ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 22 DÉCEMBRE 1927
RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1927
DE
M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
MESSIEURS,
Vous avez beaucoup de prix à décerner : on s’en aperçoit, pour peu qu’on ait à rédiger le rapport dont vous confiez chaque année le soin à votre secrétaire perpétuel. Vous trouvez que vous n’en avez pas encore assez. Vous en ajoutez. Et ces prix, dus à votre initiative, reçoivent de leur caractère exceptionnel un particulier éclat.
C’est ainsi que vous avez voulu adresser une marque de haute estime à une femme qui a consacré au service des lettres toutes les ressources de sa belle intelligence et la chaleur de son cœur généreux. Ce que fut l’entrée de Mme Adam sur la scène littéraire, les hommes de mon âge s’en souviennent et c’est un des plus brillants souvenirs de leur jeunesse. C’était au lendemain de la guerre de 1870. Par un singulier contraste, à cette guerre désastreuse avait succédé un magnifique élan. Un sentiment s’était emparé de toutes les âmes bonnes françaises : l’ardent désir du relèvement national. Nul n’en fut plus enflammé que Mme Adam. Avant tout, il fallait assainir l’atmosphère, balayer ces divisions par lesquelles les honnêtes gens ont coutume de se réduire à l’impuissance et de faire le jeu de leurs adversaires. Dans le salon éclectique de Mme Adam se rencontraient le duc d’Aumale et Gambetta, Flaubert et François Coppée, des hommes politiques, des écrivains de toutes nuances, et, parmi eux, le soldat poète, qui allait, pendant quarante-quatre ans, par la parole et par l’exemple, personnifier la France qui n’oublie pas ce chevaleresque Déroulède dont l’Académie française, dans une cérémonie récente, a tenu à honneur de saluer la noble et pure mémoire.
Vers ces années quatre-vingts, la République se sentait devenir athénienne. Mme Adam possédait un don : celui de deviner et de faire surgir les vocations littéraires. Écrivain de talent elle-même, sous le pseudonyme de Juliette Lamber, elle avait la passion du talent des autres. On vit alors débuter sous ses auspices des inconnus qui s’appelaient Guy de Maupassant, Pierre Loti, Paul Bourget, et qu’elle appelait ses fils. À leur gratitude, qui ne lui a jamais manqué, vous avez voulu joindre la vôtre : c’est le sens de l’hommage qui va trouver la fondatrice de la Nouvelle Revue, dans sa paisible retraite de l’abbaye de Gif.
Quel accueil elle eût fait à l’écrivain auquel vous avez décerné votre Grand Prix de littérature ! Enfin en voilà un qui ne ressemble pas à tous les autres ! Et son originalité, qui est grande, il ne l’a pas cherchée : il l’a rencontrée, tout naturellement, sur les chemins qu’il suit, jour à jour, depuis quelque cinquante ans, sans s’en être jamais détourné que pour aller faire toute la guerre. Ces chemins ne sont ni ceux de la réclame, ni ceux du snobisme : ils ne passent ni par les salons, ni par les petites chapelles où se font et se surfont de vaines réputations. C’est à travers champs, en toute saison, dans ses labours ou dans ses blés, que les paysans de l’Armagnac noir voient venir à eux, sec comme un sarment de ses vignes, la main tendue et un mot de patois aux lèvres, ce gentilhomme gascon qu’ils se souviennent d’avoir eu pour camarade de leurs jeux d’enfants avant de saluer en lui le maître de Pesquidoux. Le comte Joseph de Pesquidoux vit sur sa terre de Pesquidoux, commune du Houga dans le Gers, comme y ont vécu, de tout temps, tous les Pesquidoux. Et c’est de cette terre que la sève, accumulée depuis des générations, est montée pour s’épanouir en littérature chez le Pesquidoux d’aujourd’hui.
Notre littérature est une littérature de citadins. Poètes ou romanciers, quand il leur arrive de jeter les veux sur la campagne, — qu’ils appellent la Nature. — c’est pour en faire un cadre à leur sensibilité... Et je ne dis rien des étonnements du Parisien aux champs... Dans la campagne, ce qui intéresse M. de Pesquidoux, c’est la campagne, disons mieux : la terre. La terre, ses travaux et ses jours, notre terre, avec sa couleur et sa saveur, la bonne terre, nourricière et féconde, qu’on voit, sous le soc de la charrue, fumer au crépuscule, c’est elle qui occupe la première place dans les livres de M. de Pesquidoux. Et c’est tout d’abord l’attrait de ces livres : cela sent bon la terre de France.
