MONSIEUR,
Des traditions courtoises et parfois même une humilité véritable inclinent la plupart des personnes qui prennent la parole sur ces gradins où je vous vois, à mêler, dans leur remerciement, les expressions de la gratitude avec celles du scrupule et de la confusion. Il m’a semblé reconnaître, dès le début de votre belle harangue, un sentiment un peu différent qui est sans doute la surprise. Même purement oratoire, cette surprise, au regard de l’historien, resterait somme toute flatteuse et pour notre élu et pour ses électeurs.
Il n’est pas superflu de m’arrêter un instant à cette surprise et aux réflexions qu’elle inspire. Depuis quelques années, l’Académie se trouve, comme chaque individu, comme la nation elle-même, et comme le monde humain tout entier, en présence d’événements exceptionnels qui, nécessairement, appellent des partis exceptionnels. L’Académie doit, chaque jour, chercher son orient, marquer sa route au milieu de l’extrême désordre du siècle. Ce n’est point œuvre aisée. Dans une société bien faite, certains organismes sont dévoués à la recherche aventureuse, d’autres à la vigilante réflexion. Les premiers ont évidemment le beau rôle, bien qu’il existe aussi une routine de l’aventure, une ornière de la témérité. À d’autres organismes revient donc le devoir moins brillant de conserver les coutumes et les trésors qui méritent de l’être. L’Académie, qui a justement pour tâche non de fomenter des bouleversements, mais de maintenir, au contraire, certaines traditions relatives au langage, au service des lettres, à la vie intellectuelle et morale de la nation, l’Académie, durant les époques de grand trouble, assume un rôle difficile, un rôle ingrat. Cela ne l’empêche pas, après débats et mûres réflexions, de juger les grands événements du monde, de les juger dans la mesure et le sens où ils intéressent ses travaux ; cela ne la détourne pas de concilier, selon sa règle, les nécessités de l’heure avec l’expérience historique, avec la prudence naturelle à une institution vieille de trois siècles. Devant certains problèmes nouveaux, elle ne peut refuser de chercher des solutions nouvelles et elle ne le refuse pas.
À cette Académie dont les actions et les réactions ne sont pas toujours, pour le profane, directement intelligibles, vous venez de rendre un hommage délicat. Elle n’y sera pas indifférente. Chose admirable pour une personne humaine, l’Académie garde un souvenir plus long des hommages qu’elle reçoit que des injures qu’elle essuie. Il convient de voir là un signe d’indépendance et non pas d’incertitude.
Puissent donc ces propos liminaires jeter quelques lueurs sur le caractère de la séance que nous tenons aujourd’hui. Est-il besoin de vous le dire, monsieur ? cette séance est émouvante, pour le directeur actuel de l’Académie. Je vais m’efforcer de lui conserver son austérité rituelle et de ne la point transformer en une fête de l’amitié retrouvée. Ainsi les vénérables usages de notre Compagnie seront respectés, comme il se doit.
Quand un membre de l’Académie s’apprête à recevoir un nouveau confrère, il le prie, pour aller au plus sûr et au mieux, de fournir lui-même tous les renseignements utiles. Je n’ai rien fait de tel : c’est à mes souvenirs et à mes souvenirs seuls que je vais demander tous les éléments de ma réponse. Je vous connais depuis plus de quarante années. Vous avez été, pendant près d’un demi-siècle, l’un des plus attachants spectacles dont il m’ait été, de près ou de loin, donné de jouir. Que je songe à nos premières rencontres, et je vous vois fort bien, tel que vous étiez alors, c’est-à-dire assez peu différent de celui que vous êtes ce soir. Sans doute, laissiez-vous croître votre barbe, comme il était alors de mode en nos cénacles ; vous ne portiez ni l’habit brodé, ni le bicorne à plumes, ni l’épée, tous attributs qui nous inspiraient, en ce temps-là, une sourcilleuse défiance. Mais vous aviez, comme aujourd’hui, l’air attentif, vous aviez ce même regard d’un bleu presque froid, tantôt posé sur l’objet, tantôt replié dans l’effort de la méditation, ce regard qui, parfois, s’échauffe pour un cordial sourire.
