CENTENAIRE D’EDMOND ABOUT
CÉLÉBRÉ À SAVERNE
Le dimanche 14 octobre 1928
DISCOURS
DE
M. ABEL HERMANT
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MONSIEUR LE PRÉFET,
MONSIEUR LE RECTEUR,
MESDAMES, MESSIEURS,
Lorsque le centième anniversaire d’Edmond About fut célébré à l’École normale, c’est moi déjà que l’Académie française avait bien voulu désigner pour prendre la parole en son nom. Est-il besoin de vous dire combien cette récidive m’honore, et que même je ne me plaindrais pas si elle indiquait une manière d’habitude ? Pourquoi non ?
Afin de nous instruire qu’un seul acte ou un seul geste ne sauraient suffire à nous donner quelque pli et qu’il y faut au moins une réitération, Aristote, avec cette poésie qui n’est pas interdite aux métaphysiciens et qui plutôt devrait être exigée d’eux, Aristote disait : « Une hirondelle ne fait pas le printemps. » J’ai joie à saluer la seconde hirondelle, qui commence de le faire. Qui d’entre ceux que soucient encore les destinées de la culture française, de l’esprit français — de la langue française — pourrait se lasser de rendre hommage au grand lettré qui a eu tous les besoins ainsi que tous les luxes de l’intelligence, qui jamais n’a consenti de croire que l’on pût amasser trop de richesses spirituelles, même si l’on n’avait dessein que d’en prodiguer la monnaie dans le journalisme quotidien et dans la littérature de fantaisie aux deux sens de ce mot, au sens de jadis, au sens d’à présent ?
Mais voici, Messieurs, que je me sens dépaysé. Il faut naturellement que les deux hirondelles messagères se rencontrent dans le même ciel, et je ne retrouve ici rien du décor où j’ai loué Edmond About une première fois. Ce décor, à vrai dire, ne comportait même pas du tout de ciel, et seulement un plafond, vénérable, assez délabré. Sur tous les murs régnait la belle, mais sévère tapisserie des livres. Ce n’était point ce libre espace, ces verdures que l’automne, que l’hiver même épargne, ce cadre de montagnes dont le dessin parfait témoigne que l’Infini se soumet à la mesure et que le goût est l’un des attributs de la divinité. Si même une inexcusable paresse m’y engageait, j’aurais honte de répéter ici ce que j’ai pu dire ailleurs à propos. Je ne saurais vous entretenir du normalien éblouissant et turbulent, ni de l’Athénien qui s’intéressait passionnément à la Grèce antique, mais que la Grèce contemporaine n’amusait pas moins passionnément. Celui seul que j’ai le droit d’évoquer en ce lieu, près de sa chère maison que voici, vis-à-vis du monument que votre gratitude lui a consacré, c’est Edmond About, citoyen de Saverne, About qui délibérément avait élu votre ville pour petite patrie.
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Messieurs, quelle émouvante rencontre ! Deux fois en trois semaines, notre Compagnie est venue saluer d’illustres mémoires dans ces marches de l’Est où notre plus tragique histoire s’est déroulée depuis un demi-siècle : hier sur la colline de Sion, plus favorisée, toujours demeurée française, mais dont la frontière s’était cruellement rapprochée ; aujourd’hui, sur le terrain même que la fortune des armes nous avait ravi, que la fortune des armes vient de nous rendre.
Regardons l’enseignement que nous donne la comparaison de ces deux générations touchées par les deux guerres, l’une qui nous a pris notre bien, l’autre qui nous l’a restitué. Que la sensibilité comme l’intelligence d’un About et d’un Barrès en aient été affectées diversement, c’est à quoi il fallait s’attendre ; et pourtant, ce qui frappe d’abord, c’est, sous des espèces différentes, chez cet aîné et ce cadet, chacun représentatif, la communauté du sentiment national et de la volonté française.