M. de Pesquidoux s’est proposé de retracer la vie quotidienne dans un coin de France, la vie qu’il a partagée toute sa vie. Il sait les coutumes qui se transmettent d’âge en âge, les usages de la famille et ceux du voisinage, comment on se marie et comment on meurt à la campagne. D’autres l’ont dit avant lui : voici ce qui lui est propre. C’est en technicien de la science agricole, c’est en spécialiste de la culture et de l’élevage, que M. de Pesquidoux en expose le mécanisme et les pratiques, avec une précision, avec une minutie qui ne nous fait pas grâce d’un détail. Et jamais il ne nous lasse ! Et de page en page l’intérêt grandit jusqu’à l’émotion. Quel est son secret ? Ah ! c’est que de toute son âme, en homme de la terre, il suit ces aventures de la plante qui germe, de la bête qui prospère du troupeau qui s’accroît, espoir toujours fragile de la récolte toujours incertaine. Ce cep de vigne qu’il a entouré de ses soins, cet épi de blé qu’il a fait mûrir, il se confond avec lui si intimement qu’il lui prête ses propres sentiments. On dirait, à l’entendre, que la plante a conscience des soucis qu’elle éveille. Écoutez-le dire du blé qui pointe hors de terre « Il s’érige... Il a le sentiment qu’il porte un fruit de vie... Il devient lourd de substance et d’espoir... Il fermente de joie ! » Ainsi, sous sa plume, les plantes prennent une âme : la sienne.
Après les plantes, les bêtes. Étroitement associées aux travaux de l’homme, mêlées à sa vie, elles sont de la famille. À la campagne, où le ciel et les saisons sont les mêmes pour les maîtres et pour les serviteurs, pour les bêtes et pour les gens, on vit très rapprochés les uns des autres. Il y a pour les bêtes des jours heureux. Par exemple, les oies à l’engrais sont des oies parfaitement heureuses. De quel œil amusé M. de Pesquidoux les observe, dans la cour de la ferme, et comme il sait les peindre d’un trait léger et d’un sourire ! « Elles sont libres, abondamment nourries ; elles musent au soleil ou traînent sur les mares : elles ont l’esprit vague et la chair épanouie ; elles marchent dans un rêve de digestion perpétuelle. » Heureux, pareillement, le petit cochon noir lâché à la glandée. « Les fruits abondaient, l’eau vive ruisselait dans le ravin, des lits de fougères s’ouvraient partout. Il se gorgea de glands, but à la source et rêva étalé, l’œil mi-clos. » Et puis vient l’heure fatale. Quand on a vécu si près des bêtes, comment, à l’instant de leur mort si souvent tragique, se défendre d’un sentiment de pitié ? La page où M. de Pesquidoux nous fait assister à la mort de l’isard, écrite sans aucun vain souci de littérature, a sa place dans toutes les anthologies. Non moins émouvants les tableaux qu’il a tracés de la mort du chevreuil et de la mort du blaireau. Tableaux d’une sobriété toute classique. Peintre, M. de Pesquidoux sait la valeur du trait juste que ne vient gâter aucun ornement. Poète, il l’est par une intensité de sentiment qui donne à certaines de ses phrases, en apparence toutes simples, une intime résonnance. Écrivain de race, enraciné au sol, sa langue, elle aussi, saine et drue et pleine de suc, a la saveur du terroir. Chez nous, Sur la glèbe, Le livre de raison, livres qu’on admire pour être à peu près uniques dans l’ensemble de notre littérature, livres qu’on aime pour cette vertu familière qu’ils ont de nous faire mieux sentir la douceur du chez nous.
Cet amour du pays natal, qui le croirait qu’il se trouve des éducateurs pour s’efforcer de l’arracher du cœur de nos enfants ? C’est pour répondre à cette propagande sacrilège, que vous avez proposé au concours du prix d’éloquence ce sujet : « De la nécessité de l’histoire, et en particulier de l’histoire nationale, dans l’enseignement. » L’auteur du mémoire couronné, M. Étienne Fondère, a fait justice du réquisitoire dressé contre l’histoire, accusée de perpétuer le souvenir des discordes et des luttes qui ont armé les hommes les uns contre les autres. L’histoire nous offre le tableau de l’humanité telle qu’elle a été à travers les siècles, et telle que vraisemblablement elle continuera d’être tant qu’il y aura des hommes, et que poussent les mêmes instincts, les mêmes passions, ou mauvaises ou sublimes. Par là, elle nous met en garde contre les vendeurs de chimères qui, en promettant au peuple des paradis qu’ils savent inaccessibles, lui rendent plus lourd à porter son fardeau quotidien. Elle est le démenti donné par les faits à des mensonges intéressés. Et voilà ce que ses ennemis ne lui pardonnent pas.
