RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1931
DE
M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
Le 17 décembre 1931
Messieurs,
Vous avez été cette année un peu moins prodigues de vos dons. Cent quatre-vingts prix et onze médailles, c’est encore un chiffre ; mais les prix d’Académie, de soixante-dix-neuf où ils étaient montés l’an dernier, sont redescendus à une cinquantaine. Soyez-en loués. Chaque prix que vous consentez à ne pas donner augmente d’autant la valeur des autres.
Un prix entre tous, par son importance même, est pour nous d’une attribution difficile : c’est celui que notre confrère Brieux a doté d’une somme de trente mille francs, destinée à récompenser une pièce de théâtre « à tendances sociales et moralisatrices ». Si l’œuvre récompensée est seulement honorable, la disproportion est évidente. Il en faut trouver une qui sorte des sentiers battus, qui se dégage des formules connues et usées, imparfaite peut-être, inégale sans doute, mais où éclatent la vie, la jeunesse, la passion de l’art et la foi dans son avenir.
C’est une sorte d’allégresse, j’en suis témoin, que vous avez éprouvée à trouver ces conditions réunies dans la pièce de M. André Obey, Bataille de la Marne, que donne depuis quelques jours la Compagnie des Quinze et à laquelle vous vous êtes empressés de décerner le prix, dans la semaine même où elle venait d’être jouée pour la première fois.
Est-ce parce que la bataille de la Marne a été notre Salamine ? l’imagination de l’auteur est retournée tout naturellement vers ce modèle d’éternelle beauté qu’ont créé les tragiques grecs. Comme eux, il nous présente du drame humain une image stylisée. Dans Bataille de la Marne, l’individu disparaît ; il cède la place à des personnages collectifs : la France personnifiée, devenue une personne comme elle l’était pour Michelet, et que nous allons voir devant nous souffrir, transir, espérer, renaître ; les Soldats ; les Provinces envahies, représentées par des femmes en robe noire et tablier bleu de paysannes et qui composeront le chœur. Ce chœur, à la manière antique, devait avoir sa place dans une pièce faite du calvaire de tout un peuple. Un Messager annonce à mesure les événements de la guerre, tels qu’ils les voit, — car il les voit se dérouler sous ses yeux, — il y assiste, et il nous y fait assister, par le récit qu’il en donne, entrecoupé, haché, haletant, et dont l’émotion qui se lit dans ses yeux, qui s’entend dans sa voix, trouve aussitôt le chemin de nos cœurs.
Deux parties. La première enveloppée d’une atmosphère d’angoisse grandissante. Après quelques succès illusoires, les frontières violées, le territoire envahi. L’ennemi n’apparaît pas encore, mais un chant lointain d’abord et qui peu à peu devient plus perceptible, la sombre harmonie du choral de Luther en dénonce l’approche. Cependant passent sur la scène, harassés, déprimés, nos enfants au pantalon rouge souillé de boue. Et voici surgir, casqué, ciré, reluisant, l’envahisseur.
Seconde partie. Le rétablissement. Comment, pourquoi ? L’air s’est purifié. La confiance est revenue. C’est l’impondérable, l’âme mystique du combat. Il y aura encore de durs moments, la crainte qu’à nouveau tout soit perdu. On percevra encore le chant de guerre de l’avance ennemie... Mais écoutez maintenant : cette note aigre, c’est le fifre qui sonne la retraite allemande. Déjà les femmes du chœur s’élancent vers leur village délivré... Hélas ! Que font là-bas ces victorieux ? Ils creusent des tranchées. La guerre s’immobilise.
Voilà la pièce. On voit tout de suite ce qui en fait la nouveauté. Un symbolisme obtenu par un procédé de simplification tout classique, — un exposé direct qui présente les faits dans leur réalité objective et leur rigoureuse précision, — tels sont les deux éléments qui, loin de se contrarier se complétant, caractérisent la conception dramatique de l’auteur. Pas de littérature, au sens fâcheux du mot. Pas une phrase. Pas un couplet patriotique. Rien de ce que les combattants appelaient « bourrage de crâne. » Mais la simplicité toute nue, une prose vigoureuse et sobre, un art qui ne s’aperçoit pas. Rien pour les yeux. Pas de décors : tout se passe devant une toile de fond. Pas de mise en scène, rien de ce fameux art de faire mouvoir les, foules qui consiste à remplacer le dialogue par la figuration : tout cela, qui n’est que pour les yeux, aurait affaibli l’impression. C’est parce qu’on ne voit rien qu’on peut tout imaginer.
