Centenaire de la naissance de Henri de Régnier
DISCOURS
PRONONCÉ À LA SORBONNE
le dimanche 21 février 1965
Monsieur le Président,
Mesdames,
Messieurs,
Le grand poète et le parfait écrivain dont vous commémorez aujourd’hui le centenaire méritait qu’un hommage public lui fût rendu en Sorbonne.
Si on lui eût prédit une telle cérémonie, peut-être eût-il dit en laissant glisser son monocle avec cette élégante ironie que ses familiers goûtaient tant : « Pourquoi la Sorbonne ? J’aimerais mieux un des salons du café Quadri, à Venise, ou un bosquet dans le Parc de Versailles. »
Mais nous avons bien fait, en nous réunissant ici, de vaincre ce vœu trop discret, car Henri de Régnier n’a pas été seulement un poète novateur, un romancier hardi, un essayiste remarquable : il a représenté, sa vie durant, une figure exemplaire qui peut servir de modèle à tous les jeunes gens qui se préparent à la carrière des lettres.
Comment et pourquoi, un beau jour, est-on tenté d’écrire ? Par une sorte d’enthousiasme qui libère l’expression. Par une timide émulation avec les maîtres que l’on admire. Par l’espoir, sinon la conviction, que l’on apportera quelque chose de neuf.
Or, dès les premières œuvres poétiques d’Henri de Régnier, j’aperçois ces trois signes. Il est habité par la flamme poétique, et, sans rompre ouvertement avec les formes classiques, sans renier la sagesse des dieux qui l’ont précédé, il sent, il sait, qu’il peut donner à la poésie un rythme nouveau et une démarche plus libre qui lui feront faire un bond en avant.
Sans doute est-ce pour cela que ses premiers poèmes eurent tant d’attrait pour les hommes de ma génération.
Cet art si simple, cette inspiration si naturelle qui semblait naître de pipeaux liés à la main, avaient une grâce nouvelle. Poèmes anciens et romanesques et Tel qu’en songe furent véritablement des révélations pour les jeunes cerveaux affamés de poésie du début du siècle, et plus ou moins indifférents aux versificateurs officiels.
Je ne vais pas m’engager dans un cours de poétique, surtout devant les Présidents de la Société des Gens de lettres et de la Société des Poètes français.
Pourtant reconnaissez que les règles rigoureuses de notre art poétique ont, pendant des siècles, imposé comme un corset de fer à l’inspiration de nos poètes.
Je ne fais pas là une déclaration subversive. Fénelon l’avait déjà dit, et mieux que moi, dans sa Lettre à l’Académie. Et si le texte vous intéresse, il vous suffira de lire l’excellent ouvrage que Wladimir d’Ormesson vient d’écrire sur le Clergé et l’Académie.
« Me sera-t-il permis de représenter ici ma peine — disait déjà Fénelon — sur ce que la perfection de la versification française me paraît presque impossible ?... Notre versification perd plus, si je ne me trompe, qu’elle ne gagne par les rimes ; elle perd beaucoup de variété, de facilité et d’harmonie... (Ne dirait-on pas que Fénelon pressent la poésie pure, qu’il appelle, pour ainsi dire, la chanson d’Apollinaire et même le souffle de Claudel ?)... Souvent — continue-t-il — la rime, qu’un poète va chercher bien loin, le réduit à allonger et à faire languir son discours ; il lui faut deux ou trois vers postiches pour en amener un dont il a besoin... La rime ne nous donne que l’uniformité des finales, qui est souvent ennuyeuse et qu’on évite dans la prose tant elle est loin de flatter l’oreille... »
Plus loin, Fénelon, ce précurseur, louera les vers irréguliers opposés aux alexandrins. « Leur inégalité sans règle uniforme donne la liberté de varier leur mesure ou leur cadence suivant qu’on veut s’élever ou se rabaisser. »
Le jeune Henri de Régnier et l’école symboliste l’avaient admis. Et c’est en cela qu’ils ont ouvert largement des allées nouvelles dans la poésie française.