Ils ont un autre grief contre l’histoire nationale. Apprendre l’histoire de France, qu’est-ce autre chose qu’apprendre à aimer la France ? Par toute sorte de liens délicats et forts, nous sommes reliés à tous ceux qui nous ont précédés dans notre commune patrie. Leurs grandeurs et leurs misères, leurs efforts et leurs fautes même, c’est de tout cela qu’est faite notre substance et tout cela que nous portons au fond de nous-mêmes. C’est l’héritage sacré que seuls peuvent répudier de mauvais fils. Nous, au contraire, recueillons-le pieusement et sachons en tirer, pour nous aider dans notre tâche, le plus puissant des réconforts ! « Que chaque citoyen, s’écrie M. Étienne Fondière, accomplisse, suivant, la conception platonicienne, sa fonction propre ; mais qu’il aperçoive, en même temps, le rapport étroit qui relie sa tâche particulière à la vitalité du groupe social tout entier ; il puisera dans cette connaissance, que l’histoire seule peut lui apporter, une énergie renouvelée qui le soutiendra dans l’accomplissement fidèle de son labeur quotidien. » Voilà la force qui nous vient de l’histoire et que ce serait un crime de laisser se perdre. Grâce à cette résurrection qu’est l’histoire, nous nous sentons sans cesse accompagnés par tous ceux dont nous avons le devoir de continuer l’œuvre jamais achevée, soutenus, consolés, encouragés par leur éternelle présence.
Aussi bien, l’histoire n’a pas cessé de recruter une légion d’actifs travailleurs. À M. Driault le grand prix Gobert. Ce qu’il y a peut-être de plus nouveau dans les volumes de M. Driault sur Napoléon, c’est la vision qu’il nous donne de ce qu’on peut appeler : son rêve oriental. Méditerranéen, né dans une des îles que baignent les flots bleus de la mer céruléenne, héritier de la tradition latine, conquérant à l’imagination de poète, Napoléon a-t-il en effet poursuivi constamment ce rêve et pouvons-nous en suivre les étapes, d’Ancône où jeune il entrevoyait l’Orient, du Caire où il s’y était un instant intronisé, jusqu’à la capitale des tsars héritiers des princes de Constantinople ? Il se peut que M. Driault en ait exagéré l’importance sur la politique générale de l’Empereur. Mais de cette conception sont sortis des volumes solides et brillants, et tout nourris de science, que, tout le premier, Albert Sorel, — vrai maître, jusque dans l’intérêt qu’il portait aux jeunes audaces qui visaient à le contredire, — n’eût pas manqué de proposer à votre suffrage et se fût plu à couronner.
Messieurs, vous savez la dont jouissent pour le quart d’heure ces biographies romancées, où un rien de vérité historique est dilué clans un océan de fantaisie et qui font songer à Alexandre Dumas père beaucoup plus qu’à aucun autre historien. Une biographie peut être, en se tenant strictement aux données de l’histoire, aussi attrayante qu’un roman. Ainsi en est-il de celle que Mme Saint-René Taillandier, après avoir été l’ingénieux portraitiste de Mme de Maintenon, consacre à la Princesse des Ursins dans la collection des « Figures du Passé ».
Quel roman que l’histoire de cette grande dame française qui, désignée pour accompagner Marie-Louise de Savoie, sœur de la duchesse de Bourgogne, quand elle passe les monts pour épouser Philippe V, va pendant quinze ans gouverner les Espagnes ! La cour d’Espagne où elle arrive en 1700 est encore celle qu’a connue Mme d’Aulnoy, le royaume de l’étiquette, qui enferme les femmes dans le carcan des cerceaux et le développement des longues trailles, en sorte qu’on peut dire le plus sérieusement, du monde, — ô Parisiennes court-vêtues ! — que les reines d’Espagne n’ont pas de jambes. Camarera major, tout comme dans Ruy Blas, la princesse des Ursins donne à Mme de Maintenon, pour la faire rire, les détails de sa charge, qui sont de présenter la robe de chambre du roi d’Espagne avec ses pantoufles, quand il se lève, et, le soir, quand il entre chez la reine pour se coucher, de porter l’épée de Sa Majesté et aussi un autre instrument d’usage moins belliqueux... Oui, mais sur la faiblesse de Philippe V et sur la jeunesse de Marie-Louise elle exerce l’ascendant d’une âme forte, et elle l’exerce au profit de l’influence française. Quand la Reine meurt, et le premier soin d’Élisabeth Farnèse qui la remplace ayant été de faire reconduire à la frontière la Camarera Major d’hier, le carrosse entouré de soixante-quinze cavaliers, où a été poussée, décolletée, en grand habit d’apparat et lourde traîne la princesse des Ursins, emporte avec elle le souvenir de la France et du grand Roi dont elle avait été en Espagne l’agent fidèle et dévoué.
