INAUGURATION DU BUSTE DE LAMARTINE
A TRESSERVE (Savoie), le dimanche 12 août 1962
Monsieur le Maire,
Messieurs les Conseillers municipaux de Tresserve,
En invitant l’Académie française à se faire représenter à la présente cérémonie, vous lui avez fait doublement plaisir. Notre compagnie, qui se veut gardienne des fidélités de la plus haute culture française, se réjouit chaque fois qu’une de nos gloires littéraires authentiques est célébrée de la façon qui convient. Aussi est-ce une joie pour le délégué de l’Académie que de vous dire avec quelle sympathie fut accueilli, lorsqu’il en fut question au cours d’une de nos séances du jeudi, le projet dont nous voyons aujourd’hui l’heureux aboutissement. Nous fûmes tous unanimes à vous féliciter de cette détermination. Car enfin, s’il est fréquent qu’une municipalité procède à une cérémonie du genre de celle d’aujourd’hui, c’est ordinairement de l’inauguration d’une piscine, d’un terrain de sport ou d’une pompe à incendie qu’il s’agit. Il n’est pas fréquent que l’occasion soit fournie par l’érection du buste d’un poète, d’un poète qui n’est même pas enfant de la commune, mais dont il vous a semblé qu’il fallait garder la mémoire, parce qu’il a associé le nom de votre village à quelques-unes de ses plus grandes œuvres. Ainsi, avez-vous rendu hommage à la poésie éternelle, qui magnifie et immortalise tout ce qu’elle touche. Messieurs du Conseil Municipal de Tresserve, soyez-en remerciés !
Mais, à répondre avec plaisir à votre invitation, l’Académie française avait une autre raison. C’est que, il faut vous l’avouer, elle se sent mauvaise conscience envers Lamartine. Certes, notre Compagnie ne lui a pas refusé sa porte, comme elle l’a fait, hélas, pour Balzac, Baudelaire et quelques non moindres seigneurs. Il fut même élu jeune, à trente-neuf ans, ce qui se faisait alors plus que de nos jours, mais ce qui, même au siècle passé, était fort honorable. L’Académie ne rechigna même pas à l’admettre, car il fut accueilli dès sa seconde candidature, alors que Victor Hugo dut faire maintes tentatives avant de franchir la porte du quai Conti. Une première fois, Lamartine s’était présenté, à trente-quatre ans, convaincu, un peu naïvement, que la jeune gloire acquise par les Méditations poétiques suffirait à le faire recevoir d’emblée : mais, par 19 voix contre 16, la Compagnie lui avait préféré Droz, dont la capricieuse renommée n’a pas fait durer l’immortalité jusqu’à nous. Le jeune Alphonse avait été fort mortifié de cet échec. Il l’avait mis sur le compte d’une « cabale de cinq ou six animaux » qui gouvernaient, selon lui, tout le troupeau académique. Mais, l’Académie ne lui tint pas rigueur de cette comparaison zoologique. Elle le voulait, et était prête à aller à sa rencontre, ce qu’elle fit en septembre 1829, où il remplaça le Comte Daru.
Tout cela n’explique pas pourquoi notre Compagnie éprouve quelques remords envers le grand poète. C’est que, lorsqu’il mourut, après quarante ans ou presque de séjour parmi nous, où il laissa la réputation d’un confrère aimable, séduisant, pas très assidu peut-être, mais toujours prompt à rendre service, il arriva au poète une aventure académique dont on ne connaît que peu d’exemples au long de notre histoire : il n’eut pas droit au traditionnel discours d’éloge, que chacun de nous dédie à la mémoire de son prédécesseur en prenant possession du fauteuil. Le successeur élu de Lamartine fut, en effet, Émile Ollivier, le ministre de Napoléon III qui est demeuré célèbre dans l’histoire pour avoir prononcé sur l’Armée française, le jour de la déclaration de la guerre de 1870, le mot fameux qui devait promptement se révéler absurde : « Il ne nous manque pas un bouton de guêtre. » Englouti dans l’effondrement du régime impérial, ridiculisé définitivement par les désastres de Sedan et d’ailleurs, où il nous manqua bien plus qu’un bouton de guêtre, le malheureux Émile Ollivier ne fut jamais reçu parmi les Quarante. Et c’est ainsi que l’Académie est redevable à Lamartine d’un éloge mortuaire.
À vrai dire l’Académie, depuis lors, s’est souvent rattrapée. Elle n’a jamais manqué de saisir toute occasion qui lui était offerte pour louer son confrère injustement défavorisé. Depuis l’inauguration de sa statue dans ce square parisien qui porte son nom, jusqu’aux cérémonies organisées à plusieurs reprises par l’Académie de Mâcon et auxquelles vinrent toujours assister les membres de notre Compagnie, nombreux sont les discours qui ont été prononcés par des académiciens en son honneur. Ici même, à Tresserve, un triple hommage lui fut consacré par Henry Bordeaux, Henri Robert et Georges Goyau, en 1927, quand à l’initiative de Mme Michaud-Lapeyre, une stèle de marbre rose fut dressée au nord de la colline, là où se voyaient jadis les châtaigniers au pied desquels Lamartine et Elvire vinrent s’asseoir, et sous lesquels, l’an suivant, dans la tristesse de la solitude, le poète eut l’inspiration du plus beau de tous ses poèmes, le Lac.