Œuvre dramatique, œuvre poétique. Est-elle « de tendances sociales et moralisatrices ? » Comment en juger ? Vous vous êtes rappelé cette pensée de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit et vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage il est bon, et fait de main d’ouvrier. Vous n’avez pas cherché une autre règle : vous avez jugé l’ouvrage bon et récompensé l’ouvrier.
J’ajoute, et vous m’en voudriez de ne pas ajouter, que la pièce est admirablement jouée. Les quinze acteurs, de Mme Marie-Hélène Dasté, la France, si noble d’attitudes, si émouvante, aux paysannes du chœur, de M. Boverio, messager magnifique qui drapé dans son carrick a des allures de prophète, à M. Saint-Denis, le chauffeur de taxi, — vous vous souvenez : les taxis de la Marne ! — tous ont apporté dans ces rôles, qui sont à peine des rôles, la même ardeur de conviction, la même probité, le même sens de la grandeur. Je suis l’interprète de l’Académie en adressant ses félicitations à la jeune et vaillante Compagnie des Quinze, qui, pour l’avoir si bien mérité par son bel effort artistique, doit, elle aussi, être à l’honneur.
Ce n’est pas seulement pour le prix Brieux qu’il nous arrive d’être embarrassés. L’an dernier, au prix d’éloquence, le sujet proposé, un éloge de Fustel de Coulanges, ne nous avait valu que des envois insuffisants. L’Académie n’a pas voulu admettre que l’appel qu’elle avait fait d’un hommage à un tel maître fût resté sans écho : elle a prorogé le concours. Et cette fois elle a pu couronner un remarquable Essai. Je dis bien : un essai. Car, je ne me lasse pas de le répéter, ce que l’Académie s’efforce d’encourager par son prix d’éloquence, c’est ce genre de l’Essai qui est une des formes les plus heureuses et les plus françaises de la critique. L’essai est au livre de critique ce qu’est la nouvelle au roman : c’est une étude, brève, ramassée, mais surtout dominée par une idée maîtresse qui en fait l’unité et lui donne sa portée.
Tel est bien le caractère du Mémoire pour lequel l’auteur avait choisi comme devise cette phrase de Flaubert : « Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes œuvres et pourtant j’en ai mis beaucoup. » Lui aussi, l’historien de la Cité antique et des Institutions de l’ancienne France s’est efforcé de réaliser en lui cet absolu de la parfaite impersonnalité. Or, ceux qui l’ont connu, et celui qui vous parle s’honore de l’avoir eu pour directeur à l’École normale, — évoquent cette flamme intérieure par laquelle on devinait brûlé cet homme au visage ascétique, et que traduisait la vibration enthousiaste de sa parole. Mais alors, cette rigueur de méthode, cet appareil scientifique, ne serait-ce pas autant de précautions prises par Fustel contre les tendances contraires qu’il sentait en lui ? Ce passionné n’aurait-il pas eu recours à ce « cercle de fer » pour emprisonner une passion toujours prête à s’échapper ? C’est dans cette dualité que l’auteur du Mémoire trouve la clef de l’œuvre de Fustel, dans cette lutte entre les deux tendances qui se sont partagé l’âme de l’historien ; et c’est par là qu’il en explique la double valeur scientifique et humaine.
Cet essai nous avait frappés par sa solidité et par l’élégance de la composition, mais par d’autres mérites encore. Le dirai-je ? Il nous avait semblé y percevoir je ne sais quel accent personnel, une « flamme intérieure ». Aussi notre joie s’est-elle nuancée d’un peu d’émotion quand l’enveloppe décachetée nous a livré le nom de l’auteur, et que nous avons reconnu en M. Pierre Fabre le petit-fils de Fustel de Coulanges. Alors tout s’est expliqué. Nous avons compris qu’à son tour le pieux exégète s’est efforcé d’étouffer sous l’appareil de la méthode et le poids de science la flamme prête à jaillir. Mais elle a jailli tout de même. Et que c’est bien ainsi ! Chez celui qui sent frémir en lui l’âme héritée d’un illustre aïeul, nous aimons cette enthousiaste et affectueuse fierté. J’ajoute que Pierre Fabre porte le nom d’un savant qui a laissé un grand souvenir, ce Paul Fabre qui fut à l’École de Rome le bras droit de Mgr Duchesne. Lui aussi, je l’ai connu ; j’ai admiré, j’ai aimé cette nature d’élite, un pur entre les purs. Fustel de Coulanges, Paul Fabre, et le jeune descendant qui les continue si bien l’un et l’autre, voilà une de ces belles lignées qui sont l’honneur de notre France intellectuelle.