Après cela, et si l’on veut mesurer la différence qu’il y a d’un grand esprit de femme à une excentrique, qu’on lui compare cette lady Esther Stanhope à laquelle Mlle Paule Henry-Bordeaux, consacre deux volumes, de la lecture la plus agréable, sous les titres de la Circé du désert et de la Sorcière de Djoun. Quels mobiles avaient poussé la nièce de Pitt à quitter l’Angleterre pour se créer au pied du Liban une principauté d’Yvetot ? Misanthropie, besoin de se singulariser, parodie de l’action, le tout amalgamé avec cette mode qui, vers le même temps, conduisait en Orient, un Chateaubriand, un Byron, un Lamartine. Celui-ci, au cours de son voyage, n’hésita pas à faire un détour pour s’aller incliner devant l’Anglaise, aristocrate et dédaigneuse, qui lui dut ainsi une bonne part de sa célébrité. De cette visite nous avons deux récits, dont l’un, de lady Stanhope, est fortement teinté d’ironie à l’adresse de son crédule visiteur. Mais c’est par Lamartine que nous savons ce que lady Stanhope lui a peut-être dit de la pose de sa tête et de la manière dont il la rejette sur son épaule gauche. Et aussi de son coup de pied : L’Orient, lui dit cette pythonisse, est votre patrie. Regardez votre pied. Voyez : le coup de pied est très élevé et il va, entre votre talon et vos doigts, quand votre pied est à terre, un espace suffisant pour que l’eau y passe sans vous mouiller. C’est le pied de l’Orient. » À ces enfantillages il parait que la sorcière de Djoun ajouta des prédictions sur le rôle politique qui attendait Lamartine à son retour en Europe, sur la part qu’il allait prendre aux révolutions de France. Et, cette fois, elle ne s’est pas trompée... hélas !
L’excentricité est contagieuse. À quelques années de là se répétait la même aventure. Il faut en lire le récit dans le livre, si attachant et si neuf, consacré par M. A. Augustin Thierry à la princesse Belgiojoso. Celle à qui Musset, pour se venger d’une froideur qui pourtant n’était guère dans son tempérament, adressait les stances À une morte, bientôt lassée du rôle d’ange gardien ou de sœur de charité qu’elle s’était amusée à jouer auprès d’Augustin Thierry veuf et en train de perdre la vue, Christine Trivulce, princesse Belgiojoso, acquérait, elle aussi, un domaine en Orient pour y mener une vie large et libre, à l’abri de nos querelles, loin de nos mesquineries occidentales. Elle y fut plus d’à moitié assassinée, et c’est tirant l’aile et traînant le pied qu’elle revint demander à la France, auprès de son frère maintenant aveugle, moins de pittoresque, mais plus de sécurité.
Un des ordres de travaux sur lesquels votre attention se porte avec le plus de ferveur, c’est l’édition des œuvres de nos grands écrivains, dont le texte nous est souvent parvenu en si fâcheux état. Cette année nous apporte l’heureux achèvement de deux publications considérables.
L’une d’entre elles coïncide avec un glorieux tricentenaire. Vous avez voulu, messieurs, vous associer aux hommages rendus, il y a quelques semaines, au grand orateur chrétien qui fut notre illustre confrère. À Meaux, où Mgr Gaillard occupe le siège, — sinon le palais épiscopal, — de Bossuet, c’est un membre de l’institut, Mgr Julien, qui a prononcé, dans la cathédrale de Bossuet, le panégyrique de Bossuet. À Saint-Roch, qui fut, aux dernières années de sa vie, la paroisse de Bossuet, nous avons entendu Mgr Grente. C’est encore un bon moyen d’honorer les grands écrivains que de restituer l’intégrité de leur pensée et de leur parole.
L’édition des Sermons de Bossuet, par l’abbé Lebarq, avait, en son temps, marqué un énorme progrès sur les éditions fantaisistes du XVIIIe siècle ; mais elle datait de 1856. Depuis lors, en raison de la multitude des textes inédits sortis des archives publiques ou privées, l’œuvre était à recommencer. MM. Charles Urbain et Eugène Lévesque y ont travaillé quinze années, — tout en menant — de front une autre édition, non moins considérable, celle de la Correspondance du grand évêque, que vous avez été heureux de patronner.
La nouvelle édition des œuvres oratoires de Bossuet nous offre une douzaine de discours que Chateaubriand et, Lacordaire n’ont pas pu lire. Et voici, pris à l’audition, notés à mesure par des auditeurs ou des auditrices de Bossuet, plusieurs sermons dont nous avons par ailleurs les manuscrits autographes. Rien de plus curieux que de confronter au sermon tel qu’il avait été écrit, le sermon tel qu’il a été prononcé. Nous avons ainsi la preuve abondante et convaincante que Bossuet en chaire ne s’astreignait pas à sa rédaction écrite mais qu’il en suivait, — ainsi qu’il l’a dit lui-même, — le « mouvement sur l’auditoire ». Il n’était pas Bourdaloue, lisant, les yeux fermés, un livre intérieur. Il avait, lui, les yeux ouverts et ouvert le cœur. Il était l’orateur qui se communique à ceux qui l’écoutent et reçoit d’eux l’écho renforcé de sa parole.
