INAUGURATION D’UNE EFFIGIE
DE
LOUIS BARTHOU
à PAU, le 17 avril 1971
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. JACQUES CHASTENET
délégué de l’Académie française
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs,
M. le Président de l’Association régionaliste, M. le Maire de Pau et M. le Président du Conseil général des Pyrénées Atlantiques viennent, avec autant de talent que de compétence, de nous montrer plusieurs aspects du personnage si divers et si attachant que fut Louis Barthou. L’autorité et le rare don de parole de M. le Ministre des Affaires étrangères vont compléter le portrait.
Nous connaissons maintenant ou nous allons connaître le pétulant Béarnais, l’esprit curieux de tout, le cœur généreux, l’orateur chaleureux, l’agile manœuvrier parlementaire, le diplomate avisé, le fervent patriote, l’homme d’État dix-sept fois ministre et une fois — dans des circonstances particulièrement difficiles — chef du Gouvernement, bref, une des plus hautes figures de la Troisième République.
Ayant aujourd’hui l’honneur de représenter l’Académie française, qu’il me soit permis de dire quelque chose de Louis Barthou homme de lettres et académicien.
Il fut élu à l’Académie à la fin de 1918, alors que se terminait la première guerre mondiale. La France en sortait affaiblie, mais victorieuse ; de cette victoire, notre homme avait été l’un des ouvriers puisque c’est à son énergie qu’avait été dû le vote de cette loi des Trois ans qui, en décidant l’appel par anticipation de la classe 1913, avait permis à notre armée active de n’être pas numériquement trop inférieure à l’armée allemande.
Hélas, la guerre qu’il avait contribué à gagner avait coûté atrocement cher à Barthou puisqu’elle lui avait ravi son fils unique, un garçon de dix-huit ans, plein de promesses, engagé volontaire dans la cavalerie et tué à Thann, en Alsace, dès le 14 décembre 1914. Jamais le père ne se releva tout à fait de ce coup : après une période d’affliction et de retraite sa vitalité débordante, sa gaîté foncière, son insatiable besoin d’activité semblèrent, aux yeux non avertis, prendre le dessus. Mais sa blessure était toujours saignante et la moindre allusion aux morts de la guerre lui faisait mouiller les yeux.
Cette lancinante douleur ne l’empêche point d’être heureux de son élection à l’Académie française, élection dont, depuis déjà assez longtemps, il caressait discrètement l’espoir.
Il succéda à Henry Roujon.
Figure un peu oubliée aujourd’hui, Roujon tint au début du siècle une place importante dans les milieux littéraires et artistiques de la capitale : successivement ou simultanément, critique littéraire, haut fonctionnaire du Ministère de l’Instruction publique, directeur des Beaux-Arts, secrétaire perpétuel de l’Académie du même nom, il était, comme on dit, une « personnalité bien parisienne ». Barthou, qui avait été son ami, en traça un portrait haut en couleur quand, le 6 février 1919, il prit séance sous la Coupole.
Le nouvel académicien apportait à la Compagnie un bagage littéraire déjà important. Dès 1913, il avait publié un Mirabeau à la fois solidement documenté, très vivant et très équitable ; l’année suivante il avait donné un volume d’Impressions et d’Essais contenant de remarquables jugements historiques ; en 1916, il avait fait paraître un Lamartine orateur extrêmement nouveau : sa passion de collectionneur d’autographes l’avait amené à découvrir un projet inédit de discours dans lequel Lamartine donnait une définition magnifique de la politique, — ou au moins de ce qu’elle devrait être :
« La politique est la science des rapports des hommes entre eux, des nations entre elles ; c’est le mécanisme moral des sociétés humaines au moyen duquel Dieu fait vivre les hommes en familles nationales et multiplie la force de chacun par la force de tous. »
Barthou montra qu’il avait fait sienne cette définition.
Inlassable, il avait aussi publié, pendant la guerre, trois fortifiants petits volumes de circonstance : Lettres à un jeune Français, Sur les routes du Droit, l’Heure du Droit.
Sans doute ne fut-ce pas surtout son œuvre historique et littéraire qui lui valut un fauteuil académique. Ce furent bien plutôt ses qualités de sagace homme d’État et de brillant orateur.
