INAUGURATION D’UNE STÈLE
ÉLEVÉE EN L’HONNEUR
DE LAMARTINE
SUR LA COLLINE DE TRESSERVE
A L’ENDROIT OU LE POÈTE COMPOSA « LE LAC »
Le 10 juillet, sur les bords du lac du Bourget, au sommet de la colline de Tresserve, a eu lieu l’inauguration d’une stèle élevée en l’honneur de Lamartine à l’endroit où le poète composa Le Lac.
M. Henri-Robert, délégué par l’Académie française, a prononcé ce discours :
Messieurs,
Mon éminent confrère, mon cher ami, Henry Bordeaux, a parlé au nom de la Savoie, dont il est un des plus illustres enfants.
Au nom de l’Académie française, je viens évoquer le souvenir d’un grand poète, d’un magnifique orateur et d’un immortel amant.
Tous les triomphes et tous les revers que la vie peut apporter à un homme, Alphonse de Lamartine les connut au cours de sa longue carrière, mais c’est sur les bords du lac du Bourget qu’il vécut le triple enchantement de la jeunesse, de l’amour et de la douleur, et c’est ici même que, par la puissance émouvante de son verbe, il en fixa l’impérissable souvenir.
Un siècle s’est écoulé... Par une pieuse initiative, cette stèle rappellera aux générations futures que la colline de Tresserve – une autre colline inspirée – fut choisie pour donner naissance à un poème immortel et qu’elle appartient, depuis ces minutes d’inspiration sacrée, à ces lieux où souffle l’Esprit.
Par ces vallées de Savoie, un des plus beaux courants de la sensibilité humaine est descendu vers le monde. Des Charmettes au lac du Bourget, deux grandes jeunesses lyriques ont respiré l’air natal d’une poésie nouvelle qui devait marquer un siècle. Aussi, célébrant aujourd’hui ce romantisme centenaire dans l’une de ses plus pures expressions, nous faut-il saluer d’abord avec reconnaissance la magnifique province française qui – par la majesté de ses montagnes, le blanc sommeil de ses neiges, par l’éclat d’une chaude lumière
Qui lui vient d’Italie ou qui lui vient des Cieux !
par la sérénité de ses lacs – purs joyaux de la solitude, où les étoiles vont puiser la fraîcheur de la nuit – sut mettre en état de grâce des cœurs d’une telle élévation que les lieux où ils rêvèrent resteront à jamais dans la mémoire des hommes.
Byron a chanté Ravenne, Goethe, les brumes de la Souabe. Imprégnés de leurs amours, ces paysages furent, selon le mot de Stendhal, « l’archet qui joua sur leur âme ». Le lac du Bourget appartient à Lamartine pour l’éternité ! Son ombre s’y promène, royale comme celles qu’enferment les caveaux de Hautecombe, et on ne peut plus s’arrêter sur ses rives, suivre du regard le sillage des barques ou le vol des nuages sans que monte aux lèvres ce grand nom, à l’esprit ce grand souvenir.
On a dit que, pour parler de Mozart, il faudrait « tremper sa plume dans l’arc-en-ciel ». Pour parler du poète des Méditations, il suffit de contempler ce lac, pur et profond comme le cours de sa vie. Ici nous est révélé leur accord secret fait de la même transparence. Ils sont tous deux baignés de ciel. Les tempêtes peuvent les assombrir, mais, quand elles s’en écartent, ils reprennent l’un et l’autre leur harmonieuse sérénité.
Tout rattache étroitement Lamartine à ce pays de Savoie qu’il aima comme le sien. Adolescent, il reçoit l’empreinte des fortes vertus et de la haute culture d’une race généreuse entre toutes. Il y aime, il y souffre, il y espère.
Étrange mystère des destinées ! La douce chanson de « l’eau qui court et peut parler » inspire Lamartine. L’humble pêcheuse Sorrentine, couchée sur le sable de la grève, et la Dame du Lac, assise sur « les rochers muets, ont fait battre son cœur... »
Graziella et Elvire ! Ces deux noms sont devenus immortels parce que Lamartine les a chantés...
Autour de ces eaux transparentes, voici que se succèdent et se rejoignent les grands itinéraires de son âme ! Là où s’arrête sa vie, elle recommence. C’est à Aix encore qu’un sentiment raisonné remplacera, sans l’éteindre, celui que la passion inspira. Elvire va s’évanouir dans l’infini, mais, au moment même où cette colline voit naître la sublime élégie, l’accomplissement d’un bonheur prochain se prépare pour Lamartine. Il s’en souviendra, un jour, en écrivant : « La poésie est le souvenir et le pressentiment des choses. Ce qu’elle célèbre n’est pas encore mort, ce qu’elle chante existe déjà. »
À Aix, celui qui vient de se révéler un grand poète va devenir un homme. Il résistera aux puissances mauvaises qui précipitèrent tant de grands cœurs romantiques dans une mort prématurée. En comprenant qu’il est plus beau de dominer son destin que d’être vaincu par lui, il se prépare aux luttes d’une vie longue et mouvementée. Il apprend à agir.
Qu’il chante désormais ou qu’il se taise ! Qu’il parle ou qu’il écrive ! Qu’il représente la France dans les assemblées, par delà les frontières, ou qu’il maîtrise l’insurrection grondante au péril de sa vie ! qu’il jette, le premier, le mot de République à des petits-fils de révolutionnaires qui n’osent plus s’élancer vers l’avenir ; que, d’une voix prophétique, il annonce, dans la « Marseillaise de la Paix » les préoccupations dont les peuples s’efforcent aujourd’hui de réaliser l’esprit ; que, du haut de la tribune, son éloquence magnifique apporte le lyrisme de sa poésie au secours des libertés menacées ; qu’il réclame la suppression de la peine de mort ou l’abolition de l’esclavage : le monde entier l’écoute penser.
Toute son existence est un acte de courage. Et quand, après les revers politiques, les déceptions, les deuils, il accueillera la pauvreté avec la même volonté d’énergie, c’est une suprême auréole qui se posera sur cette noble figure humaine.
Sur la colline de Tresserve, cette stèle fixe à jamais le souvenir d’un grand poète et d’un grand poème. Les stances du Lac, après plus d’un siècle, gardent leur parfaite beauté.
Les modes littéraires pourront succéder aux modes littéraires, des générations s’acharner à repousser tout élan intérieur pour ne se complaire qu’aux notations sèches et visuelles; l’univers, entraîné dans un vertige sans bornes, pourra se détourner des grandes rêveries de sentiment et, par dédain, en sourire ; il y aura toujours, de par le monde, des esprits délicats, des cœurs sensibles, des âmes profondes. Ceux-là viendront, en un tendre pèlerinage, se pencher sur cette stèle. Ici ils rediront les vers qui, inspirés par Elvire, furent écrits pour l’humanité tout entière. Et, pour eux, le cri de Musset restera éternellement vrai :
Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse,
Ne sait par cœur ce chant des amants adoré
Qu’un soir, au bord d’un lac, tu nous as soupiré !