Et maintenant de ce texte enfin certain des discours de Bossuet, on va pouvoir tirer, — comme le fait en ce moment l’un de nos confrères, M. Rébelliau, en des études de la plus séduisante nouveauté, — la biographie psychologique de cet auditeur, tour à tour rebelle et docile, qu’eut Bossuet en la personne de Louis XIV. Ainsi, l’œuvre de MM. Urbain et Lévesque importe non seulement à l’histoire des lettres mais à l’étude de tout notre passé.
C’est un service du même genre qu’a rendu M. Pierre Coste, prêtre de la Mission, par son édition en quatorze volumes des Lettres et Entretiens de saint Vincent de Paul. Nous y goûtons une vraie jouissance littéraire. Monsieur Vincent, comme on disait alors, ne parlait pas à ses « Bonnes Filles » avec le vocabulaire de l’hôtel de Rambouillet ; mais c’est un charme de saisir, sur ses lèvres ou sous sa plume, la plus savoureuse des langues, toute fraîche, toute vive, toute jaillissante, riche en images familières, en mots de la meilleure veine populaire. Les historiens, aussi, seront reconnaissants à M. Coste. Désormais, pour reconstituer la misère de la Fronde, leur regard se reportera des gravures de Callot aux Lettres de saint Vincent. Et les détresses appelant les remèdes, ils aimeront à voir éclore, d’année en année, les grandes institutions dont se glorifie, encore aujourd’hui, la bienfaisance parisienne. Il a paru à l’Académie qu’une part du prix Berger devait être accordée à ce livre, où Paris retrouve un de ses plus beaux titres de gloire, celui qu’il doit à sa séculaire et innombrable charité.
Paris ! Le voici encore dans les deux volumes pleins de documents, de plans et d’images anciennes, que M. François Bouclier consacre au Pont-Neuf. Notre cher Henri Lavedan en a dit les mérites dans l’étincelante préface qu’il y a mise et qu’il dédie à un autre fervent de Paris, à ce prestigieux évocateur du Paris de la Révolution qu’est l’admirable M. Lenotre. Ce Pont-Neuf dont Henri III posait la première pierre, sur lequel un cavalier de bronze qui fut le Béarnais a regardé passer trois siècles d’histoire de France, ce Pont-Neuf où Molière enfant s’est arrêté devant les tréteaux des farceurs, où a rêvé Madame Roland, et qu’apercevait de sa mansarde du quai Conti un petit lieutenant d’artillerie destiné â monter de grade en grade jusqu’à celui de petit caporal, ce Pont-Neuf, aujourd’hui, c’est tout juste s’il se survit à lui-même. « En réalité, il n’est plus, c’est Henri Lavedan qui parle, — il n’en reste que la carcasse, et l’âme s’en est envolée, partie avec tous ceux qui, pendant des siècles, prenant plaisir en ce lieu sans pareil, y riant, y pleurant, y vivant, et y mourant parfois, lui ont donné la leur dans ce qu’elle avait de plus vif et de plus délicat, de plus léger et de plus profond, de plus élevé, de plus achevé... Après avoir été une des merveilles de France et la promenade de Paris, le Pont-Neuf, démodé, déchu, n’est plus... qu’un pont, comme les autres.
Paris s’en va et c’est pourquoi l’attribution de ce prix Jean-Jacques Berger, réservé à des ouvrages concernant Paris, est décidément des plus mélancoliques. Comment feuilleter sans tristesse le Guide dans Paris de MM. de Rochegude et Dumolin — dans un Paris qui semble si lointain et qui est le Paris d’hier ? Que sont devenus tant de beaux jardins dont nous avons encore respiré la fraîcheur, tant de vieilles demeures dont nous avons encore goûté la poésie ? Combien s’en sont allées, — et en si peu d’années ! qui nous étaient comme des êtres vivants, pour nous laisser un Paris que nous ne reconnaissons plus !
Vous avez, messieurs, rien que cette année, attribué trente-sept prix aux ouvrages utiles aux mœurs : ce ne sera pas votre faute, si on ne constate pas une sérieuse amélioration de la moralité. En tête de la liste, je trouve un livre d’une portée singulière et dont il convient de goûter l’âpre saveur c’est l’Alsace pendant la guerre de M. Charles Spindler.
