Inauguration du buste d’Émile Mâle
Au chevet de Notre-Dame de Chartres
à Chartres, le dimanche 5 mai 1963
Il est arrivé quelquefois dans l’histoire — peu souvent — qu’une société humaine s’exprimât tout entière en quelques monuments d’une perfection insigne, capables de signifier aux générations futures tout ce qu’elle portait en soi de vigueur créatrice, de spiritualité profonde, de possibilités techniques et de talents. Ainsi l’ancienne Egypte pharaonique s’exprima-t-elle dans ses temples et dans ses Pyramides ; ainsi l’Inde foisonnante sous le souffle de Brahma eut-elle Bourro-boudour et ses autres merveilles ; ainsi la Grèce parfaite de Périclès, de Platon, des tragiques, éleva-t-elle sur l’Acropole cette petite cage fauve où elle prétendit enfermer toute sagesse, le Parthénon.
L’Occident chrétien, en un temps privilégié, eut, lui aussi, son image dans la pierre : un monument si riche, si complet, si pleinement significatif du message que l’humanité d’alors avait à délivrer, qu’aujourd’hui il nous en paraît indissociable, qu’il en exprime pour nous les données éternelles. Ce monument parfait, d’une perfection et d’une plénitude à vrai dire inégalées, c’est la cathédrale, fleur sublime d’une époque que l’histoire a longtemps méconnue, en la traitant dédaigneusement de « moyen âge », c’est-à-dire de période intermédiaire, alors qu’en vérité elle marque le sommet d’une courbe, le faîte d’une destinée, le moment où l’accord plénier d’une foi, d’une morale et d’une vie sociale réalisa pour l’Occident une harmonie dont, depuis lors, le secret n’a pas été retrouvé.
Expression d’une société tout entière, la cathédrale enfonce ses vivaces racines dans la terre des hommes et y puise partout. Elle n’est pas née du caprice, ni même du seul génie, de quelques artistes aux dons miraculeux. Elle est reliée à tout ce qui constituait alors les données de la civilisation, sœur de la Croisade et des grands pèlerinages, de l’Université et de la Somme théologique, fille de la symbolique, de la poésie, de la philosophie et de la mystique autant que du savant calcul de ses maîtres mathématiciens. Imaginons un instant qu’elle seule ait survécu à quelque cataclysme qui aurait détruit tous les autres témoignages du Monde médiéval : elle suffirait à nous le faire connaître en ce qu’il a eu d’unique, d’irremplaçable. Mais supposons que l’ange noir des frénésies historiques ait anéanti la cathédrale de Chartres, et Reims, et Paris, et Beauvais, et Amiens, que saurions-nous, que comprendrions-nous du moyen âge ? L’occident médiéval est là tout entier dans ce monde de pierre, tel qu’en lui-même l’Éternité l’a fixé.
Ce sont là, aujourd’hui, des idées familières : la cathédrale, témoin de l’Occident chrétien, la cathédrale, expression du génie médiéval et signe typique de sa civilisation. Mais si ces idées nous sont devenues familières, si nous voyons la cathédrale avec des yeux tout autres que les générations antérieures, c’est parce qu’un homme a voué toute sa vie à nous la faire connaître, qu’il en a été « l’inventeur », au sens canonique du terme, ou « le poète », celui qui crée, qui recrée : Émile Mâle, l’historien et le chantre de nos cathédrales, de qui nous avons appris leur sens et leur destin.
Essayons de nous replacer dans ces dernières décennies du XIXe siècle où patiemment, lentement, il commençait son œuvre, visitant l’un après l’autre tous les grands vaisseaux de pierre qui, dans nos villes de France, semblent flotter sur la houle des toits. Alors la curiosité était maigre pour ces chefs-d’œuvre, et l’on ne se bousculait pas pour venir admirer le portail royal de Chartres, les vitraux du Mans ou les chapiteaux de Vézelay. Escorté bien souvent d’une seule aide, celle qui s’était faite la compagne de sa vie, Émile Mâle était seul, des jours entiers, à observer, à noter, à confronter, à conclure. Mais de ce lent, de ce minutieux travail allait sortir une œuvre qui renouvellerait totalement la connaissance qu’on avait de la cathédrale, ou, pour mieux dire, l’optique même dans laquelle elle devrait être considérée.
D’autres ont dit, et diront, les mérites d’Émile Mâle, historien de l’art, commentateur inépuisable de ces vitraux, de ces ensembles sculptés que nos grandes cathédrales offrent inépuisablement à nos méditations. D’autres aussi évoquent le grand artiste que fut cet érudit, et la langue admirable, simple, riche en formules heureuses, dont il usait pour rendre accessibles à ses lecteurs les savantes trouvailles et les rapprochements originaux dont ses livres fourmillaient. C’est l’apport d’Émile Mâle à l’histoire de la civilisation qu’il paraît utile de mettre en lumière, parce que c’est là, en fin de compte, qu’est l’essentiel.
