DISCOURS
de
M. ANDRÉ FRANÇOIS-PONCET
Directeur de l’Académie
lu à l’occasion de la mort de
M. MAURICE GARÇON[1]
en séance du 4 janvier 1968
La mort de notre confrère, maître Maurice Garçon, à l’heure où sa famille et ses amis s’apprêtaient à lui souhaiter une bonne et heureuse année, nous porte à tous un coup que nous ressentons douloureusement.
Il était malade depuis plusieurs mois. Une fracture de la jambe, s’ajoutant à une déficience cardiaque, l’avait retenu longtemps à la chambre et condamné au repos. Cet homme qui était toute vivacité, alacrité, rapidité, mobilité se résignait mal aux disgrâces que le sort lui infligeait. Il s’était, cependant, rétabli. Nous l’avions vu reparaître à l’occasion de la réception de notre confrère Druon et nous avions salué avec joie son retour parmi nous. Ce n’était, hélas, qu’un répit.
Maurice Garçon était d’une famille de juristes. Son père avait été un professeur de droit éminent, dont le nom et l’œuvre ne sont pas oubliés. Dans le salon de ses parents, à une époque où l’on était plus accueillant qu’aujourd’hui, l’enfant, le jeune homme avait vu défiler toute la basoche parisienne. Le milieu judiciaire n’est pas renfermé sur lui-même. Il est, au contraire, en contact permanent avec toutes les classes, toutes les couches sociales, et toutes les variétés individuelles. Ses fenêtres donnent des vues sur tous les aspects de la vie. Avec les assemblées parlementaires la presse et les rédactions de journaux, le Palais est l’un des centres nerveux de la capitale, donc du pays. Le Palais ! On écrit ce nom avec une majuscule et il est inutile de préciser qu’il s’agit du Palais de Justice — tout le monde le sait. C’est le palais par excellence. On ne saurait penser à Maurice Garçon sans évoquer ce vaisseau de pierre, si vaste que les pas et les échos y sont perdus. La cour et la ville s’y rencontrent. Une foule étrange et disparate s’y agite. Des groupes d’avocats passent, affairés et bruyants, dans un envol de toges et d’épitoges. D’autres tiennent conseil ou pérorent dans les coins. Des plaideurs solitaires poursuivent d’un bout de la salle à l’autre une marche médiative, tandis que des plantons, chargés de dossiers, disparaissent derrière des portes qui se referment sans bruit, sur des salles d’audience ou des couloirs mystérieux.
C’est là, c’est dans ce décor que s’est déroulé le principal de l’existence de notre ami. On y cherchera vainement, désormais sa haute silhouette un peu dégingandée, son pas nonchalant, son œil ironique et amusé, ses cheveux blancs, soigneusement partagés et couronnant un visage resté plein de jeunesse et de fraîcheur; les vieux habitués du Palais n’auront plus à dire aux nouveaux : « Celui-là, regarde le bien, c’est Maurice Garçon. »
Aux lycées Montaigne et Condorcet, Garçon avait été un élève moyen. Au Quartier latin il fut un étudiant en droit sérieux et appliqué, non pas seulement parce que, dans ce domaine, il était soumis à la surveillance paternelle, mais surtout parce qu’avec un esprit sollicité dans plusieurs directions, il découvrit qu’il aimait le droit, et que, fantaisiste de nature, il était, en même temps, né juriste. A l’issue de ses études, il pouvait, à son choix, se destiner au doctorat et à l’agrégation des facultés, à la magistrature ou à la profession d’avocat. C’est à cette dernière qu’il s’arrêta. On devine les raisons qui le guidèrent. Du professeur, du magistrat et de l’avocat, c’est l’avocat qui jouit de la plus grande liberté. Cette liberté, il l’appréciait avant toute chose.
Inscrit, selon l’usage, au Barreau de Paris, à la Conférence où les stagiaires font leurs débuts, il eut la chance d’attirer l’attention et de gagner la sympathie du bâtonnier Fernand Labori, qui fut pour lui un maître et un ami précieux. Dès lors sa carrière suivit le cours ascendant que lui tracèrent, non pas la faveur et la protection, mais le travail et le talent. Il possédait les qualités essentielles qui font l’Avocat et la grandeur de la mission de l’avocat.
C’est, d’abord, l’honnêteté, la loyauté, le scrupule, je dirais volontiers la pureté. Vir bonus ; la vieille définition cicéronienne est toujours valable. L’orateur, c’est-à-dire l’avocat, doit être avant tout un homme de bien, qui s’exprime bien : dicendi peritus.
Maurice Garçon était un avocat difficile. Il n’acceptait pas toutes les causes ; il écartait celles qui avaient à ses yeux quelque chose de suspect ou qui choquaient son for intérieur. Il ne croyait pas non plus que la fin justifiât les moyens et que tous les procédés sont bons pour arriver au but. C’est ce qui lui assurait du crédit auprès des Tribunaux et lui valait l’estime des juges.
Il faut, en second lieu, que l’avocat ait une culture juridique approfondie, qu’il dispose d’une connaissance des lois, de la jurisprudence, des règlements, telle qu’il soit à l’abri de toute défaillance. Maurice Garçon ne s’était pas spécialisé, comme la mode est de plus en plus de le faire, dans une catégorie de litiges et de procès. Il plaidait aussi bien au civil qu’au pénal ; il était à la fois civiliste et avocat d’assises, « omnipraticien », comme on dit quand il s’agit des médecins. Tout de même, en matière de propriété artistique et littéraire, il était sans rival.