Vous vous teniez souvent debout, pendant nos entretiens, au milieu de nos camarades. Vous n’aimiez point de pérorer : vous écoutiez plutôt et je dois même dire que vous écoutez très bien. Votre première opinion esquissée, quant à l’objet du colloque, vous commenciez de poser des questions. Elles étaient presque toujours incisives et insistantes. Votre interlocuteur avait le sentiment de se trouver devant un juge d’instruction très habile, maître des mots et des idées. Il battait souvent en retraite. Vous saviez bien ce que vous saviez. Je me divertissais beaucoup à ce jeu et je vous contemplais presque toujours avec un plaisir aigu.
C’était le temps où se faisait, en chaire, dans les livres et même sur la place publique, le procès de l’intelligence. Suivant, par une pente naturelle, l’enseignement de nos maîtres, Pascal et Bergson, je m’efforçais, dans mes écrits, et je n’y ai point encore renoncé, de juger, de férir l’intelligence pure et glacée. Mais quand je rencontrais, dans la vie, l’intelligence vivante et perforante, je n’avais pas la force d’être irrité, parce que j’étais séduit. J’ai beaucoup aimé certaines formes de l’intelligence. J’ai beaucoup aimé votre intelligence et je ne lui ai jamais refusé mon applaudissement.
Vous veniez, en ce temps de nos premiers conciliabules, de publier un recueil de vers et un conte en prose, marquait ainsi, dès le principe, que vous entendiez conquérir et maîtriser les deux instruments de votre art. Il m’apparaît, après coup, que la poésie était le souci majeur, pour tous ces jeunes hommes parmi lesquels vous alliez prendre une si belle place. L’aventure symboliste touchait à son terme. Alfred Vallette, qui fut l’éditeur ou, mieux, l’administrateur du symbolisme, m’a dit souvent : « Nous ne sommes qu’un petit chaînon de la chaîne. Mais si l’on ne veut pas nous voir, la chaîne est interrompue. » À vrai dire, le chaînon ne nous semblait pas si petit. Le symbolisme avait remis en question tous les problèmes relatifs à l’essence du lyrisme et même, et aussi, maints problèmes de la métrique. Quand les symbolistes parlaient de l’année 1885, qui, justement, n’est pas sans intérêt pour vos biographes, ils laissaient paraître, dans leur voix, ce léger frémissement que l’on réserve aux dates sacrées. Ils se flattaient d’avoir fait une révolution, rien de moins. Ils pensaient peut-être, en nous voyant grandir, que nous serions les bénéficiaires de cette révolution. Et voilà que, tout en respectant, tout en admirant nos prédécesseurs, nous ne formions plus qu’un vœu, et c’était de rompre au plus vite avec leur esthétique, leur matériel poétique et même leur vocabulaire.
La poésie symboliste avait vécu d’allégorie et d’allusion. Vous teniez qu’il fallait abandonner ces nobles artifices et revenir à la peinture directe des sentiments et des phénomènes. Les poètes symbolistes avaient, à plaisir, disposé de l’ombre autour de l’objet ; vous estimiez que le langage est donné à l’artiste non pour verser l’ombre, mais pour porter la lumière. Vous recherchiez et cultiviez l’image poétique, l’image révélatrice, non pour vous envelopper de nuages, mais à cause du pouvoir illuminant de cet acte de connaissance. Et, tout de suite, parce que vous n’étiez pas homme à vous assouvir dans l’élaboration d’une doctrine, vous alliez proposer des œuvres.
Or, dès la publication de vos premières œuvres, il apparut, à vos compagnons d’abord, à la critique et au monde cultivé par la suite, que tous vos poèmes, pour variés qu’ils fussent, étaient fortement liés par une pensée non point secrète, mais sensible et affirmée, que cette pensée avait la puissance et la cohérence d’une philosophie, ou pour mieux dire d’un système du monde vivant.
