DISCOURS
PRONONCÉ PAR
Mme Jacqueline de ROMILLY
Déléguée de l’Académie française
à l’occasion du colloque consacré à
Maurice GENEVOIX
pour le 100e anniversaire de sa naissance
Bibliothèque historique de la Ville de Paris
le 15 décembre 1990
Mesdames, Messieurs, vous avez entendu le message de M. Maurice Druon et vous avez, je l’ai vu, été sensibles à sa chaleur. J’ai été, quant à moi, émue de vous le lire. Et nous mesurons tous, certainement, ce que les divers hommages rendus à Maurice Genevoix ces derniers mois ont eu de profond et de significatif.
Maurice Druon — connaissant les colloques et connaissant aussi les êtres humains — prévoit que chacun d’entre nous a son Maurice Genevoix. Et le fait est que chacun réagit à une œuvre comme la sienne de façon personnelle et directe. Peut-être mon témoignage sera-t-il, cette fois, plus affectif, et même plus féminin que ne le voudrait l’histoire littéraire ; mais si je devais me contenter de deux mots pour dire ce qui fait à mes yeux le prix de son œuvre, je dirais que c’est la tendresse, et la qualité de son amour de la vie.
Si je parle de vie, ne m’objectez pas aussitôt qu’il aimait aussi la nature et la Loire ! Je le sais. Mais, pour lui, c’était encore la vie : la phrase que nous avons sous les yeux, dans la carte d’invitation à l’exposition, ne fait-elle pas allusion au « sourire » de la Loire, la comparant à un visage de femme — avec cette addition si révélatrice : un « clair » visage de femme ? La nature, en effet, est vie. Et permettez-moi de le dire : je comprends si bien, moi la Provençale d’adoption, ce que pouvait représenter pour lui l’amour de sa maison, des forêts, des bêtes longuement observées qui peuplent les bois et les eaux et qu’il a décrites de façon si ravissante — le loriot, et l’écureuil, et les poissons aux éclats d’argent ! Je n’ai à Aix que des poissons rouges, mais je me sens immédiatement requise et enchantée, quand je le vois décrire de quelques mots vifs les poissons qui oscillent un instant, inquiets, et puis filent, leurs nageoires vibrant « comme des embryons d’aile, et piquent du nez vers les ténèbres fraîches ». Non seulement je les vois, toutes ces créatures des bestiaires ou des romans, mais, à travers ses notations, je frémis avec elles ! Je frémis de leur peur, ou bien de leur fierté. Et je pense que c’est bien la marque de sa sensibilité que d’avoir choisi de décrire la vie de la forêt et ses péripéties en s’identifiant, dans La Dernière Harde, au jeune faon effaré, dont la mère vient d’être tuée, et qui peu à peu acquiert l’arrogante beauté du grand cerf, grisé de sa liberté. Tout est décrit, senti, imaginé, de son point de vue, par une sorte de miracle de la sympathie. Et, autre miracle, on ne peut pas aimer plus qu’il n’a fait les chasseurs et les braconniers, ni non plus les bêtes qu’ils traquent et brûlent d’abattre. Cette double sympathie est la marque de Maurice Genevoix.
Mais déjà je suis passée des bêtes aux hommes : cette palpitation de vie animale, qui séduit partout dans l’œuvre ne doit pas, en effet, nous faire oublier les hommes : tout part d’eux et revient à eux. Et c’est peut-être ce qui me touche le plus dans tous les livres de Maurice Genevoix, que cette amitié humaine qui y fleurit sous toutes les formes possibles.
Elle paraît en des images gracieuses, avec ces adolescents qui s’épanouissent au bord de la Loire, ou finissent par y revenir, et qu’une éducation sentimentale secoue ou met à l’épreuve en les mûrissant sans ternir leur fraîcheur. Mais ce serait trahir grossièrement l’œuvre de Maurice Genevoix que de n’en retenir que ces images adolescentes et protégées. J’ai évoqué pour les animaux, la chasse et la passion du braconnier : comment parler des hommes sans l’arrière-fond de la guerre ? La guerre et la présence de la mort ont marqué l’œuvre de Maurice Genevoix. Elles en ont occupé les débuts : Sous Verdun, Nuits de guerre, La Boue, Les Éparges... Nul n’avait dit la réalité de la guerre de façon aussi directe ni aussi simple. Or, je crois que c’est là que se mesure le mieux sa véritable originalité à cet égard. Car il a dit tout cela sans dureté ni amertume. Avoir vécu les horreurs des tranchées, avoir vu souffrir et mourir, avoir frôlé la mort de tout près, et avoir su, au travers de cette expérience, percevoir et exprimer encore tant de tendresse pour les hommes — voilà la merveille, telle qu’on la rencontre à chaque instant dans l’œuvre.
Permettez-moi, tant le principe me touche, de citer deux images qui m’apportent cette impression dans toute sa force. La première se trouve précisément à la fin d’un livre : c’est celle du soldat qui, dans la tranchée où tous les hommes gèlent, cède son tour devant le feu à celui qui suit; il le fait au prix d’un gros effort, mais il le fait, sans phrases ; et ce petit sursaut de solidarité humaine nous réchauffe, nous lecteurs, comme réchauffait ce feu. Ou bien, beaucoup plus loin du quotidien, je pense à ce cas où la limite est atteinte et dépassée : je pense au regard de cet homme en train de mourir, incapable de bouger ou de parler, mais qui use ses dernières forces pour transmettre un ultime avertissement à son compagnon. Ce compagnon était Maurice Genevoix et il dut la vie à cet avertissement.
Cette tendresse humaine, anonyme et vivace, et qui se retrouve dans toutes les occasions, humbles ou grandes, est, je crois, ce qui donne au monde que nous ouvre Maurice Genevoix sa véritable dimension. Elle aide aussi à mieux mesurer ce que la sérénité de beaucoup de ses textes suppose de sagesse et de pitié, vécues et accumulées.
Il a écrit quelque part une très belle phrase sur le monde de l’enfance. « Je voudrais aussi, d’un même vœu, que le monde des apparences où sinue le beau fleuve qui m’a charmé toute ma vie ressemble à ce qu’il est en vérité — un monde éternellement vierge, merveilleux, inépuisablement fleurissant - autrement dit le monde de l’enfance, où ceux qui deviendront des hommes, mieux qu’ils ne le sauront jamais, savent admirer, comprendre et aimer. » C’était peut-être là son secret. Mais on ne retrouve ce monde vierge de l’enfance, ou on ne le préserve en son cœur, que par un patient effort sur soi-même.
Mesdames, Messieurs, je crois qu’aujourd’hui nous souffrons tous de nous être écartés de cette sagesse-là, et que nous devons saluer avec reconnaissance ceux qui nous enseignent la voie secrète qui y ramène. C’est pour moi le sens profond que revêtent cette commémoration et ce colloque. Deux jours pour nous entraîner à retrouver ce regard-là, ce n’est pas de trop.
Vous ne me reconnaîtriez pas si je ne citais pas la Grèce. Eh bien, nous ne sommes peut-être pas si loin de son esprit. Chez Homère aussi, il y avait des blessures et du sang ; mais chez Homère aussi tout était beau et lumineux !
Cependant, éteignons un peu les lumières de l’Égée ! Retournons aux moirures diaprées de la rivière qui serpente entre les arbres, dans le secret et le silence. Notre journée commence avec la Loire ; et il est grand temps que je donne la parole à M. André Bourin, qui va nous en parler — et que nous regardions, avec Maurice Genevoix, « sourire le visage de la Loire ».