INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE
D’ÉMILE VERHAEREN
A PARIS (JARDIN DE L’ÉGLISE SAINT-SÉVERIN)
Le jeudi 10 novembre 1927
DISCOURS
DE
M. PAUL -VALÉRY
DÉLÉGUÉ DE l’ACADÉMIE FRANÇAISE
MONSIEUR L’AMBASSADEUR,
MONSIEUR LE MINISTRE,
MESSIEURS LES PRÉSIDENTS,
MONSIEUR LE PRÉFET,
MESDAMES, MESSIEURS,
L’Académie française m’a fait l’honneur de me déléguer pour la représenter ici, et pour rendre hommage en son nom à la glorieuse mémoire d’Émile Verhaeren.
L’occasion lui est précieuse pour saluer, en la personne de M. Henri Carton de Wiart, notre très éminent confrère, l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Il y a quelques jours à peine, les restes mortels du poète ont été mis au tombeau dans son village natal de Saint-Amand, sur les rives du grand fleuve des Flandres. Verhaeren l’avait souhaité. Il se sentait pour l’Escaut une affection presque filiale, une tendresse telle qu’il exprima dans l’un de ses poèmes, le désir que son corps fût caché dans la terre même des berges pour ressentir, même à travers la mort, le voisinage de l’eau vive.
Aujourd’hui, notre fleuve accueille son image. Paris donne à ce bronze une pièce auprès de la Seine. On ne pouvait lui assigner de place plus heureuse. Sur la rivière toute voisine passent les barques lentes aux marques de couleur qui nous arrivent des Flandres par les canaux. Sur les péniches amarrées, un chien fauve aboie aux passants qui vont et viennent le long des quais ; des enfants roses aux cheveux pâles courent et jouent sans souci de la ville immense, et par de petites fenêtres aux rideaux purs, bien plissés et bien divisés, on entrevoit de minuscules intérieurs si nets, si proprement ordonnés, qu’ils sont, en plein Paris, des éléments de Belgique intime.
Entre ce coin de la capitale, heureusement choisi pour recevoir l’effigie du grand poète, et le lieu qu’il avait élu pour sa suprême demeure, il existe donc une liaison vivante et continue par les chemins de l’eau.
D’ailleurs, le monument que nous inaugurons aujourd’hui se trouve à l’ombre même de cette antique et charmante église Saint-Séverin, dont un admirable écrivain, parisien de souche flamande et de nom flamand, Joris-Karl Huysmans, a tant aimé et si curieusement choyé les pierres et l’âme. Huysmans et Verhaeren seront ici des voisins qui s’accordent. Entre leur manière de voir et de sentir, paraissent des ressemblances évidentes. Même entre leurs natures nerveuses et excessives, il y eut une remarquable analogie. Je puis bien citer au passage une singularité que j’ai observée chez l’un et chez l’autre, un trait commun à ces deux hommes, dont j’ignore s’ils se sont jamais connus en personne.
Ils montraient, l’un et l’autre, une antipathie invincible pour l’éclat et la fixité de l’azur. Huysmans et Verhaeren haïssaient la splendeur absolue et constante des cieux, qui fait la gloire des pays du Sud. L’un et l’autre souffraient de la même intolérance à l’égard du ciel bleu, ils aimaient à l’égal les soleils brouillés et les ciels brouillés que chante Baudelaire, et même ces chers brouillards qui emmitouflent les cervelles, dont parle Mallarmé dans un délicieux poème en prose.
Verhaeren poussait jusqu’à l’imprudence cet amour des humides climats.
Un jour, je l’ai rencontré qui revenait d’Italie. Il me peignit avec horreur la permanence du beau ciel. Comme il fuyait Florence et l’écrasante limpidité, et que le train qui le rendait aux atmosphères grises approchait de Dijon, des nuages enfin parurent, s’assemblèrent ; la pluie bientôt commença de tomber. Verhaeren en fut si charmé, il en ressentit un tel bien-être qu’il ne put se tenir d’ouvrir la portière et de se risquer sur le marchepied de la voiture, afin de recevoir pendant quelques instants, au péril de sa vie, la bienheureuse ondée.