La profession d’avocat exige, de toute façon, une intelligence très vive, très souple, très rapide, habile à saisir la portée d’un argument, le défaut d’une thèse ou d’un système, le parti à tirer d’une erreur ou d’une maladresse de l’adversaire. Sous ce rapport, Maurice Garçon était un jouteur redoutable. Il intervenait peu dans le débat ; il crayonnait, il dessinait, comme s’il s’ennuyait. Mais, soudain, il se dressait ; les manches de sa toge étaient comme secouées par un coup de vent ; sa voix s’élevait et s’imposait avec une autorité irrésistible. L’agilité de l’esprit n’est rien, en effet, si elle n’est pas nourrie par la chaleur du cœur. C’est du cœur que procède la véritable éloquence. « Pectus est... » ce vieil adage romain, lui non plus, n’a pas cessé d’être vrai. Maurice Garçon était ardent et généreux, profondément bon. Il avait au plus haut degré le sens de l’humain. Son âme était toujours ouverte à l’indulgence, à la compassion, à la pitié : la misère humaine l’émouvait.
Tant de qualités ne pouvaient rester obscures. Quelques grandes affaires, de celles qui remuent l’opinion, suffirent à familiariser le public avec le nom de Maurice Garçon. Il acquit la notoriété, la célébrité sans l’avoir cherchée. Sa réputation s’étendit rapidement à toute la France. Il n’y eut bientôt plus de ville importante, plus de grand tribunal où il n’ait plaidé et laissé un souvenir durable, plus de grand procès auquel, à partir d’un certain moment, il n’ait été mêlé. Ce que l’on pourrait appeler son « style » d’avocat était tout à l’honneur du Barreau, du Barreau, conçu non pas comme un métier, mais comme une profession, c’est-à-dire comme l’affirmation d’une foi qui engage la personne. Nul n’avait plus haute idée des droits, mais aussi des devoirs de la Défense.
Au surplus, en l’appelant dans son sein, en 1946, l’Académie française n’a pas voulu seulement rendre hommage à un grand avocat français. Elle a voulu reconnaître les mérites d’un moraliste, d’un penseur et d’un homme de lettres.
Maurice Garçon avait profondément réfléchi à la justice, aux problèmes qu’elle soulève, aux institutions dans lesquelles elle prend corps. Il ne cessait de penser aux moyens de l’affermir et de la purifier, toujours prêt à protester par la parole et par la plume contre les abus commis en son nom et à défendre les droits de l’homme et du citoyen. De cette activité subsistent d’innombrables articles de journaux, brochures et livres de toute sorte.
Mais notre confrère avait aussi un violon d’Ingres.
Il s’était, par le détour de l’histoire, intéressé à la magie, à la sorcellerie, aux procès auxquels celles-ci avaient donné lieu. Il avait acquis, dans ce domaine une compétence, une érudition exceptionnelles. On peut dire qu’il était l’homme au monde le mieux renseigné sur tout ce qui touche au Diable, à Satan et son empire. Là encore il assumait le rôle du défenseur. Il défendait le bon sens et la raison contre les délires de l’imagination et l’exploitation cynique de la naïveté et de la bêtise par les mystificateurs et les aigrefins.
Les livres publiés sur ces sujets par Maurice Garçon portent des titres suggestifs : le Diable, étude historique, critique et médicale. Guillemette Babin, sorcière. Trois histoires diaboliques, etc. Ces ouvrages, comme tous ceux qui sont sortis de la plume de notre confrère, sont écrits dans un style clair, aisé, élégant, coulant et plein d’agrément.
Maurice Garçon attachait un grand prix à la correction, à la bonne tenue du langage. Membre de notre Commission du Dictionnaire, il y était très assidu et très actif.
Les transformations du droit au cours des cinquante dernières années ont été abondantes et importantes. Elles ont influé sur le vocabulaire, rendu désuètes des locutions, des formules qui ne correspondent plus aux réalités actuelles et qui ont été ou abolies, ou remplacées par d’autres. Notre confrère apportait à ce travail indispensable de mise au point une attention minutieuse. Nous ne manquions jamais de le consulter.
Bien que né à Lille, en 1889, Maurice Garçon était poitevin d’origine. Il passait fidèlement ses vacances à Ligugé, où il possédait une propriété de famille. Mais il était encore plus parisien que poitevin. C’est de Paris et des nombreuses années qu’il y a passées qu’il tenait sa bonne humeur, le côté ironique, un peu gouailleur et gavroche de son caractère, son goût de la plaisanterie, sa curiosité de l’inattendu, du pittoresque, du bizarre. Bon compagnon, bon camarade, ami des gens simples, ennemi des snobs, il adorait la capitale, ses vieux quartiers, la population qui y gîte, la vieille rue où il habitait. Il aimait la vie de Paris, ses coutumes, ses mondanités, ses fastes. On le voyait aux inaugurations, aux expositions, aux premières représentations. Il était connu de tous, sympathique à tous, une figure populaire.
L’Académie française s’associe d’un cœur unanime au chagrin de ses proches, de son épouse, sa meilleure auxiliaire, qui fut toujours étroitement attachée à tous les moments de sa vie et de sa carrière, au deuil de ses enfants, de sa fille, qu’il chérissait, de ses fils, dignes continuateurs de la tradition paternelle.
Maurice Garçon a connu les joies d’un foyer harmonieux. Il l’a quitté sans secousse, sans souffrance. A vrai dire, il n’est pas mort. Il a seulement oublié de se réveiller. Il vit, il vivra toujours dans notre souvenir et dans notre affection.
[1] Mort le 29 décembre 1967, à Paris.