Je suis heureux d’ajouter qu’un autre Mémoire avait retenu notre attention : l’auteur, M. Fernand Chaussat, étudie successivement en Fustel de Coulanges, l’historien, le philosophe, le moraliste, le sociologue, avec une pénétration et une exactitude qui fui ont valu le second prix.
Outre le prix d’éloquence, nous avions cette année à donner le prix du Budget pour la poésie. Nous n’avons pas été, moins heureux pour les vers que pour la prose. Faut-il attribuer en partie cette réussite à la façon dont nous avons modifié les conditions du concours ? L’Académie, jusqu’ici, avait proposé un sujet aussi général qui possible, afin de laisser à l’inspiration toute liberté de venir, Elle n’y mettait pas beaucoup d’empressement : l’éloge lui-même de la jeunesse n’avait pas inspiré les jeunes poètes ! Alors, nous avons essayé d’une autre méthode. Aux poètes de choisir eux-mêmes, le thème de leurs vers. Nous leur demandons seulement que ces vers soient bons, je veux dire qu’ils sont des vers, rythmés et rimés à la manière dont nos grands poètes ont fait une tradition quatre fois séculaire. Peut-être encore n’est-ce pas trop exiger que ce poème soit un poème, c’est-à-dire qu’il soit composé, qu’il ait un commencement, un milieu et une fin. Sous le titre d’Atalante, M. Alexandre Guinle nous a envoyé une pièce d’un sentiment très pur, où passe un souffle d’antiquité qui semble être venu jusqu’à lui à travers André Chénier. Et puisque cela nous a une fois réussi, nous ne pouvons mieux faire que de continuer, — en laissant à l’avenir nos concurrents libres d’accueillir l’inspiration d’où elle leur viendra, et elle viendra certainement.
Parmi vos prix d’ancienne date, le grand prix Gobert jouit d’un prestige que vous lui conservez jalousement par le soin que vous mettez à en choisir les bénéficiaires. M. Émile Gabory, à qui vous l’avez attribué, cette année, est l’historien de la Vendée. Déjà ses trois volumes sur la Révolution et la Vendée lui avaient valu le prix Thiers. Cette fois il nous apporte le couronnement de son œuvre, en deux volumes sur l’Angleterre et la Vendée.
Récit d’une sorte de Passion, dont les trois stations s’appellent Granville, Quiberon, l’île d’Yeu. A Granville, les Vendéens croient que la place va leur ouvrir ses portes ils sont reçus à coups de fusil, obligés de se replier en désordre sur la Loire. — A Quiberon, les émigrés, débarqués dans la presqu’île où ils sont enfermés comme dans une ratière, y sont les uns massacrés, les autres faits prisonniers : sept cent cinquante, parmi lesquels des vieillards et des invalides, sont envoyés au supplice. — A l’île d’Yeu, le comte d’Artois, parti plein de confiance, à peine a-t-il débarqué sur cet îlot isolé et battu par la tempête, est pris par le découragement.
Dans ce drame de la défaite, à qui vont les responsabilités ? Comme il arrive, chacun crie à la trahison. Mais une espèce d’unanimité se fait pour accuser la perfidie d’Albion. Les Anglais eux-mêmes font écho. Sheridan, à la Chambre des Communes, déclare : « L’expédition de Quiberon est une honte pour l’humanité. Il est vrai que, dans cette circonstance, le sang anglais n’a pas coulé ; mais l’honneur anglais a coulé par tous les pores. » M. Gabory est d’avis que cette accusation ne résiste pas à l’étude des documents nouveaux qu’il verse en abondance aux débats. Nous ne demandons qu’à le croire. Mieux vaut dissiper les malentendus entre nations appelées à s’entendre aux jours des grands périls.
L’œuvre de M. Gabory est avant tout une œuvre d’érudition pour laquelle il a fouillé toutes les archives, épuisé toutes les sources d’information. Elle a en outre ce mérite, grand à nos yeux, d’apporter dans le récit d’événements si compliqués, toute la clarté possible, sans rien sacrifier de leur complexité. Récit vivant, sans nulle recherche de l’effet, où se devine seulement l’émotion de l’auteur à retracer l’histoire d’une lutte héroïque et fratricide qui met aux prises Français contre Français, et s’achève dans le désastre. Il conclut : « Eh bien, sans doute, il devait en être ainsi ; il devait être dans la destinée de la Vendée, pour la pureté de sa cause spirituelle, pour l’intensité de son rayonnement, qu’elle ne triompherait point par la force des armes, et surtout avec le concours de l’étranger. » C’est ici le Français qui parle, et nous voulons bien que, suivant une définition fameuse, l’historien ne soit d’aucun parti : nous ne lui pardonnerions pas de ne pas être de son pays.
