Réunion des Académies européennes
DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. Jacques de BOURBON BUSSET
Délégué de l'Académie française
Madrid, les 18-21 novembre 1992
La fondation de l’Académie française par Richelieu, en 1635, marque une date importante dans l’histoire de la culture française, parce que, pour la première fois, les débats d’une assemblée de lettrés ont été considérés comme s’inscrivant dans l’organisation et le devenir d’une société. Les statuts et règlements visés par le Cardinal consacrèrent le caractère officiel d’une institution, dont le cardinal de Richelieu était nommé « le chef et le protecteur » (fonction exercée aujourd’hui par le chef de l’État). Les lettres patentes précisent : si « l’une des plus glorieuses marques de la félicité d’un État est que les sciences et les arts y fleurissent et que les lettres y soient à l’honneur aussi bien que les armes », ce sera la mission de l’Académie française de rendre « le langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences ».
En inscrivant l’écrivain dans l’espace culturel national, l’État lui assurait par là même une raison sociale. Il lui proposait une carrière à laquelle s’attacherait désormais une dignité telle que les gens de lettres (un Corneille, un Racine, un La Fontaine en furent alors de prestigieux exemples) pussent avoir leur place à la Cour et, plus encore, participer par leurs écrits, à l’autorité de la monarchie comme à sa gloire.
Les statuts de l’Académie française confèrent à l’Académie et à ses membres un magistère intellectuel qui aura à s’exercer sur la langue, voire sur les lettres. « La principale fonction de l’Académie, disent les statuts, sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » À cet effet, « il sera composé un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique ». Notons enfin que les statuts font mention des « règles qui seront faites pour l’orthographe » comme devant s’imposer à tous.
La neuvième édition du Dictionnaire, dont le premier volume vient de paraître, comportera plus de 10 000 mots nouveaux, par rapport à l’édition de 1935 qui en comptait environ 35 000, pour tenir compte en particulier de l’expansion du vocabulaire des sciences et des techniques dans le langage courant, à quoi s’ajouteront les acceptions nouvelles.
L’Académie s’était réunie d’abord chez tel ou tel de ses membres ; elle fut accueillie, en juillet 1639, chez le chancelier Séguier, puis, en 1672, installée au Louvre par Colbert. Elle ne se transporta au Collège des Quatre-Nations (la Coupole) qu’à la suite du décret du 20 mars 1805 qui attribuait ce palais à l’Institut de France.
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’Académie était plus ouverte aux prélats et grands seigneurs qu’aux hommes de lettres (malgré les élections de Montesquieu en 1727, et de Marivaux en 1742). L’Académie commence son évolution avec l’élection de Voltaire, puis celle de d’Alembert. En 1760, Voltaire disposait à l’Académie d’une majorité philosophique agissante qui reflétait l’opinion d’une grande partie du public lettré et répondait aux aspirations des gens de lettres.
Puis, au cours du XIXe siècle, l’évolution de la société et celle de la République des lettres vit apparaître de nouveaux types : le bohème, l’artiste, et de nouveaux emplois : le journaliste, le feuilletoniste. Ainsi, l’Académie du XIXe siècle s’ouvrit-elle aux représentants de genres qui n’y avaient pas trouvé leur vraie place aux siècles antérieurs, tel le roman. Ainsi se créa un corps réunissant — outre les grands romantiques consacrés, tels Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Vigny, Musset — des hommes politiques, des hommes d’Église, des journalistes, des critiques, des universitaires, des dramaturges, des historiens et des savants, tels que Pasteur.
À la publication de son Dictionnaire, l’Académie a su joindre et développer une mission de mécénat. L’administration des dons et legs qui lui sont consentis lui permet de décerner chaque année une centaine de prix, parmi lesquels les Grands Prix de Littérature, du Roman, du Théâtre, de Poésie, d’Histoire, les Prix de l’Essai, de la Critique, de la Nouvelle, du Rayonnement de la Langue française, et, depuis 1986, le Grand Prix de la Francophonie (d’un montant de 400 000 francs). Créé à l’initiative du Gouvernement canadien, ce Prix fut décerné successivement au poète et dramaturge libanais Georges Schéhadé, au critique et érudit japonais Yoichi Maeda, au poète malgache Jacques Rabemananjara, à l’astrophysicien canadien Hubert Reeves, au romancier égyptien Albert Cossery, au cardinal belge Suenens, ancien archevêque de Malines-Bruxelles.
Depuis février 1986, date du premier Sommet des pays ayant en commun l’usage du français, qui s’est tenu à Versailles, l’Académie française n’a cessé de soutenir toutes les initiatives en faveur de la Francophonie.
Pour mener à bien cette politique, elle a créé, après la Commission du Dictionnaire, une deuxième Commission permanente, la Commission de la Francophonie, composée de douze membres, chargés de décerner chaque année le Grand Prix international de la Francophonie, dont on vient de parler, ainsi qu’à déterminer toutes les actions en faveur du monde francophone que l’Académie française pourrait susciter ou soutenir.
C’est ainsi qu’en 1988, et grâce à un don de la Société Fiat-France, l’Académie a provoqué une réunion d’une commission d’experts internationaux, qui a présenté, au troisième Sommet des pays francophones à Dakar, un projet de création, à Alexandrie, d’une Université internationale de langue française au service du Développement africain.
Ce projet a recueilli alors l’assentiment de tous les chefs d’État et de gouvernement présents. Cette Université Léopold Senghor, qui a ouvert ses portes un an plus tard, en octobre 1990 a décerné cette année ses premiers diplômes et a accueilli sa troisième promotion d’auditeurs.
Grâce à cette initiative de l’Académie française, d’autres projets similaires ont pu être réalisés, et sur le même modèle que l’Université Senghor d’Alexandrie. Il vient d’être décidé la création à Hanoi d’un Institut francophone d’informatique et de gestion.
Le grand intérêt qui se manifeste dans le monde entier pour la langue française tient, je crois, au fait que la langue française, comme l’esprit français, sait concilier l’enracinement et l’invention. À une époque où le déracinement et l’uniformité sont de règle, la fidélité inventive apparaît comme une solution possible et comme l’amorce d’un modèle.
Depuis plusieurs années, l’Académie française est consultée par toutes les instances créées tant par les services du Premier ministre que par le ministre de l’Éducation nationale sur tous les problèmes ayant trait à la langue française.
Ainsi l’Académie est constamment consultée non seulement par les pouvoirs publics, mais aussi par de nombreuses institutions non gouvernementales, et exerce une véritable magistrature morale sur tout ce qui concerne les problèmes de langage.
Comme l’écrivait Paul Valéry en 1935, l’Académie française « ne se réduit pas à une société qui compose un Dictionnaire et qui honore chaque année les mérites qu’elle distingue ». Et il ajoutait ces phrases qui paraissent aujourd’hui d’une étonnante actualité :
« Tout ce que nous voyons fait concevoir, par contraste, l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité. On pense à un îlot où se conserverait le meilleur de la culture humaine. Une sorte de conscience éminente veillerait sur la cité. »
Je pense que toutes nos Académies pourraient constituer ces îlots dont parlait Paul Valéry, il y a cinquante-sept ans.