M. Charles Spindler est un artiste alsacien. Il a passé sa vie dans sa maison de Saint-Léonard, au pied de la montagne sainte de l’Alsace ; et, dans de charmants tableaux de marqueterie, il a traduit les beautés de sa terre natale. Par ses et ses traditions de famille, il tient à la France et c’est toujours le français qu’on a parlé à son foyer. Toutefois quand l’Alsace fut arrachée à la France, il aimait trop la terre de chez lui pour la jamais quitter. Il ne fut donc ni Allemand, ni Français, il se résigna à n’être qu’Alsacien. Sa province ferait-elle jamais retour à la France ? Il avait, sous les yeux la formidable puissance militaire de l’Empire et redoutait qu’un nouveau conflit dût se terminer par une nouvelle catastrophe pour la France et pour l’Alsace.
La guerre éclata. Alors, dans le secret de son atelier, M. Spindler se mit à consigner chaque soir ses impressions, ses émotions, les propos des siens, de ses amis, de ses voisins. Ce sont ces notes quotidiennes que d’amicales instances l’ont décidé à publier ; et si nous le devons pour une bonne part à M. André Hallays, ne manquons pas d’en remercier ce connaisseur si avisé et si dévoué des choses alsaciennes. Le livre de M. Spindler, écrit au courant de la plume avec cette bonhomie mêlée de malice qui rend si plaisante la causerie des Alsaciens, est un document d’un prix inestimable. On ne saurait trop en recommander la lecture à ceux qui se mêlent de parler de l’Alsace et surtout à ceux qui sont chargés de l’administrer.
Que de paroles imprudentes, que d’erreurs auraient été évitées si l’on avait réfléchi que, foncièrement rebelle à la mainmise de l’Allemagne, l’Alsace n’en avait pas moins, pendant un demi-siècle, été associée à la prospérité de l’Empire, passé par l’école et par la caserne allemande ! Au lendemain des années terribles, après les tortures morales de tant de familles où des parents, des frères avaient été amenés à servir les uns contre les autres, que de plaies à guérir ! que de susceptibilités à ménager ! que d’inquiétudes à apaiser ! que de précautions à prendre pour atténuer par avance l’amertume des inévitables désillusions ! car la France victorieuse, mais épuisée et appauvrie par la guerre, ne pouvait répondre aux espoirs démesurés que son nom seul avait suscités. Les Alsaciens eux-mêmes l’avaient bien prévu. Témoin ces propos que, le 29 septembre 1914, M. Spindler échangeait avec un de ses amis. Ce dernier, voyant déjà l’Alsace française, disait : « Et ce que nous ferons de mauvais Français, si jamais nous le devenons ! — Vous croyez ? Et pourquoi ? — Parce que nous nous sommes formés de la France une image si idéale, qu’elle ne pourra jamais réaliser ce que nous en attendons. — Vous pourriez avoir raison, mais nous n’en sommes pas encore là laissez-nous d’abord devenir Français ! »
Cette « image idéale », il nous sera toujours impossible d’y ressembler trait pour trait, car on nous voudrait des vertus qui s’excluent les unes les autres. Du moins, avons-nous le devoir de répondre aux exigences essentielles du peuple alsacien. Il nous demande un gouvernement ferme, une administration ponctuelle et le respect de sa tradition spirituelle. Cela, nous pouvons et nous devons le lui donner. C’est une dette que nous avons contractée deux fois envers lui quand, en 1871, il a payé de sa liberté notre rançon à l’ennemi, et quand, en 1918, il nous est revenu, dans ces heures que Louis Madelin a qualifiées de merveilleuses.
Combien j’aimerais m’arrêter devant le livre si cordial et si plein d’enseignements où le général Tanant, hier commandant l’école de Saint-Cyr, trace le portrait grave et émouvant de l’Officier de France ; — devant ce roman plein de sensibilité, hélas ! et d’actualité, que Mme Démians d’Archimbaud intitule Le Roman d’une jeune fille pauvre ; ou devant celui, plein de bonne humeur, auquel M. Péricard, — le lieutenant Péricard de « Debout les morts ! » — donne pour titre cette exclamation à peine moins courageuse : J’ai huit enfants ! — sans oublier d’inscrire aux fastes de la marine française en temps de paix la croisière d’un sympathique voilier, l’aimable Perlette, qui fit 17 000 milles dans la mer Égée n’ayant à son bord qu’un capitaine et un matelot, deux loups de mer qui étaient deux jeunes filles charmantes et d’ailleurs bonnes hellénistes, Mlles Marthe Oulié et Hermine de Saussure !
Mais je songe qu’il en est des rapports académiques comme de beaucoup de choses d’ailleurs excellentes : les plus courts sont les meilleurs. C’est mon excuse pour ne faire que citer des œuvres aussi importantes que sont en histoire les deux volumes de M. l’abbé Marcel sur le Cardinal de Givry, évêque de Langres, qui ont obtenu le second prix Gobert, et le livre de M. Amédée Britsch sur la Jeunesse de Philippe-Égalité, commencement plein de promesses d’un travail dont l’Académie suivra avec soin l’achèvement ; en histoire littéraire, l’étude, si pénétrante, de M. Gonzague Truc sur Jean Racine, et celle de M. Étienne Gros sur Philippe Quinault :
La raison dit Virgile et la rime Quinault.