Un second prix Gobert à M. le marquis de Roux pour deux remarquables volumes sur la Restauration, qui rejoignent les belles études de ce grand historien qu’est Pierre de la Gorce. Le prix Thiers à M. Pierre Jourda, pour une très séduisante et très complète étude sur Marguerite d’Angoulême.
Messieurs, par le soin que vous mettez à encourager les études historiques, vous répondez à l’étrange campagne qui se poursuit aujourd’hui contre l’histoire. Qu’il faille défendre l’histoire, quelle absurdité, mais aussi quel scandale ! L’un de vous, notre cher confrère, M. Gabriel Hanotaux l’a fait avec sa grande autorité, avec une ferveur indignée. Dans cette Défense de l’histoire ([1]), à laquelle je fais allusion, il constate que « l’histoire n’est pas à la mode en ce moment. Effacer tout ce qui fut, c’est maintenant le commencement de la sagesse. Il n’y a plus rien d’intéressant dans la vie des hommes que la minute où elle tombe dans l’oubli. » Et votre confrère s’inquiète, à combien juste titre ! de suivre la répercussion de pareilles idées jusque dans notre enseignement. « Jusque dans la dernière de nos écoles, ces paradoxes se glissent. L’histoire sera arrachée des programmes... » Or, nous savons bien le but où tend cette campagne systématique. Nous savons quel est aux yeux de ses adversaires le tort de l’histoire : c’est qu’elle prouve par les faits, c’est qu’elle illustre par l’exemple le danger de désastreuses idéologies, qui visent à édifier sur les ruines de notre civilisation une Cité future faite de chimère et d’ignorance, mais, plus que tout, d’envie et de haine.
En tête des ouvrages utiles aux mœurs que couronne le prix Montyon, vous avez tenu à inscrire le livre de M. René Roy intitulé Vers la lumière. Nul ne pouvait en être plus digne, et je ne sais pas de récit plus noblement émouvant. M. René Roy, lorsqu’éclata la grande guerre, venait d’être reçu à l’École polytechnique. Au Chemin des Dames, il est blessé aux yeux, il perd complètement et définitivement la vue. Voilà, devait-on penser, une carrière brisée, une activité perdue à jamais ? Or, la guerre terminée, M. René Roy prend sa place à l’École polytechnique, en suit les cours, en sort avec le premier rang, est aujourd’hui ingénieur des Ponts et chaussées, profession à laquelle de tout temps il s’était destiné.
Comment a pu s’opérer ce prodige ? M. René Roy va nous le dire. Et certes, nous le croirons sans peine quand il nous retracera l’absolu désespoir où l’avait plongé son malheur. Rien ne lui était plus ; sa vie, désormais inutile, lui apparaissait comme finie.
Or, une rencontre allait tout changer. A la place de ce découragement, elle allait faire renaître l’espoir, l’énergie, la confiance dans l’avenir. Mais ici je cède la parole à M. Roy. « C’est à ce moment, écrit-il, que je fus présenté à M. Brieux qui prodiguait tous ses soins à l’œuvre de rééducation... L’ascendant moral de mon interlocuteur, son grand cœur, la robuste foi qui émanait de toute sa personne, consacrèrent la déroute de mon scepticisme... M. Brieux estimait que le véritable objectif était la reprise de l’activité, sous une forme aussi proche que possible de celle que nous recherchions antérieurement. Comme il le disait lui-même, il sut nous faire confiance à un moment où l’opinion publique était, encore loin d’être conquise, et il sut nous indiquer la seule voie qui pût nous apporter un réconfort durable tout en sauvegardant notre dignité. »
Notre confrère, dont la modestie égale la générosité, se dérobe à tout éloge. Nul éloge ne vaudrait une telle page, qui lui apporte la certitude d’avoir, pour sa part, diminué la somme de souffrance dans le monde !
Le livre de M. René Roy est une précieuse contribution à la psychologie de l’aveugle. Elle nous révèle les ressources inemployées qui résident en certains de nos sens et dont, à l’état normal, nous ne daignons même pas nous apercevoir. M. René Roy découvrait peu à peu des joies auxquelles jusqu’alors il était resté insensible : la clémence de la température, la fraîcheur de la brise, la symphonie des parfums, la cloche qu’on entend au loin le soir, et la voix, le son de la voix humaine. « Peu de personnes, écrit-il, soupçonnent ce que sont les voix pour nous. » Et voici mieux. Sans doute certains aspects du monde réel sont fermés à l’aveugle ; mais aussi il échappe à la tyrannie de ce qui est, et ainsi il peut se créer un monde qui devient pour lui la réalité. « Si telle personne me paraît bonne, aimable, douce, intelligente, combien il m’est facile de la concevoir belle comme la personnification de la bonté, du charme, de la grâce ! Si cette maison où j’ai coutume de séjourner quelques semaines chaque année me paraît confortable,... j’en orne les pièces des plus belles tapisseries du monde, je la meuble à mon gré sans me soucier de ce qui existe... » Et il conclut : « Si mon sort est parfois rude, s’il me prive des plus nobles aspects de la beauté, du moins me réserve-t-il le pouvoir de façonner un univers conforme à mes aspirations. » N’est-ce pas là le plus fier défi jeté à la misère physique, la plus admirable victoire de l’esprit sur la matière ?