Mais la France, Messieurs, lui pouvait offrir une belle variété de climats. Elle a ses pays de soleil et ses vaporeuses vallées. Dans son art, comme dans sa nature, elle compose merveilleusement les brumes et l’azur.
Elle admet et elle accorde en elle des visions et des expressions bien différentes, car son usage est d’accueillir et de comprendre.
C’est sans doute pourquoi elle est dans les temps modernes la seule nation qui ait séduit tant d’écrivains de races très diverses à s’exercer dans son langage. Le trésor de nos lettres fascine et attire à soi de toutes parts des esprits tout opposés et des natures incomparables. Je plains ceux qui s’en plaignent.
Quant à moi, Messieurs, je ne laisse pas d’admirer qu’à la même époque dans le même quart de siècle la poésie française ait pu s’enrichir de grandes œuvres aussi importantes, niais aussi dissemblables que celles de Jean Moréas et d’Émile Verhaeren. Je ne veux point tenter de comparer leurs poétiques.
En vérité, il n’y a point de comparaison possible entre les suivants d’Apollon et les compagnons de Dionysos. Ils se rencontrent à l’infini.
Quoi de plus simple, si la Grèce nous fait don de quelque pure et grave statué, et si la Flandre nous propose des Memling et des Rubens, que de recevoir avec un sentiment composé de reconnaissance et d’orgueil, ces hommages si différents, ces présents qui témoignent ensemble si magnifiquement de l’estime universelle où l’on tient notre culture ?
Considérez, Messieurs, les grands dons que la Flandre nous a faits dans les dernières quarante années.
Nous avons reçu d’elle un groupe éclatant d’écrivains, d’une saveur et d’une vigueur extraordinaires, dont il en est qui se sont acquis une gloire reconnue dans le monde entier.
Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe, Maurice Maeterlinck, et celui-ci, Émile Verhaeren, — chacun suivant son génie, et tous selon le génie de leur race, — ont doté notre fonds littéraire d’œuvres nobles et précieuses, qui, profondes ou délicates, étranges ou familières, représentent désormais dans notre langage, toute la nature flamande avec ses caractères si marqués et ses contrastes fondamentaux.
Nous possédons à présent d’admirables productions en langue française de cette race que distingue une alliance particulière de fougue et de langueur, de violente activité et de tendances contemplatives, qui est ardente et patiente, sensuelle parfois jusqu’à la fureur, et tantôt toute détachée du monde sensible, retirée dans les châteaux mystiques que l’âme secrètement se construit sur les confins de l’intelligence et de la nuit.
Il me souvient toujours, Messieurs, de l’impression que j’ai éprouvée, il y a bien des années, quand j’ai lu l’étonnante préface que Maurice Maeterlinck a placée en tête de sa traduction de Ruysbroek l’Admirable.
Ce petit ouvrage me semblait contenir l’essence de toute une culture mystérieuse dont nous n’avions jusqu’alors quelque idée que par les célèbres peintures des maîtres de Bruges et de Gand.
Mais au contraire, Émile Verhaeren illumine à nos yeux le monde des actes et des corps. C’est dans l’univers coloré, mouvant et retentissant que Verhaeren a développé ses puissances.
Ce n’est pas que dans ses commencements, et jusque vers le milieu de sa vie, il n’ait connu des abîmes de mélancolie, qu’il n’ait vécu des siècles intérieurs dans l’angoisse et dans la tristesse, et qu’il n’ait même touché parfois au désespoir. Je crois qu’il est bien peu de poètes qui ne subissent, entre la vingtième et la trentième année, une crise essentielle où se joue le destin de leurs dons. Une crise, c’est-à-dire un jugement par les forces en présence, — une confrontation toujours tragique des ambitions, des pouvoirs, des idéaux, des souvenirs et des pressentiments, — en un mot, un combat de tous les éléments de contradiction, de tous les thèmes antagonistes qu’une vie déjà assez longue et assez éprouvée pour les avoir réunis, propose à leur âme déchirée, et dont elle impose le conflit à l’organisme en détresse.