Plus tard, on le sait, Henri de Régnier est revenu à des formes traditionnelles. Il avait compris qu’un inventeur lance un message — une bouteille à la mer — mais qu’il ne doit pas s’obstiner aveuglément ni piétiner sur sa découverte. Admirateur de Mallarmé, ami des symbolistes, il était aussi très près d’Heredia. Ronsard, Chénier, Hugo durent être toujours pour lui de grandes voix qui chantaient dans sa mémoire. Et c’est dans cet esprit qu’il écrivit les Jeux rustiques et divins, les Médailles d’argile et la Cité des eaux. Les titres mêmes de ces ouvrages marquent leur intention. Aux rondes d’idées et d’images qui, je le répète, ont peut-être tracé le chemin d’Apollinaire, ont succédé le dessin ferme et la beauté de la frappe.
Quant à Henri de Régnier romancier, je crois qu’on peut aussi le rattacher à ses premiers goûts de jeunesse et à son appartenance à l’école symboliste.
Qu’il s’agisse du Trèfle blanc, de la Double Maîtresse, du Passé vivant, ou des Vacances d’un jeune homme sage, il y a toujours une part de légende, d’allusion, de choses suggérées, dans son art de narrateur.
Quand j’ai prononcé l’éloge d’Henri de Régnier après lui avoir succédé à l’Académie, j’ai fait remarquer que la Double maîtresse pouvait même être considérée comme le premier roman freudien de notre littérature. Et cela bien avant que les théories de Freud fussent connues en France.
En effet, qu’est-ce que ce triste héros, Nicolas de Galandot, sinon un homme dont les psychiatres vous diront qu’il a été arrêté dans son développement normal par l’éducation que lui a donnée une mère implacable, par une terreur qu’il a subie dans sa jeunesse et la persistance d’un souvenir ?
Le Passé vivant, autre roman qui a fait la célébrité d’Henri de Régnier (le titre même est devenu allégorique), c’est la survivance de certaines forces occultes, le retour en nous de certains thèmes qui filtrent à travers notre raison et pèsent sur nos actes. Là encore on pourrait se demander si Henri de Régnier n’a pas été un précurseur et si, bien avant le romancier anglais Lawrence, il n’a pas admis l’hypothèse — oh ! sans l’ériger en système — d’un tissu mystique qui composerait l’être humain et agirait sur notre destinée comme le fatum des anciens.
Enfin, pour achever de vous montrer l’actualité de cette œuvre — l’actualité, on sait comme cela compte, de nos jours, dans les jugements de la jeunesse sur la littérature ! — laissez-moi vous conseiller la lecture d’un article fort ingénieux, publié récemment dans le Mercure de France sous la signature de M. Marin Maurin.
L’auteur y souligne, dans tous les romans ou les contes d’Henri de Régnier, un thème majeur qui est le labyrinthe. Des cheminements mystérieux entre de hautes parois qui ressemblent à des prisons fabuleuses, voilà ce qu’il relève en suivant l’action de presque tous les personnages inventés par Henri de Régnier et en notant la description des lieux à demi rêvés où ils passent.
Et il est bien vrai — aucun lecteur familier d’Henri de Régnier ne me contredira — qu’en voyant à l’écran l’Année dernière à Marienbad on ne pouvait s’empêcher de penser aux personnages de l’énigmatique Hertulie dans le Trèfle noir.
« Les salles par où repassait la fugitive lui paraissaient plus spacieuses ; les lustres amortis suspendaient au-dessus de sa tête le pendentif de leur silence cristallisé ; de chambre en chambre, haletante et lasse, dans une où étaient les miroirs, elle s’arrêta. »
Comme essayiste et critique, Henri de Régnier a su être franc avec indulgence et enthousiaste dans ses admirations quand il le fallait.