Le prix Estrade-Delcros à M. René Schneider, professeur à la Sorbonne, pour les volumes qu’il a consacrés à l’Art français depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il y a dans cette histoire rapide et brillante, beaucoup de savoir et beaucoup de talent. C’est l’œuvre d’un maître qui n’ignore rien de ce qui a été écrit sur notre art, mais qui connaît fort bien aussi les monuments et les musées de la France, qui sent vivement la beauté des grandes œuvres de tous les siècles et qui en parle en artiste.
Un prix, — je dirai : de caractère national, — c’est ce prix de la Langue française « pour reconnaître les services rendus au dehors à la langue française ». Dix mille francs. — hélas ! qu’est-ce que cela ? — aux sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition. Depuis 1846, où elles sont arrivées à Beyrouth, ces nobles femmes ont élevé 131 000 enfants, dont 119 000 chrétiens, et abrité dans leurs hôpitaux 7 000 chrétiens et 9 000 musulmans. Expulsées pendant la Grande Guerre, revenues à leur poste dès le lendemain de l’armistice, elles y restent depuis lors, en dépit des massacres sous la menace des Druses. En 1920, près de la frontière turque, dans Aïntab, deux sœurs de l’Apparition subissent un bombardement de dix mois, montant la garde la nuit pour permettre aux sentinelles de se reposer. Le général Weygand, qui les a vues à l’œuvre, leur apporte ce témoignage : « Si le Français arrivant en Syrie a la joie d’y entendre parler sa langue ; si l’officier et le fonctionnaire trouvent immédiatement tant d’affinités dans un pays inconnu d’eux ; si, malgré nos erreurs, l’inclination pour la France ne s’y dément pas, c’est grâce à nos religieux et à nos religieuses, qui y ont apporté, avec l’esprit de Dieu, ce qu’il y a de plus précieux parmi les qualités françaises : le jugement, la charité, la justice. »
De l’Orient, passons au Cercle arctique. Si jusque sur les côtes de l’Océan arctique résonnent les syllabes de notre langue, c’est encore à des religieux qu’on le doit, aux Pères Oblats de Marie. « Les missions des glaces polaires », ces mots en disent long sur les souffrances endurées par ces apôtres de la religion et de la patrie. Et c’est le consul de France dans l’Ouest canadien qui nous écrit : « J’ai dû constater qu’en dehors des activités du clergé et des missionnaires, il n’y existe pas une seule œuvre française d’initiative laïque particulière. Toutes, elles ont été l’œuvre de prêtres de notre race, parmi lesquels la place d’honneur revient aux Oblats. »
C’est alors qu’on mesure ce qu’il y a de tragique dans le seul titre d’un livre que nous avons tenu à signaler en le couronnant, le Grand péril de la France missionnaire, par M. Édouard de Keyser, préfacé par le maréchal Lyautey. L’auteur, qui au cours d’un long voyage a rencontré nos missionnaires, partout où ils ont pu se maintenir, s’est fait un devoir de conscience de jeter le cri d’alarme. « Ce que je veux crier, écrit-il, c’est que nous perdons du terrain, et que chaque fois ce terrain est immédiatement occupé par d’autres... Nous vivons sur les vocations anciennes ; les deux tiers de nos missionnaires sont âgés ; si nous ne recrutons pas, la chute sera subite. Et nous l’aurons voulu. » M. de Keyser n’hésite pas à dire, ne craint pas de dire que l’œuvre de propagande française que font les religieux, eux seuls peuvent la faire. « La vraie propagande, explique-t-il, exige un effort constant, très long, soutenu par des gens dont l’exemple s’impose. Ni les ambassadeurs trop loin du peuple, ni les consuls trop commerciaux, ni les Chambres de commerce, ni les troupes théâtrales, ni les équipes sportives, victorieuses un an, battues plus tard. Non. Les religieux, rien que les religieux. Quand vous n’en aurez plus, votre influence sera perdue. Voilà ce que le grand public doit savoir. » Le grand public le sait. Le grand public, c’est-à-dire le pays appelle de tous ses vœux un statut qui permette aux religieux de se recruter. Il l’appelle en vain. L’Académie s’associe à la protestation trop justifiée de M. de Keyser contre les obscures et néfastes influences qui, en entravant le recrutement des missionnaires en France, travaillent de façon systématique et continue à tarir la source même de notre rayonnement à l’étranger.