— mon excuse pour mentionner seulement les beaux travaux entre lesquels a été partagé le prix Charles Blanc : le Carpeaux de M. de Poncheville, le Monteverdi de M. Prufières, la Cathédrale de Cahors de M. Rey, l’Art français aux États-Unis de M. Louis Réau, et le livre, en quelque sorte de famille, consacré par M. Hector Lefuel au célèbre ébéniste Jacob Desmalter — mon excuse auprès de ceux que je voudrais et que je ne puis nommer, — mon excuse enfin pour me borner à envoyer mon salut au coin des poètes où j’aperçois, à côté d’André Dumas, de Charles Derennes et d’Hélène Picard, les bons poètes déjà justement renommés, un nouveau venu, ce charmant Tristan Derème, qui joint à l’art des rêveries délicates un si joli tour d’esprit et qui sait si bien, dans ses harmonieuses Élégies à Clymène, rendre à des thèmes anciens leur fraîcheur et leur grâce !
Hélas, parmi les lauréats du concours de poésie, déjà l’un d’eux manque à l’appel, l’auteur de ces précieuses Images détachées de l’oubli. L’école de jeunes poètes que Georges Heitz avait su grouper autour de l’Ermitage ressuscité est en deuil de son chef, et le brin de laurier dont nous voulions orner son front, c’est à des parents en deuil que, pieusement, il nous faut le remettre pour en faire la parure d’une tombe.
Du moins ne puis-je manquer à féliciter les titulaires de nos prix les plus importants. En attribuant le prix de langue française aux sœurs de Saint-Paul de Chartres, l’Académie a volontairement ignoré ce qu’a été depuis deux cents ans leur apostolat charitable : elle n’a voulu leur savoir gré que de ce qu’elles font pour l’expansion de notre langue. Elles instruisent au Siam 2 500 élèves, au Laos 500, en Corée 2 000, aux îles Philippines 2 000, en Chine 600... Pourquoi faut-il que, dans le rapport qui nous les recommande, se lisent ces lignes désolantes’ ? « Nous savons de source certaine que, chaque année, des religieuses de nationalité étrangère enlèvent à celles de France quelques parcelles du terrain défriché par leurs devancières. Les lois de 1901 et de 1904 ont causé un mal immense au pays en tarissant, tout au moins en affaiblissant de façon très sensible, le recrutement des congrégations. » L’Académie, dans la mesure du possible, essaie de réparer ce tort immense fait à l’influence française, hors de France.
Pour la première fois a été décerné le prix Hélène Porgès destiné à récompenser un livre racontant la guerre à nos enfants. Aucun autre n’en eût été plus digne que l’Histoire de la Guerre de M. Victor Giraud, qui se recommande aussi bien par la clarté de l’exposé et la simplicité des lignes que par la noblesse de l’esprit qui l’anime.
Comme l’an dernier, le prix du roman est allé à un conteur qui se distingue de beaucoup de faiseurs de romans, en ceci qu’il est un romancier. J’ai déjà eu, à cette place même, l’occasion de dire tout le bien que nous pensons de M. Kessel, quand nous avons couronné l’un de ses premiers livres, l’Équipage. Depuis lors, il tient tout ce que nous espérions de son talent si personnel. Eu tête de son nouveau volume, Les cœurs purs, se lit une nouvelle, Mary de York, qui, par son art sobre et nerveux, continue les plus belles traditions du genre.
En accordant le prix Née à M. Samuel Rocheblave, l’Académie a voulu honorer une belle carrière de professeur, commencée dans nos lycées, continuée à l’Université de Strasbourg, et qui se poursuit par les soins donnés aux étudiants étrangers en France.
Universitaire aussi, M. Maurice Souriau, qui reçoit le prix Broquette pour son Histoire du romantisme. Ce romantisme, qui à son tour fête son centenaire, M. Souriau en démêle avec une rare clairvoyance les éléments complexes et en marque fortement le caractère de nécessité. Car des critiques improvisés auront beau se livrer au jeu puéril de le proscrire en bloc, le romantisme est un fait et qui dure. Justement, voici reparaître, sous des formes à peine différentes et presque sous le même nom, ce « mal du siècle » auquel, il y a cent ans, la jeunesse romantique fut en proie. Un des plus distingués parmi les écrivains de la jeune génération, M. André Lamandé, donne à un roman que vous avez jugé digne d’une de vos plus belles récompenses, ce titre : les Nouveaux Enfants du siècle. Et M. Daniel Rops, qui partage avec M. Lamandé le prix Paul Flat, étudie à son tour le même malaise dans une série d’essais, remarquables par l’acuité de l’analyse, réunis sous ce titre : Notre inquiétude.