Mais il vous a paru, Messieurs, qu’il convenait que le souvenir de Lamartine fût désormais présent au cœur même de votre village, dans le parc de cette ravissante mairie qui est désormais la vôtre. Et c’est pourquoi aujourd’hui, une fois de plus, un académicien vient parler de Lamartine. Il le fait, permettez-moi de l’ajouter, avec un plaisir tout particulier, puisqu’il se trouve être le successeur de Lamartine à l’Académie, titulaire comme lui de ce VIIe fauteuil qu’occupèrent après Ollivier Henri Bergson et Édouard Le Roy, et puisque des raisons très personnelles l’attachent à votre colline par les liens de l’amitié.
Le Lamartine que vous commémorez, celui que représente si bien le chef-d’œuvre de David d’Angers que vous avez eu le bon goût d’adopter, c’est le Lamartine de la jeunesse, le Lamartine du Lac, des Méditations poétiques, le Lamartine dont les cadences n’ont pas fini de nous émouvoir. Car, en définitive, il y a beaucoup de Lamartine qu’on peut admirer ; sa vie fut longue et bien remplie. Pour faire l’éloge de cet homme exceptionnel, il faudrait parler aussi bien du romancier que du poète, de l’historien de l’extraordinaire Histoire des Girondins, « cette révolution qui marche » a-t-on pu dire, du narrateur éclatant du Voyage en Orient, ou de l’homme politique, dont tout à l’heure une autre voix vous parlera avec plus de compétence, l’homme politique généreux, enthousiaste, celui qui, méprisant le jeu banal des partis, déclarait qu’à la Chambre, il siégerait au plafond, celui aussi qui, au moment des pires heures de la Seconde République osa prendre ses responsabilités pleines et entières, celui dont Sainte-Beuve, qui ne l’aimait pas cependant, a pu dire qu’il possédait « cette divination de la pensée publique qu’ont les poètes et que n’eurent jamais les doctrinaires », celui qui lutta pour que fût aboli l’esclavage, pour tout dire, l’homme qui n’a vécu que pour un idéal de grandeur, cet idéal dont il disait lui-même que ce n’est que de « la vérité à distance ».
Mais c’est le Lamartine de l’éblouissante jeunesse qu’il convenait ici de célébrer. Car c’est le Lamartine de la jeunesse qui a voulu que son souvenir fût associé à cette colline, à ce paysage qui nous environne, à ce lac que nous voyons scintiller doucement entre les arbres en cet instant. S’il est vrai que, comme il l’a dit, « l’homme laisse une immortalité dans les lieux qu’il a consacrés », comment nier que Lamartine a laissé, sur les eaux du Bourget, sur les falaises d’Hautecombe, sur la colline de Tresserve, cette immortalité qui s’appelle gloire ? Il est impossible de monter ici sans évoquer le poète. Et c’est pourquoi il était nécessaire que sa présence fût matérialisée par ce beau bronze que voilà.
Comment et pourquoi Lamartine se trouva-t-il amené à associer son inspiration à la colline de Tresserve, personne parmi vous, Messieurs, ni dans mon auditoire, ne l’ignore, évidemment. L’histoire est trop connue des amours sublimes dont les châtaigniers de Tresserve furent les témoins pour qu’on insiste à le redire. Ce beau jeune homme de vingt-six ans, cette jeune femme flexible et fragile qui pèse à peine à son bras, il semble que nous n’ayons aucun effort à faire pour les imaginer en ces lieux qui nous sont familiers. Nous les voyons arriver d’Aix par le chemin des Petits Peupliers qui est devenu la route du Petit Port, monter par les lacets en passant devant la Maison du Diable où la Reine Hortense était venue si souvent prendre le thé avec deux petits garçons dont l’un serait l’Empereur Napoléon III, puis se diriger vers les parties les plus sauvages, les plus retirées de la colline et là, longuement, parler, ou plutôt se taire, car il est doux de se taire ensemble, quand on aime. Tresserve est présente, nommément désignée dans l’œuvre lamartinienne. Le roman autobiographique dans lequel, trente ans plus tard, il a raconté, en la magnifiant, l’histoire de sa jeunesse, Raphaël, contient maintes allusions à votre « charmante colline » et même une description minutieusement exacte, lors du récit d’une promenade que firent les deux amants au château de Bon Port — alors presque inaccessible autrement que par le lac —, en dégringolant le rapide sentier sylvestre qui y conduisait, celui-là même, qu’en me tournant à peine, je pourrais vous montrer du doigt, à vingt pas d’ici.