Émile Verhaeren a durement ressenti dans sa chair et dans son esprit cette épreuve si profonde, car la violence et les périls qu’elle comporte dépendent de la grandeur même de l’âme qui la subit, et de la noblesse de ses objets. Il n’est pas accordé à tous de donner une valeur infinie à des énigmes éternelles, et de trouver en soi ce qu’il faut pour souffrir atrocement à cause de difficultés idéales.
D’une lutte si redoutable, Verhaeren est sorti vainqueur, grand poète, inventeur enfin de soi-même...
Messieurs, si nous pouvions d’un regard métaphysique observer le système profond de l’esprit, percevoir l’opération secrète de la vie mentale, et comme elle se forme, se cherche, se découvre, et se combine à elle-même, comme elle se dégage des événements et se dessine de plus en plus, alors l’existence d’un artiste nous apparaîtrait, sans doute, comme une longue et constante préparation de quelque état suprême : nous assisterions à la construction d’un créateur.
Nous connaîtrions alors que l’œuvre capitale d’un artiste, c’est l’artiste lui-même, — dont les ouvrages successifs qui sortent de ses mains, les œuvre réalisées et sensibles à tous, ne sont que les moyens et les effets extérieurs, — parfois accidentels.
L’artiste, donc, œuvre capitale, œuvre unique et secrète de soi-même, se façonne et se modèle peu à peu, se déchiffre et se reconnaît ; il devient un homme nouveau, celui qui fait enfin ce que lui seul peut faire.
Tel, à l’issue de sa longue crise, renaît Émile Verhaeren. Il a triomphé ; il revient des enfers de son cœur et de sa pensée, porteur des dépouilles effrayantes de l’ennemi qu’il a terrassé en lui-même.
Trois livres, trois étranges témoins de la grande tourmente, le déchargent des moments qu’il a vécus : les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs.
Vous savez quel énergique poète à présent va paraître : Il a écarté de ses voies tout ce qui ne pouvait s’accorder avec le déploiement de toute sa vertu poétique. Il s’est délié de tous les problèmes qui ne ressortissent point de lui seul. Il a sacrifié certaines de ses qualités primitives, décimé ses désirs, rejeté les dons secondaires de sa nature. Le voici qui possède enfin le domaine de sa liberté propre et son royaume essentiel. Le temps est venu qu’il se dessine enfin dans sa figure de plus grande puissance.
Ce royaume, ce domaine qu’il fait sien est celui même de la vie de notre époque.
Jusqu’à lui, la poésie n’avait fait qu’effleurer tous les sujets que cette vie machinée et brutale, puissante et esclave, propose à l’émerveillement, à l’horreur, à la colère, à l’espoir des hommes.
L’homme moderne a mis sa grandeur hors de soi. Sur le monde qui le contient, et dont il est une partie infime et une production éphémère, l’homme, depuis un siècle, vient d’entreprendre un immense travail de transformation artificielle dont il ne prévoit ni les bornes ni les conséquences.
Mais, par ses souvenirs, par ses instincts, par ce qu’il a de plus tendre et de plus intime, cet homme appartient encore au monde naturel, au monde qui fut vierge, et qui ne contenait jadis que des phénomènes spontanés.
L’homme est donc divisé contre lui-même, il se trouve puissant et misérable, inégal à son triomphe, et comme étranger dans ce nouvel état et ce nouveau séjour, qu’il a faits pourtant de ses mains, qui sont l’œuvre de ses recherches, de ses calculs, de son inflexible volonté de connaissance et de puissance.
C’est ce grand drame, Messieurs, que nous vivons. Ce drame a trouvé son poète. Les thèmes de cette vie disputée entre ce qui fut et ce qui devient, le spectacle de ce bouleversement de la nature et de ce mouvement forcené des hommes ont trouvé dans Verhaeren leur introducteur, leur maître, leur chantre unique. Par lui, notre civilisation matérielle aura reçu l’éminente dignité de l’expression lyrique. Verhaeren consacre, par le rythme et l’enthousiasme, le labeur des villes fumantes, les décors imposants ou extraordinaires qu’exhaussent, développent et multiplient les gigantesques efforts de l’industrie. Les usines, les ports énormes, les engins, les appareils, l’action tumultueuse et confondue des machines et des hommes le transportent. Ses poèmes parfois semblent conduire à une apothéose de l’énergie et de la puissance du feu. Mais ce n’est point d’un délire inhumain que son grand cœur peut se satisfaire.