Des sociologistes illustres, tel Emile Durkheim, avaient attiré l’attention des observateurs sur ce que l’on appelait volontiers, alors, la psychologie des foules, et vous n’aviez pas fait fi de leur enseignement. Mais ce que vous apportiez était beaucoup moins sec, beaucoup plus insolite, bien plus propre à inspirer et à nourrir une grande œuvre littéraire. Il vous était apparu que si les hommes s’assemblent, les phénomènes psycho-physiologiques déterminés par cette réunion échappent tout à fait aux calculs des purs arithméticiens. De la fusion momentanée des âmes, naît un être nouveau, un être dont les propriétés sont sans mesure commune avec les individus qui l’ont formé. Cet être nouveau, par son étrange puissance, à la fois animale et mentale, par la nature redoutable et mystérieuse de ses réactions, vous paraissait d’essence surhumaine. De là, donc, à le traiter comme une sorte de dieu, il n’y avait qu’un pas. Vous avez franchi ce pas, audacieusement et de mille manières : tout groupe humain devait manifester, manifestait des propriétés divines. Il n’est que de s’entendre sur les termes et vous ne laissiez pas de vous en expliquer. La hiérarchie de ces dieux intermittents, capricieux, redoutables, commençait modestement au couple, englobait la famille, la maison, la cité et maintes autres brutes divines, maintes autres idoles. Bref, on sentait naître du dieu chaque fois que l’individu renonçait à la solitude pour s’amalgamer, de force ou de gré, avec d’autres êtres de son espèce.
Restait, pour inviter l’individu à souscrire à cette théogonie, restait à l’accepter bénévolement, d’abord, à la rechercher, à la diriger, ensuite, à en obtenir tous les effets imaginables et inimaginables. L’unanimisme allait faire carrière, comme doctrine et comme école.
J’ai toujours admiré, Monsieur, ce qu’il y a d’audacieusement expérimental dans vos entreprises, ce hardi sentiment du « pourquoi non » dont nous trouvons les manifestations dans vos écrits et dans vos actes. Si l’unanimisme n’est pas devenu, environ ce temps, une religion, avec son dogme, son clergé, ses temples, ses hérésies et ses sectes, ce n’est vraiment pas votre faute, car, pour proposer cette philosophie à vos semblables, vous avez dépensé le plus vigoureux talent et la plus rare ingéniosité. Ceux qui ont entendu le tragédien de Max réciter, en juin 1909, l’Ode à la foule qui est ici doivent en garder un souvenir coloré.
Je me suis toujours demandé pourquoi, messieurs les politiques, quelle que soit l’obédience acceptée, n’ont pas tiré meilleur parti de votre petit et bien curieux Manuel de Déification. Mais quoi ! les conducteurs de foules, qui sont presque toujours des unanimistes sans le savoir, laissent aux philosophes de votre rang le soin d’expliquer ce qu’eux, les hommes d’action, accomplissent chaque jour dans la confusion et la candeur. On les étonnerait beaucoup en leur citant, comme un précepte de leur catéchisme, telle phrase prise presque au vol dans le Manuel : « Chaque fois que tu approches d’un groupe, demande-toi : Comment pourrai-je le forcer à devenir dieu. Cherche en toi les mots et guette l’instant. S’ils t’échappent, ne dis rien, mais pense le groupe. »
Vous avez fort à point déclaré tantôt que la fin de l’art littéraire étant dans la représentation du monde, le devoir de l’écrivain est de représenter ce qu’il connaît de la réalité sans nécessairement juger cette réalité. Permettez-moi pourtant d’ajouter que, faite sans élan, sans ferveur et même sans une sorte d’adhésion, cette peinture risquerait par trop d’être froide et somme toute inexacte. Les écrivains, heureusement, jouissent de franchises et de privilèges particuliers. Il peut leur arriver, par exemple, s’ils doivent peindre le vice, même dans le vertueux dessein de le flétrir, de succomber à ses délices, au moins en pensée, pour mieux s’acquitter de leur tâche et d’être, aussitôt après, pour peu qu’ils le souhaitent, purgés de toute souillure. C’est même un des avantages propres à notre état que cet état, parce qu’il nous délivre, parce qu’il nous exauce, finit par nous exempter de l’acte, au moins dans certains cas et dans une grande mesure. Conrad n’a pas fait de lâcheté, Dostoïevsky n’a tué personne : ces grands artistes se sont délivrés de tout en racontant des histoires. C’est ainsi qu’il me plaît de signaler un des sens de la fameuse parole de Gœthe : « Poésie, c’est délivrance. »
Nul de vos admirateurs ne s’aviserait donc de croire que vous avez pu trouver le moindre contentement à voir la manière dont les groupes humains se sont comportés, depuis une trentaine d’années. Je me suis dit souvent, au temps de la plus grande flamme unanimiste, que ces belles expériences, tout compte fait, ne représentaient que des chances d’exaltation pour ce « moi » très exceptionnel, très brillant, très impérieux, en possession duquel vous étiez, en possession duquel vous n’avez jamais cessé d’être. Cela pourrait signifier que vous avez toujours mis votre unanimisme au service d’un très sûr et très irréductible individualisme.