Au prix de Langue française s’ajoutent des médailles. Sur les onze que nous avons décernées, trois s’adressent à nos amis Canadiens : une à l’abbé Groulx pour ses travaux d’histoire canadienne ; une à MM. Fuyard et Geoffrion pour le Glossaire du parler français au Canada, où un lecteur français savoure tant de vieux mots de chez nous bretons, normands, poitevins, charentais, pieusement conservés et défendus contre l’invasion de la langue anglaise ; une à ce grand journal qui s’est placé au premier rang de la presse d’Amérique, la Presse de Montréal qui fait un si large et si sympathique accueil à tout ce qui vient de France et à qui l’Académie adresse son plus cordial salut.
J’arrive aux prix d’ensemble et d’abord à notre Grand prix de littérature. M. Raymond Escholier, qui est un fidèle enfant de l’Ariège, est en même temps une figure très parisienne. Il n’est sans doute aucun de nous qui n’ait visité sous sa conduite ce musée Victor Hugo, qu’il conserve de la seule manière qui convienne, en l’augmentant chaque jour de trouvailles nouvelles, souvenirs, objets, manuscrits. Heureux homme qui, de sa table de travail, peut apercevoir cette place des Vosges qui se souvient d’avoir été la place Royale, ce morceau de vieux Paris conservé intact à travers trois siècles ! Oui, celui-là mérite d’être envié qui, à la nuit tombante, quand la brume se peuple de fantômes, peut, de la même fenêtre où la tradition veut que Marion Delorme se soit accoudée, dans la maison dont les échos répètent les vers de Victor Hugo, regarder « l’homme rouge qui passe !... »
M. Escholier est de ceux que tentent tour à tour ou tout à la fois les formes les plus diverses de la littérature. Romancier, il a, dans Cantegril, campé, joyeux, bruyant, beau parleur, un cousin de Tartarin et de Maurin des Maures. Écrivain de théâtre, il nous donnait hier un de ces drames historiques dont on dirait de vieilles estampes qui reprenaient vie sous nos veux. Critique d’art, il a consacré à Delacroix un livre essentiel, travail considérable, résultat de longues années de recherches, œuvre de l’érudition la mieux informée comme du goût le plus sûr. Et M. Escholier vient encore de rendre à la mémoire de son maître préféré un signalé service, en préservant de la destruction l’atelier qui s’encadre dans l’antique et paisible place Fürstenberg. Il nous plaît que le titulaire de notre Grand prix réalise si brillamment en lui l’alliance de la littérature et de l’action.
Pour le prix du roman, l’Académie suivait depuis longtemps du regard un talent probe, original et puissant qui mûrissait dans une province, elle-même rude et pittoresque. Elle n’ignorait pas que les écrivains provinciaux reconnaissaient déjà comme l’un des plus qualifiés parmi eux le romancier de l’Auvergne, Henri Pourrat. Autour des romans qu’il écrivait, se groupait une série d’études où le folklore du Plateau central était recueilli avec amour et méthode et qui donnait à nos vieilles légendes, à notre vieux parler, la chance d’être conservé par un témoin expressif et fidèle. Des poèmes comme les Montagnards, scènes de la grande guerre, des évocations rustiques comme les Jardins sauvages annonçaient et préparaient le romancier de Gaspard des montagnes. Ce roman en quatre parties, dont la dernière parue, la Tour du Levant, a provoqué votre décision, est un labeur de longue haleine que soutient d’un bout à l’autre sans jamais faiblir la verve du conteur. Le héros, jeune soldat des guerres de l’Empire, est un modèle de loyauté paysanne que l’esprit de sacrifice et le désir de servir les bonnes causes élèvent au type de chevalier. Parmi les aventures joyeuses ou tragiques de sa vie, sont rassemblés les caractères humains les plus divers, où l’observation psychologique la plus sûre s’allie à un pittoresque local dont l’intérêt dépasse de beaucoup les limites du pays d’Ambert qui les inspire.