Quelle n’est pas la pitié de Verhaeren, son admiration et son amour pour notre race asservie aux mécaniques qu’elle a forgées, captive de cités prodigieuses qui semblent attirer à elles, aspirer, consumer les êtres ! Il a donné leur nom à ces monstres qui nourrissent de vies humaines leur vie étrange, — créatures tentaculaires dont le corps indéfiniment croissant, l’activité inquiétante, les échanges intérieurs désordonnés, la production incessante d’idées, les vices, le luxe, la sensibilité politique et artistique qui s’y engendrent, exigent une consommation effrénée de personnes et de substance vivante et pensante qu’elles absorbent et transforment sans arrêt.
Verhaeren maintenant s’impose à l’admiration universelle. Il est au comble de la gloire littéraire. Son nom est familier à tous ceux qui lisent les poètes. Son œuvre est traduite de toutes parts. Même, elle est populaire en bien des contrées.
Mais son destin n’est pas accompli. Il a rempli, quant à soi, la perfection de sa nature. Sa tâche est faite. Son œuvre et son esprit sont dans un équilibre dont il peut se satisfaire. Il peut se reposer sur ce qu’il a donné.
Il lui reste cependant à recevoir ce qu’il n’attendait point de la vie qu’il avait conçue. Qui eût prévu ce que les circonstances allaient faire de lui ?
La guerre éclate ; et voici que les événements formidables viennent grandir encore le grand poète, et lui conférer le suprême honneur, — ou, plus exactement, l’investir de la suprême fonction que puisse exercer un poète.
Dans le cours ordinaire des choses, un poète, même illustre, n’est qu’un ornement de sa nation. C’est un être somptuaire, un personnage de luxe qui ne signifie par son existence que l’obstination de quelques-uns à exprimer dans un langage assez distinct du langage commun, ce qu’il y a de plus pur dans les pensées les moins utiles.
Mais il est arrivé quelquefois qu’un peuple accablé par l’infortune, atteint dans ses foyers, privé de son indépendance, et sentant l’extrême danger de perdre son être national, découvre dans le poète, dans l’homme superflu qui naguère a chanté ses coutumes et ses traditions, qui a exalté et représenté, illustré et immortalité son pays, l’homme nécessaire, l’homme dont l’œuvre lui sera le symbole de son existence et la messagère de ses espoirs.
Quelle situation, Messieurs, que celle de la Belgique pendant la guerre ! Quelle situation sans seconde dans l’histoire ! Jamais séparation si cruelle et si nette des membres essentiels d’une nation.
Une ligne de feu, une frontière de ruines, de cadavres, une barrière de mort, et d’un côté de la ligne terrible, le peuple et le territoire belges, soumis à la puissance ennemie, placés sous la dure loi du conquérant ; et ce peuple privé de tous les attributs de la liberté, de sa souveraineté, de sa personnalité politique, menacé dans son unité et même insidieusement attaqué dans sa conscience d’être un peuple.
D’autre part, au delà des tranchées, et comme dans un autre monde inaccessible, le Roi, le gouvernement, le parlement, l’armée se trouvaient réunis, agissant, fonctionnant, combattant sur un territoire étranger.
Rien de pareil jamais ne s’était observé : ici, l’État et là, le peuple, et la fureur infranchissable de la guerre entre les deux.
Mais ce peuple enchaîné, ce peuple que l’on domptait en même temps qu’on le sollicitait de perdre son âme, ce peuple de Flandre et ce peuple de Wallonie put invoquer dans l’infortune, dans la captivité, en l’absence de la direction nationale, le nom vénéré de son poète, du grand poète flamand de langue française.
Comme Dante jadis a signifié l’Italie aux Italiens épars, ainsi le nom de Verhaeren est devenu, pour les Belges opprimés, le nom même d’une divinité de la pairie.
C’est une carrière magnifique et en quelque sorte totale, que celle de cet homme à qui la souffrance, l’énergie, la puissance lyrique, l’amour profond des hommes ont un jour valu, à lui le plus humain, d’être un héros de sa nation, et dont la gloire de créer connut enfin la gloire de servir.