CINQUIÈME CENTENAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE LOUVAIN
Les mardi 28 et mercredi 29 juin 1927
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. JOSEPH BÉDIER
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SIRE,
MADAME,
ALTESSE ROYALE,
MESDAMES, MESSIEURS,
En 1909 déjà, lorsque l’Université de Louvain fêta le 75e anniversaire de sa restauration, l’Académie française délégua vers elle l’un des siens, M. René Bazin : déjà, elle tenait à honneur de s’associer à vous dans le culte de votre passé. Puis, en 1915, comme le nom de Louvain était devenu le pathétique symbole des périls que courait la civilisation et des vertus qui la sauveraient et qui l’ont sauvée, notre Compagnie envoya au Havre son secrétaire perpétuel, M. Étienne Lamy, pour confirmer ce pacte d’amitié et le renforcer ; et elle s’est réjouie tout entière quand ici même, le 28 juillet 1921, parlant en son nom, mais aussi au nom de tous les Français, un autre encore de ses membres, M. Raymond Poincaré, salua à la fois cette maison et la Belgique, si grande, et « les augustes souverains qui président à ses destinées et que l’histoire célébrera l’un et l’autre comme d’incomparables personnifications des vertus civiques et de l’honneur chevaleresque ».
Et me voici à mon tour devant vous : comment en serait-il autrement ? La tradition est établie et le rite fixé. Je vous apporte le même message fervent ; et puisqu’en ce jour, dans la splendeur de la paix reconquise et dans la joie du travail repris, c’est vers vos plus lointains devanciers que vous élevez vos cœurs rassérénés, il est juste et bon qu’un instant j’évoque aussi ces vieux maîtres, discrètement, mais pieusement : ils ont bien mérité de la nation qui est chère à la France entre les nations ; mais ils ont d’autres titres encore à la gratitude française.
Votre histoire et la nôtre s’entremêlent. Dès la seconde moitié du XVe siècle, c’est-à-dire dès que l’Université de Louvain fut sortie de l’enfance, des philosophes, des humanistes venus du Brabant et des Flandres enseignèrent à Paris : un Jean Wessel, un Jean Standonek, un Robert Gaguin ; en retour, au siècle suivant, notre Jacques Amyot occupe l’une de vos chaires ; et, dans l’intervalle et depuis, que de liens, de contacts, d’échanges jusqu’au jour où un jeune clerc de Louvain, l’abbé Désiré Mercier, vint suivre à la Salpêtrière les leçons de Charcot ! « Croyez, a dit Rabelais, que chose divine est prester ; debvoir, vertu héroïque. » Prêteuse tour à tour et emprunteuse, la France s’enorgueillit de ses emprunts autant que de ses largesses ; mais ce sont de préférence quelques-unes de nos dettes envers Louvain qu’il convient à cette heure de mettre en relief, — et quoi de plus facile et de plus doux ?
C’était aux alentours de l’an 1530. Trois humanistes régnaient sur l’humanisme : Budé, Erasme, Vivès. Erasme et Vivès étaient alors les hôtes de ce Collège des Trois Langues qu’un riche bourgeois de Malines, Jérôme Busleiden, venait d’instituer à Louvain, et que gonflait la sève de la Renaissance. Renseigné par Budé, le roi François Ier se prit à envier ce bourgeois flamand et voulut l’imiter : à l’instar du Collège louvanien, il créa le Collège de France, qu’il entendait, a-t-il dit magnifiquement, bâtir non pas en pierres, mais en hommes. Il y appela d’abord six humanistes, des Français, puis un septième, de Louvain celui-ci, Barthélemy Masson : et ce furent les sept pierres d’assise de l’étrange édifice, dont d’autres pierres s’appellent Champollion, Claude Bernard, Ampère, Laennec, Gaston Paris, Berthelot.
Or, voici que, vers la fin de ce même XVIe siècle, part de Louvain une autre inspiration, que la France recueillera. Cette fois, c’est une doctrine imprévue, cet art nouveau de vivre et de mourir que, durant les guerres de religion et pour servir d’antidote aux misères du temps, avait élaborée votre Juste Lipse. Les traités où il a essayé de transposer au mode chrétien la morale de Sénèque et d’Épictète, ses Dialogues de la Constance et son Introduction à la philosophie stoïcienne, se propagent au loin, remuant les âmes jusqu’en leur tréfonds : pendant la Ligue et bien après, les néo-stoïciens forment en France un groupe distinct, un parti, on pourrait dire une secte. On a établi que l’esprit de ces livres imprègne aussi bien les Entretiens de Balzac que les Lettres de Descartes à la Princesse Elisabeth, et qu’il anime dans le même temps certains des héros cornéliens : en sorte que le plus grand écrivain en prose qu’ait produit la France de Richelieu, Balzac, et son plus grand poète, Corneille, et son plus grand philosophe, Descartes, furent tous trois en quelque mesure des disciples de Juste Lipse.
Mais Juste Lipse avait eu un autre disciple, plus immédiat, car il s’était réellement assis au pied de sa chaire, et le maître — ses lettres en témoignent — avait pris en singulière amitié ce tout jeune homme, venu des confins les plus reculés de la France, des Pyrénées basques. Il s’appelait Jean Duvergier de Hauranne : c’est le futur abbé de Saint-Cyran, celui qui, pour avoir recueilli à Louvain, outre l’enseignement de Juste Lipse, l’enseignement contraire de Jansénius, devait introduire l’Augustinus à Port-Royal. Port-Royal ! Ne suffit-il pas d’avoir redit, ce nom ? et n’est-il pas évident que si, par hasard, aux rives de la Dyle, la tour qui subsiste encore n’avait pas abrité les méditations de Jansénius, la face du siècle de Louis XIV était changée ? Ainsi, pas n’est besoin de fouiller laborieusement vos archives universitaires : il suffit à un lettré de France de songer un instant au passé pour y rencontrer, reparaissant par trois fois au moins en cent ans, et mêlé, non pas à l’histoire anecdotique, mais à la plus grande histoire de son pays, le nom de Louvain.