N’est-il pas saisissant qu’à cinquante années de distance, deux Français de bonne race, mais de caractères si contrastés, aient si pareillement conçu l’idée de la patrie ? About écrivait en 1875, dans son livre Alsace, les lignes que vous pouvez lire sur ce bloc de grès des Vosges :
« Pendant douze ou treize ans, mes travaux, mes plaisirs, mes affections, toute ma vie morale a gravité autour de Saverne. »
Laissez-moi poursuivre la citation, car elle va devenir plus significative encore :
« Tous mes enfants y sont nés, non par hasard, mais parce que nous voulions qu’ils fussent Alsaciens. Nous nous disions : Paris n’est pas une patrie ; on n’y a ni concitoyens, ni voisins, ni compagnons d’enfance ; personne ne vous sait gré d’être né à Paris. En province, l’enfant du pays est quelque peu le frère et le fils de tout le monde ; chacun s’intéresse à ses progrès ; tous les regards, tous les vœux l’accompagnent dans la vie... C’est là qu’on vous sait gré de vos succès... On y devient grand homme à bon marché ; les anciens rivaux de collège n’attendent qu’un prétexte un peu décent pour vous dresser une statue. »
Cette page ne vous rappelle-t-elle pas tant d’autres pages signées d’autres noms, eue nous avons lues depuis, sur la terre et les morts ? About était né à Dieuze, en Lorraine, mais il lui déplaisait que ce fût par un pur hasard, et c’est ici, en Alsace, qu’il a voulu prendre racine. Ce besoin et ce parti pris, que nous pouvions croire d’une mode plus récente, cessera sans doute de nous étonner si nous songeons que Taine, qui fut le premier maître de Barrès, avait été le camarade d’Edmond About.
Quand se fit la déchirure de soixante et onze, qui donc plus qu’Edmond About, Messieurs, devait, comme on l’a dit douloureusement, avoir mal à nos provinces perdues ? La petite patrie dont il avait fait élection était brutalement retranchée de la grande. Rappelez-vous la détresse des citoyens de l’antiquité, lorsque la cité les rejetait. Rappelez-vous Socrate, refusant de se soustraire au supplice et de quitter sa prison dont ses juges bourrelés lui laissaient la porte entr’ouverte, parce que, d’aller seulement s’établir à Mégare, quasi dans la banlieue d’Athènes, cela eût été pour lui une excommunication mortelle.
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Edmond About n’était pas moins attaché à sa patrie et à son foyer d’adoption que Socrate à la cité d’Athènes et aux lois. Après la guerre, fidèlement, témérairement, il est retourné dans sa maison, et la route n’a pas été longue de cette maison à la geôle. Vous savez qu’il fut inculpé de haute trahison pour quelques articles de journal écrits et publiés en France, des mois auparavant, et subsidiairement, d’assassinat, sur la personne d’un soldat allemand. Ce crime était une charmante invention, une plaisanterie un peu lourde, mais non pas innocente, du Times. L’autre accusation n’était guère moins odieuse, ni moins sotte. Elle l’était au point que les autorités allemandes n’osèrent la soutenir jusqu’au bout ; mais, durant, plusieurs semaines, votre concitoyen put croire son existence même menacée.
La seule différence qu’il me semble qu’on aperçoive entre Edmond About et les écrivains les plus récents qui ont, comme lui, après lui, parlé de la patrie, de la terre et des morts ou des provinces momentanément séparées, c’est une nuance de ton. Celui d’Edmond About est d’abord plus sourd, plus timide, et comme inquiet. « Un habitant de notre petite ville m’a dit ce matin : « Nous comprenons fort bien que vous ayez douté de nous, car vous n’avez pas su notre histoire... » Puis, la blessure était trop récente, trop chaude encore : le malheur rend méfiant.
Mais bien vite About est tranquillisé par les braves gens du pays avec qui familièrement il cause. Sa voix s’assure ; et sa manière pourtant ne ressemble guère à celle où nous ont accoutumés les maîtres plus jeunes qui ont traité les mêmes sujets. Son style est entièrement dépouillé de lyrisme. Nul mysticisme : des faits et — me passerez-vous, Messieurs, l’impertinence d’emprunter à la philosophie allemande un de ses termes préférés ? — de l’objectivité. Enfin, le style franc, net et sans ornements superflus, de la polémique, le style de Voltaire, de qui, vous ne l’ignorez pas, on l’appelait ordinairement le petit-neveu. Je pense, que vous ne m’auriez pas pardonné si j’avais achevé ce trop long discours sans revenir à Edmond About homme de lettres.
Je vous citerai donc comme un modèle lé récit de son arrestation et de ses prisons. C’est le chef-d’œuvre de la narration simple et de la confession ingénue. Je ne crois pas que nul écrivain, après s’être tiré d’une méchante aventure, l’ait contée avec moins de prétention à l’héroïsme et plus d’agrément. L’ironie est revenue, la belle humeur, la gaîté, l’esprit. On connaît à ce signe que le Français de France, et d’Alsace, s’est maintenant tout à fait retrouvé. Sa verve n’a rien perdu ni de sa vivacité, ni, si j’ose le dire, de sa gaminerie, en devenant ce que Mirabeau appelait « la bouillante verve du patriotisme » ; et c’est notre fierté qu’il en ait pu être ainsi à l’heure sombre où, si exaltée que fût la religion du drapeau, nous baissions malgré nous la voix pour dire : « O drapeau de Wagram ! » mais où nous savions dire encore d’une voix claire et haute : « O pays de Voltaire ! »