La tradition est ancienne qui veut que l’Académie française fasse place, à côté d’une majorité de purs écrivains, à des hommes illustrant les forces armées, l’Église, la Science, le Barreau et le Parlement. Pour ne parler que des derniers, dans le temps que Louis Barthou devint académicien, l’étaient déjà Paul Deschanel, Alexandre Ribot et Raymond Poincaré ; Georges Clemenceau allait l’être.
Cette tradition paraît momentanément interrompue et l’Académie française ne compte aujourd’hui aucun homme public. Est-ce défaut, si j’ose dire, de « matière première » ? Est-ce insouciance des élus du peuple de briguer un suffrage fort restreint ? N’est-ce pas plutôt le fait que, si les discours parlementaires avaient souvent, naguère encore, un tour littéraire, ceux d’aujourd’hui, qu’ils soient prononcés à la tribune ou à destination du petit écran, sont en général plus directs, plus dénués d’apparat et, d’aventure, moins grammaticalement corrects.
Quoi qu’il en soit ne peut-on regretter l’absence actuelle de tout homme politique au sein de l’Académie ? Du fait de cette absence, la Compagnie me paraît perdre quelque chose de cette qualité représentative des grandes valeurs françaises qui n’a pas peu contribué à sa notoriété comme à sa pérennité. Je me permets, à titre tout à fait personnel, de former le vœu que cette lacune ne tarde pas trop à être comblée.
Élu principalement comme homme d’État, Louis Barthou témoigna vite qu’il était aussi un écrivain fécond. Il n’était pas encore reçu qu’il publiait celui de ses livres destiné à faire le plus de bruit : Les Amours d’un poète.
J’ai dit qu’il était un passionné chasseur d’autographes et de documents inédits. Cette quête le conduisit à réunir les matériaux d’une étude très poussée sur la première tendresse de Victor Hugo pour sa femme, Adèle Foucher, sur les relations amoureuses de celle-ci avec Sainte-Beuve et, finalement, sur la longue liaison du poète avec Juliette Drouet.
L’affaire était déjà connue en gros, mais Barthou donna à son sujet, pièces à l’appui, les détails les plus précis. D’aucuns se sont demandés si ces révélations, toutes amusantes fussent-elles, étaient bien nécessaires et si elles ne risquaient de ternir par quelque endroit la gloire du grand poète.
Pourtant ce dernier avait écrit à Juliette : « Je ne veux pas que cette trace de ta vie soit pour toujours effacée ; je veux qu’on la retrouve un jour quand cette révélation ne pourra plus briser le cœur de personne. »
Barthou pouvait affirmer qu’il n’avait fait que déférer au vœu de Victor Hugo. Ajoutons qu’en fait de révélations croustillantes notre époque en voit bien d’autres...
En 1919, Barthou donne une Bataille du Maroc, hommage rendu au génie colonisateur de Lyautey. En 1926 et 1932, dans un Neuf Thermidor et un Danton, il montrera tout ce qu’une connaissance vécue des ressorts de la vie politique peut ajouter à l’érudition.
Mais il n’est pas seulement un homme d’État de grande classe, un historien de premier mérite, un ardent collectionneur d’autographes, un amateur qui manie avec une joie sensuelle les exemplaires originaux sur grand papier qui remplissent sa bibliothèque : il se montre aussi passionné de musique, et, sans être lui-même un exécutant, il fait preuve, en matière musicale, du goût le plus sûr. En témoignent les belles pages qu’il écrit sur Beethoven et l’émouvante étude qu’il publie sous le titre : La Vie amoureuse de Wagner.
Ce que ne saurait rendre une brève évocation de son œuvre littéraire, c’est le magnétisme qu’irradiait sa personne, c’est le charme de sa conversation, c’est aussi, en dépit de la quasi-universalité de son savoir, son absence complète de pédanterie.
Maître de la plume, son style évoquait dans sa verdeur, celui de son compatriote Henri IV, causeur étincelant, jamais ses propos ne fleuraient la conférence. Primesautier, assez souvent gamin, d’aventure égrillard, il laissait cependant toujours transparaître un fond de sérieux ; on pouvait deviner que son apparent scepticisme masquait beaucoup de pudeur.
Ceux qui, comme moi, ont eu le privilège d’approcher Louis Barthou ne l’oublieront jamais. Il faisait honneur à la France et du même coup à l’Académie française où son souvenir, trente-six ans après sa fin tragique, reste toujours vivant.