DISCOURS
de
M. ROGER CAILLOIS
de l’Académie française
délégué de l’Académie
Senhor Présidente da República,
Permiti que vos apresente em primeiro lugar as minhas saudaçôes, e associe a Academia francesa a gratidào que sente a Academia brasileira, orgulhosa pela vossa presença neste recinto onde ela manifesta de modo brilhante a estima em que as mais altas instâncias do Estado têm uma assembleia de homens livres e independentes. O fato é significative.
Cher Elmano Cardim,
Les paroles de bienvenue que vous venez de m’adresser m’ont ému premièrement par la connaissance qu’elles supposent d’une œuvre qui a sans doute une cohérence souterraine, mais qui apparaît presque nécessairement d’abord comme une espèce de bric-à-brac. Elles m’ont surtout touché par une générosité et une gentillesse où j’ai reconnu celles de mes nombreux amis brésiliens, et où j’ai appris à voir une des caractéristiques majeures d’un pays où l’audace de la nature — et celle des hommes envers la nature — ne peut que stupéfier les autres nations.
Monsieur le Président de l’Académie, Messieurs,
J’ai ressenti comme un honneur excessif, mais avec une très grande joie, le fait d’avoir été désigné d’emblée et à l’unanimité par l’Académie française, quoique le dernier reçu dans son sein, pour la représenter à la commémoration du 75e anniversaire de la fondation de votre illustre Compagnie. Ce choix singulier, à la réflexion s’explique d’un mot. Mes confrères n’ont pas cherché le plus digne. Ils ont voulu vous déléguer un ami. J’ajouterai un vieil ami. C’est au Brésil, en 1939, à Pernambouc que j’ai touché pour la première fois le sol du Nouveau Monde ; au Brésil, que pour la première fois abandonnant l’austérité analytique et impersonnelle de mes travaux, je me suis risqué à donner un accent plus ému, plus tremblant, plus tremblé à ma méditation ; au Brésil encore où j’ai eu le privilège de connaître et d’approcher plusieurs des hommes dont le talent exceptionnel et l’exceptionnelle dignité m’ont le plus impressionné et continuent d’avoir pour moi valeur d’exemple, tels — pour ne citer que les morts — Mario de Andrade et Joào Guimarâes Rosa. Les minéraux — quartz et agates —, les insectes — Caligo et fulgore — qui ont fourni le support de mes théories ou de mes rêveries et qui peuplent ma demeure sont en écrasante majorité originaires du Brésil. Les deux pierres qui constituent la garde de l’épée que je porte en ce moment sont brésiliennes. Celle qui en termine le pommeau ne vient pas d’un autre pays : elle vient de l’espace. Brésil, enfin, dont le nom dérive, par l’intermédiaire d’un bois écarlate, du nom de la braise et du brasier et que je m’émerveillais de rencontrer, sur les bancs de lycée, dans des textes bien antérieurs à la découverte de l’Amérique.
Dernier trait, pour revenir à l’Académie et pour compléter tant d’affinités, de coïncidences et d’occasions d’osmose. Pendant la Seconde Guerre mondiale, votre Compagnie, très généreusement, a invité un jeune écrivain presque inconnu à prononcer une conférence dans cette même salle. Ainsi m’a-t-il été accordé de prendre la parole parmi vous plus d’un quart de siècle avant qu’elle me soit donnée sous la Coupole du Quai Conti pour mon remerciement. Vous comprendrez sans peine, dans ces conditions, avec quelle émotion j’ai reçu mission de vous apporter aujourd’hui le salut fraternel de l’Académie française et de vous dire combien profondément elle a été sensible, combien elle est fière et heureuse que vous ayez tenu à l’associer à cette commémoration. Elle se réjouit de cette fête et d’avoir été invitée à y prendre part. L’Académie française, Messieurs, est en effet persuadée qu’il existe entre nos deux Compagnies, sans compter avec d’autres dans le monde, une solidarité certes diffuse, mais dont je désire maintenant montrer qu’elle peut revêtir une portée plus grande qu’il ne paraît au premier regard.
Sans doute ne convient-il pas de se faire d’illusions. Le monde moderne se caractérise par un effrayant progrès en nombre et en puissance des moyens de diffusion instantanée, de persuasion insidieuse, de contrôle efficace, dont la société dispose pour assurer sa cohésion et, avec elle, une dangereuse et implacable uniformité. Même là où la liberté d’opinion n’est pas restreinte ou persécutée, la liberté purement mentale et pour ainsi dire secrète de la pensée, où il semble que le pouvoir n’ait pas de prise, n’en est pas moins circonvenue, sans même que l’individu s’en rende compte. L’individu est étouffé, submergé par l’immense volume de formules et d’images que déversent, agitent et véhiculent sans répit, la presse, la radio, la télévision, toute une panoplie d’appareils de transmission et de multiplication qui le sollicitent, l’occupent, et dont bientôt, comme d’une drogue, il ne sait plus se passer. Cependant, depuis le début des temps, l’esprit, pour le bon cheminement de ses démarches, a besoin de solitude, de silence et d’un refuge qui le mette à l’abri des rumeurs, des passions, des fanatismes, des haines et de toute excitation importune capable d’obnubiler le jugement. Un havre de sérénité, de maîtrise de soi, est nécessaire à l’heureux exercice de la pensée.