M. Pierre de Nolhac, qui s’est fait auprès de l’Académie l’avocat de M. Pourrat, l’apprécie en ces termes, à sa manière qui est celle d’un poète : « C’est toute l’ancienne âme française qui nous est conservée dans une langue sobre, imagée, experte à rendre en même temps le souffle des bois, le vent de la plaine et des prairies, et la course des nuages sur les montagnes. »
C’est encore, pour une de ses moitiés, un prix du roman que ce prix Paul Flat de six mille francs, dont l’autre moitié doit aller à un livre de critique. Le prix Paul Flat, pour le roman, a été attribué à M. Maurice Genevoix pour son roman Rroû. M. Genevoix est un des mieux doués parmi les romanciers d’après-guerre. La guerre ! Elle a fait de cet ancien normalien destiné à la carrière de l’enseignement et à la vie de Paris un provincial, un campagnard. C’est dans son coin de campagne, c’est dans la forêt prochaine qu’il a connu Rroû et lié amitié avec lui. Qui est ce Rroû dont le nom, — deux R. O. U., — ne sonne pas comme un nom de chrétien, mais plutôt comme une onomatopée, un grognement, un ronronnement. Et voilà ! Rroû est un chat.
Le chat est un animal très littéraire ; je veux dire : dont s’est beaucoup occupée la littérature. La souplesse de ses mouvements, la grâce de ses gestes, jointe à l’éclat de ses prunelles et à ne sais quoi d’inquiétant qui court dans toute sa fuyante personne, l’ont rendu cher aux écrivains, qui en prose et en vers ont célébré sa séduction perfide et sa douceur diabolique. Ils lui ont prêté une âme pétrie de ces défauts qui, chez certains êtres, nous les font aimer et détester. « Quand je me joue à ma chatte, disait déjà Montaigne, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? » Épicurien avec La Fontaine, baudelairien avec Baudelaire ironiste avec Jules Lemaître, les peintres du chat le peignent volontiers à leur image.
C’est tout autrement qu’à procédé M. Genevoix. En observant longuement son ami Rroû, il a cherché à pénétrer ce qui pouvait réellement se passer dans son âme de chat. Il le suit dans la chaude quiétude de la cuisine où on le choie, dans la liberté de la forêt où il s’égare, jusque dans l’étau du piège d’où il ne se tirera qu’en y laissant un de ses membres, jusque sur le revers du fossé où il agonise. Soigné, caressé, dorloté, une force intime prévaudra chez Rroû contre toutes les douceurs du foyer et le poussera à s’évader, à courir vers l’aventure... Je connais peu de récits où nous entrions davantage en sympathie avec celui qu’on est convenu d’appeler, comme je l’appelais tout à l’heure, « le héros », du roman, et je ne crois pas qu’on puisse approcher davantage une âme de bête.
L’autre partie du prix Paul Flat est allée à un livre de haute critique, la Pensée de Charles Péguy, dû à trois auteurs dont l’un est le propre fils de Péguy, et les deux autres, MM. Monnier et Izard, sont comme lui des jeunes gens. Il est réconfortant de penser qu’au milieu d’une société aussi profondément transformée que la nôtre, d’une littérature inquiétée par tant de curiosités nouvelles, une partie de la jeunesse écoute cette voix d’outre-tombe, la voix de cet homme de grand cœur qui n’a rien connu de nos drames et de nos faiblesses, et vienne lui demander des leçons.
Ce que furent chez Péguy la vision du monde, la pensée sociale, la pensée religieuse, tels sont les trois chapitres du livre. On y trouvera tout ce qui fait un travail solide, une étude consciencieuse et précise, des citations, des textes ; et il y a toujours profit à relire des fragments de cette prose nourrie des plus beaux sentiments de fidélité et d’honneur.
Peut-être ceux qui ont connu Péguy éprouveront-ils quelque tristesse à voir cette grande âme ainsi étiquetée, divisée en chapitres. Y eut-il une philosophie de Péguy’ ? Personne n’a moins eu de système : c’était une vie, c’était un homme. Ceux qui sont entrés dans son intimité n’ont trouvé rien de mieux à faire que de raconter son histoire : ainsi M. Daniel Halévy et les frères Tharaud. Mais, bien entendu, nous ne faisons aux nouveaux commentateurs de Péguy nul reproche de la méthode qu’ils ont adoptée ; c’est la loi ; c’est ainsi que les œuvres écrites durent et se renouvellent. Déjà a commencé, pour l’écrivain que la guerre nous a enlevé, la période des analyses et des explications. Puisse, sous cette nouvelle forme, se transmettre à ceux qui nous suivent un peu de cette flamme spirituelle et de cette noblesse héroïque !
