout souci s’exposer aux plus graves difficultés, pour les autres, lorsqu’on les entend dire, si simplement :

— Les fins de mois m’empêchent de dormir.

Je lisais dans un autre dossier cette phrase, qui ferait rêver nos grands argentiers toujours en peine : « Notre revenu fixe n’est que de quinze cent soixante-dix francs, et nous avons dû équilibrer un budget de plus de cinq cent mille francs en 1932. » Quel est donc le secret de ces faiseuses de miracles ? On le devine aisément : elles vont chercher l’argent où il se trouve ; mais, pour elles, il ne se cache pas.

Après tout, ce n’est peut-être pas aussi facile que nous nous plaisons à l’imaginer. Quel est donc aussi le procédé d’un curé du faubourg — non pas du faubourg Saint-Germain, — que je voudrais vous apprendre à connaître et à aimer ? Mais, il ne transige pas avec la règle de l’humilité chrétienne ; il m’a autorisé à vous entretenir de son action, point de sa personne, et il m’a interdit formellement de le nommer : c’est dommage. Dans un des quartiers les plus inquiétants de Paris, qu’il ne me permet pas non plus de désigner avec plus de précision, il a trouvé moyen de construire une église d’une véritable beauté, nue et sévère. Rien n’y manque, même un orgue du bon facteur, qui provient, parait-il, de la débâcle d’un cinéma. Les fidèles aussi ne manquent pas et l’on s’étonne de les voir si nombreux aux offices, dans un arrondissement où il n’y a pas si longtemps les prêtres n’étaient pas, si je puis dire, en odeur de sainteté. Il est vrai qu’avant de voir celui-ci sous l’habit qu’il porte maintenant, ses paroissiens l’avaient connu sous l’habit bleu horizon. La guerre a fait beaucoup pour la paix religieuse et pour la bonne entente des âmes. Et puis le jeune curé a su conquérir les mères par les enfants dont il s’est fait la providence, et si les pères boudaient encore sa robe noire, ils auraient des scènes de ménage.

Ah ! Messieurs, que le sort de l’enfance a changé depuis seulement un demi-siècle, grâce à des hommes tels que ce jeune curé dont il m’est défendu de publier le nom ! Nos grands-parents n’en reviendraient pas, s’ils voyaient quels soins minutieux on prend aujourd’hui de tout petits que leurs familles, dont les ressources sont plus que modestes, ne pourraient que laisser pousser tout seuls, au petit malheur. C’est, au dispensaire, la pesée au moins tous les deux jours, la surveillance constante et, bien entendu, gratuite des enfants et des mères ; des traitements de luxe, les rayons ultra-violets ! Et, après chaque visite, le cadeau d’un petit remède, d’une « spécialité », que l’enfant serre dans sa main, plus content, surtout plus fier que s’il emportait un joujou inutile, et qui ne lui fera peut-être ni bien ni mal, mais qui agira du moins moralement, par la suggestion. C’est la cure d’air, tout l’hiver les longues promenades du jeudi, l’été les colonies de vacances, la mer ou la montagne. On ne dira jamais assez le bienfait moral d’une éducation attentive et souriante dont l’enfant devenu homme conservera toujours le lumineux souvenir.

Maurice Barrès avait raison de souhaiter que l’enfance fût élevée in hymnis et canticis. Il aurait approuvé la récompense que vous avez accordée à cette œuvre utile et charmante de la Cantoria, fondée en 1915 pour recueillir les orphelins de guerre qui témoignaient le goût de la musique. Les mieux doués deviendront des artistes, les autres font leur apprentissage pour devenir, dans les industries qui servent cet art, de bons artisans. Les premiers chantent déjà aux offices, vêtus de longues robes blanches ; ils forment un de ces chœurs vraiment célestes dont les voix puériles et pures semblent, dans nos églises, l’écho ou le pressentiment d’une musique trop pénétrée de tendre mystère pour que nous la puissions croire venue d’ici-bas.