Je m’assure que votre premier Secrétaire général, Joaquim Nabuco, en avait conscience, lorsque, dans son discours de la séance inaugurale du 20 juillet 1897, dont nous célébrons aujourd’hui le souvenir, il assigna à votre Compagnie comme la condition même de son utilité, ce qu’il nomme hardiment et splendidement la « mésintelligence essentielle » de ses membres. « Je sais, s’écria-t-il, que nous aurons tous le plaisir d’être d’accord pour être en désaccord. » Il continue : « La meilleure garantie de la liberté et de l’indépendance intellectuelle est de rester unis avec l’esprit de tolérance qui anime ceux dont les avis s’opposent en matière d’art et de poésie. » Allant plus loin encore, il estime indispensable l’abdication partielle et temporaire des partis-pris politiques, une fois franchi le seuil de la salle des séances : « Pour que la politique, décide-t-il avec une rare justesse d’expression, atteigne à la littérature et entre à l’Académie, il faut qu’elle ne constitue pas son propre objet, mais qu’elle disparaisse dans la création qui est son œuvre. » Qu’elle ne constitue pas son propre objet ! Magnifique formule et qui n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire.
De nos jours, vous le savez, les charges et les responsabilités de l’administration des nations sont nécessairement tentaculaires et tendent à ne rien laisser subsister qui soit en dehors de ses rouages. Il ne sert de rien de s’en affliger. La complexité croissante des structures de l’État moderne rend cette emprise quasi inévitable et le perfectionnement des techniques rend cet inévitable effectif et sévère. Les décisions du pouvoir s’étendent ainsi jusqu’à l’écartement des rails et au format des enveloppes.
L’Histoire va vite. Quarante ans après la mise en garde prophétique de Joaquim Nabuco, un de ses lointains confrères parisiens, Paul Valéry, s’épouvante du chemin parcouru et préconise la création de manières de « réserves » pour ceux qui se résigneraient mal aux nouvelles conditions imposées à la pensée, non pas par la malice des gouvernements, mais par la force des choses. Il écrit :
« Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’Hommes libres. »
Certes, le tableau est poussé au noir. Chacun pourtant est obligé d’admettre qu’il ne manque pas de vérité, du moins à terme et par antiphrase. Qui nierait alors que les Académies représentent à l’heure actuelle, sinon la préfiguration des couvents imaginés par Paul Valéry, du moins les derniers asiles où l’habitude de la politesse et du respect d’autrui, les qualités de sang-froid, d’impartialité, d’exactitude, le goût à la fois de la rigueur et de la nuance dans la conduite du raisonnement sont honorés, protégés, tenus pour vertus importantes, peut-être salutaires. Pourtant, elles ne sont que les courtoisies de l’intelligence à l’égard d’elle-même. Aujourd’hui, où elles deviennent rares, pire où elles sont regardées couramment comme signes de faiblesse ou de fourberie, il est prévisible qu’on recommencera d’en mesurer le prix et, par conséquent, de reconnaître la valeur de l’exemple, pour modeste et limité qu’il soit, procuré par ces Corps qu’il m’est arrivé de décrire comme « à la fois constitués et autonomes, officiels et indépendants », tels que continuent, pour leur honneur, d’être les Académies. « Peut-être le jour est-il proche, me suis-je précisément demandé au début de cette année, dans mon discours de réception, où l’on s’apercevra que de pareilles Collégialités anciennes, prestigieuses, tout ensemble autorisées et peu autoritaires, sur qui n’ont d’influence appréciable ni les passions ni les pouvoirs, ne sont un luxe qu’en apparence. Ce n’est pas un hasard si, de nos jours, il en subsiste si peu qui répondent simultanément à des caractères malaisément compatibles. »
Au moment où la liberté de la personne comme l’indépendance de l’esprit sont menacées par les mécanismes anonymes et aveugles qui apparaissent comme les revers obligés du progrès technique, au moment aussi où les plus graves sévices que puisse subir par la faute et pour la honte des hommes la dignité humaine ont été et sont un peu partout dans le monde tolérés, parfois revendiqués, vous ne vous étonnerez pas que j’ai choisi d’évoquer parmi tant d’autres, en cette cérémonie d’anniversaire, les ombres de Joaquim Nabuco et de Paul Valéry, comme j’aurais pu faire, si quelque pudeur ne m’avait retenu, celles d’Auguste Comte dont l’enseignement, et du maréchal Rondon, dont l’exemple ne sont pas, eux, immortels seulement par métaphore.
C’est sous leur invocation que j’ai l’honneur de vous présenter, Messieurs, les vœux et les félicitations de l’Académie française, et les miens propres.
Monsieur le Président de la République, à l’heure où le Brésil, émule des constructeurs dévots des Pyramides d’Égypte et des bâtisseurs militaires de la Grande Muraille de Chine, entreprend le travail de titans de la Transamazonienne pour la métamorphose pacifique d’un continent, j’exprime les souhaits que forment tous les amis de ce pays pour sa prospérité et pour sa gloire.