Le prix Née à M. Gérard Bauer, qui n’est pas un nouveau venu parmi nos lauréats, puisque vous couronniez naguère son premier livre, Sous les mers, où M. Paul Bourget, qui s’était fait un plaisir de le préfacer, reconnaissait u du mouvement, de la force, une belle tenue de style et ce don du romancier que rien ne remplace, de l’imagination... » Romancier, M. Gérard Bauer a continué d’écrire le roman d’une époque, et donné à un second volume ce titre mélancolique : Un monde fini. Historien des lettres, on lui doit une Vie de lord Byron, les Métamorphoses du romantisme. Journaliste, il suit attentivement le mouvement du théâtre d’aujourd’hui, ce qui ne l’empêche pas de consacrer aux choses du passé de spirituelles et charmantes chroniques. Ainsi son dilettantisme un peu nonchalant se promène à travers les sujets les plus variés et toujours pour le plus grand plaisir du lecteur ami des lettres.
Un journaliste lui aussi, et lui aussi un parfait lettré, M. Raoul Narsy obtient le prix Calmann-Lévy. Dans un temps où l’écrivain cède volontiers au désir de se répandre et même de se disperser, Raoul Narsy, et nous ne saurions trop l’en féliciter, est fidèle à une maison, — mais aussi quelle maison ! Nulle part il ne serait mieux dans son cadre qu’à ce Journal des Débats, où ses articles de la plus fine et de la plus pénétrante critique perpétuent une tradition de culture et de goût, dont chaque jour nous sentons davantage le prix.
L’Académie est trop soucieuse des grandeurs de la France pour ne pas avoir voulu s’associer à cette manifestation magnifique de son rayonnement et de son bienfaisant apostolat que fut hier l’Exposition coloniale, dont elle est fière de penser que le génial organisateur a été un de ses membres, notre glorieux maréchal Lyautey. L’esprit colonial a été à l’honneur sur la liste des prix de cette année, où je relève les noms et les titres suivants : René Weiss, le Centenaire de l’Algérie française ; le chanoine Tournier, la Conquête religieuse de l’Algérie ; le gouverneur général Angoulvant, Étapes asiatiques ; docteur Cruchet, la Conquête pacifique du Maroc ; général de Chambrun, Brazza ; duc de Nemours, Madagascar et ses richesses.
Enfin c’est à un maître de l’enseignement colonial qu’a été attribué notre grand prix Broquette-Gonin. M. Georges Hardy est un ancien normalien que l’étude de l’histoire et de la géographie a guidé vers nos colonies. Ses livres sur l’Enseignement en A. O. F., sur l’Ame marocaine, sur l’Art nègre, sa Géographie de la France coloniale, son Histoire de la Colonisation française, composent une bibliothèque où devront s’instruire ceux, — et depuis l’été dernier, ils sont de plus en plus nombreux, — qu’attire la vie coloniale. Lui-même, tour à tour inspecteur de l’enseignement de l’Afrique occidentale française et directeur général de l’Instruction publique au Maroc, M. Georges Hardy est aujourd’hui le directeur de l’École coloniale. Pour vous faire apprécier la valeur de son enseignement, je ne puis mieux faire que de donner la parole au maréchal Lyautey. Voici comment il apprécie celui qu’il eut, pour la plus longue période de sa résidence au Maroc, comme directeur général de l’Instruction publique. « Entre lui et moi, la communauté de vues fut toujours complète, sans une restriction, sur la conception de la politique à pratiquer avec les indigènes, le respect de leurs traditions et de leurs institutions, la doctrine de l’enseignement à leur donner et de ses diverses modalités. Dès lors que Georges Hardy est parmi vous ; vous pouvez m’y regarder comme présent. » Plus que jamais nous avons besoin de confier l’administration de nos colonies à des hommes préparés par une formation savante aux fonctions délicates qui les attendent. Ainsi l’éminent directeur de l’École coloniale rend chaque jour à son pays un service dont l’Académie a tenu à le remercier.
Messieurs, la moisson a-t-elle été cette année particulièrement riche ? Jamais, même aux heures de la tourmente, nous n’avons manqué d’œuvres à récompenser. Aux années qui ont suivi la guerre, nous ne nous sommes pas alarmés outre mesure d’un certain désarroi, rançon d’un trop long effort et de trop de souffrances. Inquiétude, recherche de l’originalité à tout prix, goût de l’exceptionnel, curiosité de l’anormal, — modes passagères, et nous en avons vu passer bien d’autres ! Chaque fois, l’esprit français s’est retrouvé fort des mêmes qualités où on le reconnaît à travers les siècles. Nous accueillons avec joie les signes qui, venus de plusieurs points de l’horizon littéraire, nous donnent à penser qu’il est en voie de reprendre peu à peu et sûrement son équilibre et sa belle santé.
[1] Voir la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1931.