Ce recueil de M. Rops, on le lit le cœur serré. Car la jeunesse se trompe quand elle croit voir dans certains de nos jugements une sévérité de pédagogues. Au soir de la vie, le seul sentiment qui puisse avoir place dans nos cœurs façonnés à l’indulgence, c’est une affectueuse sollicitude pour ceux qui ont devant eux toute la longueur du chemin. S’il faut en croire M. Daniel Rops, l’inquiétude est le signe sous lequel vit la génération actuelle. L’inquiétude ? « C’est, nous dit le subtil analyste, un désir fugitif et fragile dont on ne sait même pas si on le possède ou si on le laisse fuir. Instabilité des sentiments et des croyances ;... on peut tuer par haine un être qu’on aime ;... le bonheur n’est que l’appel du malheur ;... rien n’est éternel dans le domaine moral comme dans la vie physique... Autant d’affirmations simples qu’un esprit anxieux médite sans cesse. Plaignons une jeunesse qui s’hypnotise sur de telles « affirmations » et qui les trouve simples !
Un des essais de M. Rops traite de hamlétisme, qui est une maladie consistant dans l’impuissance à se décider. Mais comment se décider quand on a perdu jusqu’à sa personnalité ? Penchés sur le moi, les romantiques d’hier le voyaient grandir démesurément : ceux d’aujourd’hui, affolés par les théories en vogue sur l’inconscient, le sentent leur échapper. Le moi se disperse en une multitude de moi dont chacun diffère de tous ceux qui le précèdent et de tous ceux qui le suivent. Bientôt, nous dit-on, « l’homme ne saura même plus dans quelle mesure lui appartiennent exactement les gestes qu’il accomplit et aura le droit de se demander s’ils ne lui sont pas imposés par son « hôte inconnu » ou par des réminiscences qui peuvent remonter jusqu’aux cellules du protoplasme originel. » Le protoplasme originel, c’est un peu loin : comme au personnage des Plaideurs, nous serions tentés de dire : passez au Déluge !
Que ce malaise ait sa source dans l’ébranlement causé par la guerre, cela n’est pas douteux. Non seulement la guerre a tout bouleversé, mais elle a eu une autre conséquence, — combien douloureuse ! En fauchant les meilleurs fils de France, elle a privé les jeunes générations de ceux qui auraient été pour elles des guides sûrs et prudents, et les a laissés en proie aux mauvais bergers dont les uns leur sont venus tout droit de chez l’ennemi, et d’autres se présentent avec l’attrait malsain d’allures équivoques et de renommées troubles.
Les modes littéraires passent vite. Celle-ci finira, mais comment ? À cette inquiétude qu’il décrit si complaisamment, M. Daniel Rops n’indique pas de remède. Il en est un pourtant, et qui peut sortir des tristesses mêmes, des pires tristesses de l’heure présente.
C’est une vérité reconnue que d’une inquiétude vague on ne guérit que par une inquiétude d’objet précis alors, que les jeunes gens veuillent bien regarder autour d’eux ! que leurs yeux s’ouvrent aux dangers dont la menace plane sur le monde où ils sont appelés à vivre, et où peut-être le loisir ne leur sera pas laissé de cultiver leur inquiétude. Société, famille, morale, intelligence, contre tout cela qui est l’essence même de notre vie civilisée, se livre aujourd’hui le plus formidable assaut qu’ait enregistré l’histoire. M. Daniel Rops cite cette phrase d’un correspondant anonyme « Je suis persuadé que le moment est proche où nous aurons à unir nos efforts pour sauver cette civilisation qui peut périr en quelques mois. » Et il rappelle cette virile exhortation d’un des jeunes écrivains que la guerre nous a pris, Alain Fournier « Il n’y a d’homme que celui qui choisit, qui décide de son choix, fût-ce arbitrairement, fût-ce injustement. On ne fait quelque chose de valable et de bon qu’à ce prix, en traçant brutalement une allée bien droite dans le jardin des hésitations. »
Jeunes gens, qui serez la France de demain, écoutez ce conseil d’un des vôtres et n’attendez pas qu’il soit trop tard. Quand Byzance est assiégée, ce n’est pas le moment de disputer sur le sexe des anges. Tandis que délire Hamlet, déjà sonnent à la cantonade les trompettes du hardi Fortimbras. Et vous, s’il est vrai que les barbares sont à nos portes, gardez de vous laisser surprendre occupés à rassembler les parcelles de votre moi, éparses dans les sables de vaines idéologies où se perdent la conscience et la volonté.