RÉPONSE
DE
M. Henri GOUHIER
Madame la Présidente fondatrice,
Monsieur le Président et Messieurs les membres du jury,
Les noms des écrivains et des savants qui ont reçu le Prix mondial Cino del Duca disent l’exceptionnel honneur qu’il confère à ses lauréats. Je ne chercherai pas des formules compliquées pour vous exprimer ma reconnaissance; toutefois la nuance de mon remerciement sera le sentiment d’heureuse surprise que j’ai éprouvé quand j’ai appris la bonne nouvelle et qui, même après les généreuses, chaleureuses, affectueuses paroles de M. Maurice Schumann, persiste encore aujourd’hui sous forme d’une question : pourquoi suis-je ici ?
Ce prix est « destiné à récompenser et à mieux faire connaître un auteur dont l’œuvre constitue sous une forme scientifique ou littéraire un message d’humanisme moderne ». Je me suis donc tout naturellement demandé en quoi mon œuvre pouvait constituer un tel message.
À une époque où Étienne Gilson espérait avoir l’occasion de me recevoir sous la Coupole, il m’avait dit : « Mon discours de réception commencera par les dernières lignes de votre Barrès. » Le titre du livre, Notre ami Maurice Barrès, et les citations qui vont suivre, disent la jeunesse de son auteur. Dans la conclusion d’un ouvrage où « le culte du moi » avait été présenté comme un « humanisme » — « l’humanisme barrésien » —on pouvait lire : « J’en sais un qui, conduit par Barrès, se livra à des fouilles consciencieuses dans son moi, il en eut vite fait le tour; alors il s’avisa que le moi des autres serait sans doute infiniment plus intéressant...
Barrès m’a enseigné la sympathie qui fait l’histoire ; il m’a appris le secret de faire vivre en moi des personnalités qui n’étaient point la mienne... Il m’a conseillé de réserver le je pour les préfaces et de disparaître le plus vite possible... »
Ces « autres » pourvus d’un « moi intéressant » ne pouvaient être n’importe qui... De fait, ce furent Descartes et Pascal, Malebranche et Fénelon, Jean-Jacques Rousseau et Saint-Simon (celui des saint-simoniens), Maine de Biran et Benjamin Constant, Auguste Comte et Bergson.
Inutile de dire que la distance est longue entre les suggestions de « l’humanisme barrésien » et des ouvrages dont la fin est de faire connaître la pensée d’un philosophe. Il en est pourtant resté la conviction que pensée et vie du philosophe ne cessent guère d’être l’une dans l’autre, la biographie montrant le philosophe dans son temps et aussi l’influence de sa philosophie dans sa vie.
Les travaux conçus dans cette perspective impliquent une situation paradoxale à laquelle on donnerait volontiers le nom de re-création, avec un trait d’union qui éviterait toute confusion avec celui de récréation. Descartes crée un système de philosophie; l’historien de Descartes re-crée ce système. En quoi cette re-création est-elle paradoxale ? En ce fait qu’elle imposera un devoir de fidélité tout en reconnaissant un droit à l’originalité.
La re-création exige évidemment un devoir de fidélité, et d’abord de fidélité aux textes : avons-nous tous les textes ? Ceux que nous avons sont-ils corrects ? Disposons-nous de manuscrits ? Peut-on se fier aux témoignages que nous possédons ? Il y a parfois dans la re-création un travail préliminaire d’artisanat. Il y a toujours devoir de fidélité à l’esprit : rappelons qu’il ne s’agit pas ici du philosophe qui demande à Descartes ce que sa philosophie peut donner aux hommes de notre temps, ou du philosophe qui étudie dans la philosophie de Descartes une logique qui conduirait au spinozisme ou au kantisme : nous parlons de la fidélité dans la re-création de la philosophie de Descartes telle qu’elle a été pensée et vécue par Descartes dans la première moitié du XVIIe siècle.
Le devoir de fidélité à la lettre et à l’esprit doit pourtant s’accommoder d’un droit à l’originalité : dans re-création, il y a « création ». Pour re-créer la philosophie de Descartes, il faut bien choisir un point de vue, privilégier certains textes, inventer des hypothèses de travail; lire, c’est toujours interpréter... Le Descartes de Guéroult n’est pas le Descartes d’Alquié, et pourtant, ici et là, nous reconnaissons Descartes...
Cette analyse de la re-création — faut-il vous l’avouer — n’a pas été construite en pensant à l’historien des idées, mais en pensant au metteur en scène. Il s’agissait dans l’œuvre théâtrale de la relation entre le texte et la représentation; plus précisément : entre l’existence dans et par l’écriture et l’existence par la présence du comédien dans l’interprétation du metteur en scène. Cette seconde existence est une re-création, laquelle implique manifestement devoir de fidélité au texte et droit à l’originalité des interprètes. Lorsque Louis Jouvet monte L’École des femmes, il doit être fidèle au texte de Molière, mais il peut jouer la comédie telle qu’on ne l’avait jamais vue.
Qu’un jour — un jour sans date — un historien des idées ait, rétrospectivement, retrouvé non certes une identité mais une analogie entre son métier et celui du metteur en scène, voilà ce qui lui permet aujourd’hui de ne pas avoir l’air d’oublier dans sa bibliographie, comme s’ils étaient hors de notre sujet, quelques ouvrages sur le théâtre.
Dans la très bienveillante notice remise à l’Agence France-Presse pour annoncer votre décision, j’ai lu avec émotion : « C’est la première fois que le Prix mondial Cino del Duca est décerné à un philosophe. »
Le mot « philosophie » couvre des activités de l’esprit bien, différentes. Et d’abord la Métaphysique — avec une majuscule — qui est toujours plus ou moins directement une réflexion sur l’existence ou l’absence de Dieu. Mais il y a aussi des philosophies de la nature, des philosophies des sciences, des philosophies de l’art, des philosophies du théâtre, des philosophies sociales et politiques, et enfin des histoires de la philosophie. C’est évidemment à l’histoire de la philosophie qu’il faut penser aujourd’hui pour ce que nous appellerions au théâtre « une première ».
Comment alors des ouvrages d’histoire de la philosophie peuvent-ils constituer un message d’humanisme moderne ?
L’historien de la philosophie commencera par priver provisoirement l’humanisme de son isme. Il ne cherchera plus à mettre une définition sous une étiquette, mais à faire connaître, comprendre, aimer des hommes que l’on appellerait des surhommes si le mot n’était déjà retenu par une philosophie particulière.
Entendons-nous. L’histoire de la philosophie ne dessine pas un progrès la chronologie n’est pas une hiérarchie, Bergson n’est pas plus grand que Kant parce qu’il vient après Kant, mais le monde dans lequel il y a Bergson est philosophiquement plus riche que le monde dans lequel il n’était pas encore venu. Lorsqu’un de ces surhommes disparaît, comment ne pas rappeler le mot de D’Annunzio regardant, à la fin de son roman Le Feu, la barque funèbre qui quitte Venise avec le cercueil de Richard Wagner : « Le monde semblait diminuer de valeur. »
Faire en sorte que ne disparaisse pas avec eux cette valeur que leur œuvre apportait au monde, voilà, semble-t-il, la vocation humaniste propre à l’histoire des philosophes.