Parfois ce sont des morceaux d’une magnifique envolée qu’il écrit à propos d’une lecture. Qu’on se rappelle ce passage sur l’Histoire du Moyen Age de Michelet :
« Fresque terrible qu’il écrit à mesure sur la muraille du temps rois, princes, prêtres, soldats y figurent, chacun peint en sa réalité violente ou fourbe. Époque bruyante et morne. Le sceptre heurte le glaive, la mitre se cogne au casque; cantiques et clameurs, abattement et frénésie, puis le sombre silence des pestes et des famines, et tout bas, au fond du drame dont se suivent les péripéties, le long soupir du grand acteur épars, du peuple courbé sur la glèbe et suant sur le sillon et qui, parfois, se redresse, veut être, vivre, s’agite et retombe. Acteur mystérieux, innombrable et taciturne qui, parfois, emplit la tragédie du chœur lamentable de ses maux, du murmure éternel de sa houle humaine. »
Splendide évocation où l’on voit le génie imprimer son mouvement et prodiguer sa richesse d’images à celui qui l’admire.
Vais-je, avant de terminer, vous faire un portrait de l’homme que j’ai eu le privilège d’approcher et d’écouter souvent ? Malgré son air froid et un peu hautain, il avait une extrême bonne grâce et faisait une belle place à l’amitié. Seulement il gardait son quant-à-soi. Au début de sa carrière, on le voit s’associer avec d’autres poètes. Cependant il ne fait partie d’aucun cénacle, il se dérobe aux camaraderies trop faciles. Il ne se tient pas dans la tour d’ivoire du symbolisme, mais il garde ses secrets et défend sa personnalité.
Rien de guindé dans sa conversation. Il aime l’esprit, mais l’esprit qui voile d’ironie une profondeur véritable. « L’esprit — a-t-il écrit un jour — est, en somme, une façon brève et juste de juger les gens et les choses, de considérer les événements et les circonstances de la vie. Il est de la vérité en miniature et de la sagesse en raccourci.
Dans un très remarquable portrait qu’il a tracé d’Alfred de Vigny, il a cité un mot du poète qui s’apparente assez bien à son propre tour. La scène est à l’Académie. « On raconte — écrit-il — qu’à une séance où l’on s’occuper d’attribuer le prix de poésie et où l’on discutait les titres des candidats, un académicien fit remarquer la méchante qualité des envois. Pourquoi donc, ajoutait le digne homme, nous adresse-t-on toujours des choses médiocres ? » — « Mais, Monsieur, lui répondit Vigny avec son plus beau sourire, mais Messieurs, pour vous plaire. »
Otez le ton un peu grinçant, et vous avez là, ce me semble, l’esprit d’Henri de Régnier.
Il en fit jusque dans cette célébration un peu austère qui est un des rites solennels de notre Compagnie, je veux dire dans le rapport sur les Prix de Vertu qui lui fut confié en 1927.
Il commença par invoquer à cette occasion Tallemant des Réaux, dont ce jour n’est pas précisément l’anniversaire, et tira des Historiettes une anecdote sur un certain sieur de Bautru. Ce Bautru était un libertin fameux au XVIIe, que l’on vit, un jour, saluer une procession. « Ah ! Ah ! lui dit alors quelqu’un, vous êtes donc mieux avec le bon Dieu qu’on ne pense ? » Et l’autre de répondre en se recoiffant : « Oui, oui, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Et Henri de Régnier ajouta, après cet exorde : « J’avoue que dans le rôle qui m’est dévolu aujourd’hui, je me sens terriblement Bautru ! »
Ces anecdotes montrent quelle finesse enjouée et quelle élégance malicieuse se cachaient derrière cette noble figure. Dans cet homme aux goûts modestes, qui était inspiré par la poésie et avait voué sa vie aux lettres, il y avait du grand seigneur.
C’est un plaisir rare, lorsqu’on admire un écrivain, de pouvoir estimer l’homme et son caractère, de goûter pleinement sa compagnie. Henri de Régnier aura donné cette joie à tous ses amis.
JACQUES DE LACRETELLE,
de l’Académie Française.