C’est cette aventure d’amour, d’un amour brisé par la mort, qui, en ouvrant le cœur du poète, en a fait jaillir les stances les plus admirables qui soient jamais sorties de sa plume. Relus dans le recul du temps, les vers des Méditations poétiques ne nous paraissent peut-être pas très originaux. Mais c’est précisément parce que Lamartine a ouvert une route, une route où il a eu d’innombrables suiveurs, mais pas beaucoup d’égaux. En son temps, il en alla tout autrement. On n’imagine pas l’effet de surprise bouleversée et enthousiaste que produisit, dans la France de 1820, la publication de ces vers d’un poète de trente ans. Depuis qu’André Chénier était mort sous le couperet de la guillotine révolutionnaire, la poésie avait comme disparu des perspectives de la haute littérature française. Chateaubriand avait bien donné, au seuil du siècle, l’exemple d’une prose musicale, propre à exalter la sensibilité des jeunes âmes. Mais de l’art des vers, il semblait que la poésie fût bannie. D’un coup, Lamartine l’y réintroduisit et, d’un seul coup aussi, toute une génération, la première génération romantique, l’y découvrit avec émerveillement. Ce mélange d’inquiétude et de ferveur, cette évocation mêlée des paysages et des sentiments, c’était, pour la littérature française, quelque chose de tout neuf. Comment s’étonner qu’en un clin d’œil la gloire fût venue couronner le front bouclé du poète, ce front que l’amour et la beauté semblaient nimber de lumière ?
C’est à cette extraordinaire aventure de nos lettres que Tresserve se trouve associée. C’est elle, Messieurs, que vous commémorez en dressant ce beau buste de bronze. Ne vous disais-je pas, tout à l’heure, que c’est à la poésie immortelle que vous rendez hommage ? La pure incantation qui monte des stances du Lac est de celles que la poésie française garde parmi ses trésors les plus certains. Combien y a-t-il poètes à qui soit revenu l’honneur d’avoir ainsi doté la sensibilité littéraire de la France d’une émotion nouvelle ? Que l’on critique Lamartine, que l’on trouve faciles trop de ses vers, qu’on juge banale l’inspiration de ses odes, soit : il y a toujours des gens pour méconnaître la grandeur et déprécier la gloire. Mais il n’en demeure pas moins qu’une page exceptionnelle de notre littérature s’est écrite d’abord ici, à Tresserve, parce qu’un poète de vingt-sept ans sentait saigner son cœur d’une blessure profonde, et parce que l’âme de la poésie pure parlait par sa voix.
Est-ce assez ? est-ce tout ? A-t-on tout dit du message que Lamartine a apporté aux hommes de son temps, et à ceux qui les suivirent, en évoquant à travers ses poèmes et les proses de Raphaël l’aventure de ses amours brisées ? Pour comprendre vraiment ce que le poète a à nous dire, il faut aller plus loin encore, oublier tout ce que les dénicheurs de lettres intimes et les fouilleurs d’archives ont pu nous révéler sur les relations du poète avec une jeune femme poitrinaire, ignorer ce qui a pu se passer dans la pension de famille du Docteur Perrier, à Aix-les-Bains, ce que nous devinons et ne voulons pas savoir.
Car, en définitive, Elvire est bien plus que Mme Julie Charles, épouse d’un membre de l’Institut ; elle est même bien plus qu’Elvire, c’est-à-dire bien plus qu’une femme qu’un poète a aimée et chantée. Associée, comme elle l’a voulu elle-même, au paysage qui avait été le témoin de ses brèves amours, elle incarne une des aspirations les plus profondes de l’âme humaine. Car le vrai sens du Lac, ce qu’il y a dans ce poème d’unique, d’essentiel, c’est ce grand cri lancé par un homme contre le temps dont il meurt, c’est l’effort du poète pour donner une forme qui ne passera pas aux sentiments fugitifs qu’il éprouve, pour transposer en des phrases impérissables cette vie dont il sait qu’elle finira. C’est toute l’angoisse humaine devant le mystère d’être et de mourir que le poète a exprimée : cette angoisse dont un autre maître, Pascal, nous a appris une fois pour toutes qu’on n’y échappe que par l’acceptation du néant ou par celle de la foi.
Multiplier son cœur par les cœurs qu’on inspire
C’est le sort du poète et le rêve des rois
Mais quand un sentiment chante comme une lyre
L’écho s’appelle gloire en prenant votre voix.
Écoutons, Messieurs, l’écho innombrable, de tous les cœurs que la voix du poète a fait battre au même rythme que le sien. Et que ce buste, élevé par vos soins, rappelle à tous ceux qui viendront lui rendre visite, que par-dessus les contingences de la terre, il existe des réalités ineffables, qui seules consolent l’homme de la mort qui le guette, ces réalités auxquelles n’ont accès, selon leur ordre, que les poètes et les saints.