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Messieurs, la charité française est aussi un article d’exportation. Vous honorez tous les ans quelques-uns de nos missionnaires, et vous ne manquez pas de leur apporter ici publiquement l’hommage de la révérence qui leur est due, que je leur apporte à mon tour. C’est une tâche agréable, mais bien délicate. Comme le curé parisien dont j’ai dû vous parler tout à l’heure sans vous révéler son nom, ils ne souffrent pas qu’on les loue trop haut. Ils sont jaloux de l’ombre où ils se tiennent, qui n’est rien de moins que l’ombre de la Croix. Ils mettent aussi un point d’honneur humain à n’être ni plaints ni trop remerciés des durs travaux qu’ils accomplissent. C’est, en effet, un contresens que de les plaindre. Ils doivent nous faire plus envie que pitié, si j’en crois un de vos lauréats, le R. P. Henry Watthé, qui a fondé la maison du missionnaire à Vichy, et qui vient de publier deux volumes dont le titre en dit long : La belle vie du missionnaire en Chine.

En les lisant, je me rappelais ces lignes de notre illustre, de notre cher Henri Bergson : « Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. » Le livre du R. P. Watthé, respire la joie. Bergson l’a dit, Messieurs : c’est l’avertissement de la nature, c’est le signe précis.

Voulez-vous maintenant savoir de quels éléments est faite, le plus souvent, cette joie ? Permettez-moi de vous lire, sans commentaires, le curriculum vitae du R. P. Edouard Wintz, aumônier des lépreux à la Désirade (Guadeloupe).

« Né en 1870 en Alsace, le R. P. Wintz fit ses études en France, entra chez les pères du Saint-Esprit et partit à vingt-quatre ans pour le Sénégal. Il devient aumônier des écoles et de l’hôpital à Gorée. Il se dévoue pendant la grande épidémie de variole en 1895. Puis il séjourne dix années en Casamance (sud du Sénégal, un des pays les plus malsains du monde). Il rentre à Dakar en 1900, en pleine épidémie de fièvre jaune : il y reste trois mois pour se dévouer. En 1901 il retourne en Casamance et il y reste dix ans, pendant lesquels, en soignant les lépreux, il contracte lui-même la lèpre. En 1929, épuisé par le mal, il rentre en France où on le traite et son état s’améliore ; mais il apprend en 1930 que le Père qui s’occupe des lépreux à la Désirade vient de mourir ; il sollicite et il obtient la faveur d’aller le remplacer. Il s’y dévoue actuellement depuis trois ans. Il a soixante-trois ans et trente-six années d’Afrique. »

Voilà, Messieurs, une vie qui a, comme dit Bergson, atteint sa destination. Je ne doute pas que le R. P. Wintz n’ait eu pour devise les mots que Pascal écrivit d’une main frémissante sur ce papier bizarrement appelé depuis son amulette : Joie, joie, pleurs de joie...

Qui oserais-je citer encore à l’ordre du jour, après ce héros obstiné ? Héros, ai-je dit, et tout à l’heure je vous parlais de la mesure, qui pour nous ainsi que pour les anciens Grecs se confond avec la vertu. La contradiction n’est qu’apparente, la mesure n’est pas la médiocrité, et il n’est d’ailleurs point de vertu sans un ressort d’héroïsme ; mais ce dernier mot a perdu l’accent d’arrogance qui pouvait indisposer naguère les amateurs d’un style plus modéré. On a rarement sujet de louer le goût de notre époque ; il s’est en un point cependant montré incomparable ; il a banni l’emphase, et, espérons-le, pour jamais, des actions comme des discours. Nous qui avons vécu les temps de la plus grande gloire, nous avons inventé une gloire nouvelle : celle qui ne dit pas son nom, et qui a choisi elle-même pour symbole la relique d’un soldat inconnu.