Certes, quand il entreprit son œuvre, on n’en était plus au temps où le qualificatif de « gothique », appliqué aux chefs-d’œuvre du moyen âge chrétien, se voulait insultant. Le romantisme était passé par là, avec les grandes envolées de Chateaubriand et les rêveries, intuitives mais quelque peu déréglées, de Victor Hugo. Avec Viollet-le-Duc, ce calomnié, on avait découvert ce que cachaient de science — géométrie dans l’espace, dynamique des poussées, calcul de résistance des matériaux — les audaces prodigieuses où le lyrisme des poètes n’avait vu que géniales improvisations. Mais personne n’avait eu l’idée de pénétrer l’esprit même de la cathédrale, de voir comment elle se reliait aux hommes, aux institutions, aux autres puissances de création de la société qui la fit naître. Ce fut là, semble-t-il, l’apport capital d’Émile Mâle, et c’est en fonction de cette intention qu’il faut suivre les développements de son œuvre pour les relier en un tout harmonieux.
Chacun de ses grands livres correspond à un effort nouveau pour élucider la genèse du chef-d’œuvre et sa place en son temps. Ainsi, au XIIe siècle, nous montre-t-il la cathédrale en relations avec le drame liturgique, les pèlerinages, et cet Orient que la croisade, mystérieusement, rendait proche. Ainsi, au XIIIe siècle, nous la montre-t-il, selon la symbolique des quatre miroirs de Vincent de Beauvais, exprimant tout à la fois le sens de la nature, les données morales, les connaissances scientifiques et la représentation historique de l’époque. Ainsi encore, au XIVe, quand le parfait équilibre commence à être menacé, quand des lézardes se révèlent dans l’édifice social, Émile Mâle nous fait-il entendre le cri prophétique de la cathédrale, lancé par les lèvres sans voix de ses figures pathétiques, mêlant des espérances nouvelles à des images de danses de mort. Sans cesse et de toutes manières, ce qu’Émile Mâle nous rend sensible, c’est ce rôle de témoin irremplaçable d’une époque, d’une civilisation, dont nous avons vu que, si on le néglige, la cathédrale perd beaucoup de son sens, et sans doute l’essentiel.
Là a été la pensée géniale d’Émile Mâle, celle qui le situe en dehors et au-dessus des nombreux historiens d’art qui, depuis cinquante ans, ont étudié les chefs-d’œuvre du moyen âge. Historien de la civilisation plus encore peut-être que de l’art, il occupe dans l’histoire des idées une place que nul ne lui dispute. Il est au point de départ de toute une école, qui, selon ses intentions, a continué cette élucidation de la cathédrale en ne se bornant pas à commenter des formes mais en cherchant à en scruter l’esprit. Des disparus comme Louise Lefrançois-Pillion et Marcel Aubert, un éminent vivant Paul Deschamps, en poursuivant son chemin, ont continué à éclairer les perspectives qu’il avait ouvertes. Et le simple lecteur, le visiteur émerveillé des cathédrales, se souvenant de tant de pages illuminantes, sait ce qu’il lui doit.
C’est de cette gratitude des foules immenses qui, désormais, se pressent pour admirer nos cathédrales, qu’est le signe ce beau buste de bronze que la municipalité de Chartres, gardienne fervente du chef-d’œuvre, a voulu placer tout près du chevet de la cathédrale, — de cette cathédrale pour laquelle Émile Mâle avait une très particulière dilection. Faut-il le dire ? Ce geste comble le vœu qu’avait formé au secret de son cœur un de ces visiteurs de la cathédrale, il y a déjà plusieurs années, peu après la mort du maître à qui cet hommage est rendu.
Le soir tombait dans la nef immense. Les portes, dans un bruit sourd comme un roulement d’orgue, avaient été fermées. Par les vitraux jaunes et rouges du couchant un dernier rayon de soleil tombait, oblique, faisant voler avec des délicatesses d’ange, des poussières si fines qu’on les eût dites immatérielles. Presque seul, et perdu dans cette vastitude, le visiteur priait, méditait, songeait. Tout petit, misérable, en un destin borné, il évoquait ces masses humaines qui, en ces mêmes lieux, avec des mots semblables aux siens, avaient lancé vers les voûtes de semblables appels à l’espérance. Et aussi à ces autres masses qui, plus tard, et des siècles et des siècles, viendront à leur tour prier Notre-Dame en ce lieu cher à son cœur. Et ce visiteur évoquait, comme des présences tutélaires et amicales, ceux grâce à qui la cathédrale de Chartres est devenue ce qu’elle est pour nous, ce Haut-Lieu de l’Église, ce symbole de fidélité, vers lequel marchent, en ce moment même, dix mille étudiants : les Huysmans, les Péguy, les René Schwob, et par-dessus tout Émile Mâle. L’image du vieux maître s’imposa alors tant au pèlerin vespéral qu’il lui sembla le voir paraître, pour le guider devant la belle verrière ou lui faire admirer le merveilleux tracé des voûtes du transept. Et ce visiteur se dit alors que ce serait un beau jour pour lui que celui où il verrait le poète de la cathédrale glorifié comme i1 convenait : en ce lieu même où il porta le plus pur de son message. Monsieur le Maire de Chartres, merci d’avoir voulu que ce jour fût.