De telles influences ont abondé : doit-on contester le bienfait de celle-ci ou de celle-là ? Mais est-on tenu en ce jour de choisir entre Erasme et Dorpius ? Grandes controverses doctrinales, actions et réactions, les Halles aux drapiers ont retenti du heurt de maints systèmes, et c’est par là même, par la diversité et l’ardeur de ces luttes, qu’elles sont vénérables. Quoi qu’il puisse sembler légitime à chacun de nous, selon ce qu’il est, selon sa créance religieuse ou philosophique, de retenir ou de négliger du passé, ce que tous aujourd’hui nous commémorons d’un même cœur, c’est le fait qu’en ce lieu — et de tels lieux sont rares sur la terre, — des hommes se sont succédé pendant cinq siècles qui, pour la plupart, avaient fait un vœu, le vœu d’aller au vrai avec toute leur âme, et qui ont tenu parole. Et cela dans les domaines les plus divers de l’activité spirituelle. Songeons à la longue suite des livres sortis de vos presses universitaires, à partir des incunables de Jean de Westphalie et de Thierry Martens, à tant d’éditions et de commentaires des auteurs profanes et sacrés, aux travaux juridiques de Gabriel Mudée, historiques de Valère André ; songeons aux éditions de la Vulgate procurées par Jean Hentenius, puis par Luc de Bruges, et dont l’influence se fait encore sentir, puisque le texte en a servi de base au texte de l’édition clémentine ; rappelons-nous la part prise par Louvain à la préparation de la Bible polyglotte d’Anvers... Tant d’initiatives si hautes ne s’expliquent que si ces docteurs du temps jadis ont travaillé tous sous un même signe, celui du plus entier désintéressement de l’esprit ; elles supposent qu’ils ont tous reconnu, comme la loi de leur vie, un même principe, celui qui s’exprime ainsi : « Il faut marcher résolument en avant, avec la confiance inébranlable que la vérité se mettra toujours tôt ou tard d’accord avec la vérité. »
Ce principe, qui l’a exprimé en ces termes ? Votre grand cardinal. Lui qui s’était donné pour mission de « démontrer l’harmonie virtuelle de la foi catholique avec les données du la raison », il a aimé de la raison tous les efforts sincères et n’en a point redouté les hardiesses. Il savait bien, le cardinal Mercier, que là où il n’y a pas investigation personnelle et souci d’innover, il n’y a pas même commencement de science, et que rien ne doit égaler la prudence qu’un homme de science apporte à la vérification d’une hypothèse, sinon l’audace qu’il a mise à la former, et c’est pourquoi il s’est plu à répéter que « la première condition de la recherche fructueuse, c’est la liberté scientifique ». « Il faut, disait-il, cultiver la science pour elle-même, sans y chercher aucun intérêt d’apologétique. » Il recommandait à ses étudiants « le respect de la vérité scientifique, d’où qu’elle vînt, où qu’elle fût », et presque chaque année il ouvrait son cours de psychologie par une leçon où il développait cet aphorisme de Herbert Spencer : « Il y a en toute erreur une âme de vérité. » Il disait que « l’erreur est la devancière et la compagne habituelle de la vérité » ; qu’« une conclusion vraie n’est souvent que l’aboutissement d’une longue suite d’erreurs » ; que « la loi commune du progrès, c’est que les générations qui se suivent s’approchent, par des inductions fragmentaires et souvent au prix de plus d’une méprise, de ce qui doit finalement constituer un progrès pour la pensée » ; et que, par suite, celui qui a une idée se doit de la pousser en ses conséquences : « les sentiers détournés où l’on croit qu’il s’égare sont la voie la plus praticable pour lui et peut-être, en somme, la plus droite de toutes vers la vérité ». « Soyons modestes, disait-il encore, sachons ignorer... » Ce credo de tous les hommes de science, quel homme de science l’a jamais exprimé d’un plus fier accent ? Mais il avait étudié à Louvain, enseigné à Louvain ; il y avait filialement recueilli la tradition persistante des vieux maîtres ; et s’il est vrai, comme il est vrai, que leurs leçons ont contribué à embellir sa grande âme droiturière, honneur à cette maison ! et c’est à juste titre que tant d’hommes voués aux travaux de l’esprit s’unissent aujourd’hui pour la fêter et qu’à cet, instant ils la saluent par mon indigne voix.
O fida sedes artium et fructu bona,
Lategue spargens nomen et lumen tuum !..
« Louvain, siège constant des arts, et fécond en bonnes moissons, et qui répands au loin ta renommée et ta lumière !... » Les autres Universités de la Belgique : Gand, Liége, Bruxelles, n’ont pas eu la bonne fortune d’être célébrées en vers par Juste Lipse ; mais pareillement lumineuses, pareillement orientées vers la vérité, la beauté, la vertu, elles n’en sont pas moins, elles aussi, riches en bonnes moissons. Facies non omnibus una : cette diversité même est chose nécessaire et précieuse. En tout pays de noble culture, les forces contrastées, mais solidaires, des Universités sont les composantes de cette force une et indivisible que l’on appelle la patrie : et il y paraît chaque fois que la mère commune a besoin de tous ses fils. Vous l’avez bien éprouvé quand on vit, aux jours récents, les diverses familles spirituelles de votre nation se ranger et s’ordonner toutes comme une belle chevalerie autour du Roi-Chevalier, fières de lui et dignes de lui.