Ne vous défendez donc pas d’avoir cédé de grand cœur, jadis, aux sollicitations de l’unanime. Auriez-vous bien décrit ce monde illimité, ce monde par vous nouvellement découvert, si vous n’aviez eu, en ce temps que je tâche de faire revivre, la ferveur et la belle confiance de l’apôtre. Par grâce du sort, vous étiez absolument inaccessible, en philosophie aussi bien que dans la vie, aux formes insidieuses de ce fanatisme dont vous venez de nous donner une si juste définition. Vous savez garder le sang-froid, même au fort des émotions, et c’est un grand bienfait.
C’est en 1906 que commença vraiment la prédication de l’unanime, avec un livre tout à fait remarquable. Ce livre fut imprimé par l’atelier de l’Abbaye, cette association, ce couvent, ce phalanstère que nous avions fondé, avec Charles Vildrac, René Arcos, Alexandre Mercereau, Henri-Martin Barzun et le peintre Albert Gleizes. Notre thélème, que nous avions établie sur les bords de la Marne, à Créteil, comportait des frères de robe courte. Vous ne refusiez pas de faire partie de ce tiers-ordre.
Du texte de votre livre, la Vie unanime, nous eûmes donc tout le temps de prendre une connaissance non superficielle. J’en ai, de mes mains, imprimé certaines pages et je les reconnais encore quand il m’arrive d’ouvrir le volume. Notre camaraderie était en train de devenir une amitié.
J’appris à connaître votre vie, vos parents, le monde qui vous avait vu naître. Ce monde ne pouvait m’étonner : il ressemblait beaucoup à celui dont je sortais moi-même, à celui qui m’avait donné les premiers compagnons de ma vie. L’histoire de notre pays, pendant tout le dix-neuvième siècle, c’est-à-dire, comme vous l’avez fort bien établi vous-même, jusqu’à la première guerre mondiale, est en grande partie l’œuvre de gens venus des profondeurs du peuple, de ces gens qui ont fait un admirable effort pour s’instruire, s’élever, se dégager de l’ombre inférieure, pour donner à leurs enfants les appareils, les armes, les prestiges de l’intelligence.
Plus tard, au début de notre seconde paix, j’eus la joie de parcourir avec vous, canne en main et sac au dos, les solitudes et les bourgs de ce Velay, votre terre natale, dont vous ne vous êtes jamais détaché, heureusement, puisque vous en avez fait la peinture, à plusieurs reprises, et récemment encore, dans un des derniers volumes de votre grande chronique. Je ne pouvais sans plaisir et sans fruit comparer cette nature parmi laquelle ont vécu vos ancêtres avec celle au milieu de laquelle ont besogné les miens.
Je me rappelle qu’un jour, au cours de cette randonnée, vous me dîtes soudainement : « J’ai plus de chance que toi, puisque, toi, tu es né à Paris. Vous êtes trop nombreux, de Paris ! Moi, je suis quand même assuré, si je meurs, d’avoir tout de suite ma statue à Saint-Julien-Chapteuil. » Permettez-moi de vous rassurer, monsieur, du moins en ce qui vous concerne. Plusieurs villes, j’en suis certain, et plus considérables que votre Saint-Julien, se disputeront l’honneur de posséder votre image ; mais elles ont, heureusement, tout le temps de s’y préparer.
Nous n’étions, ni les uns, ni les autres, ni vous, ni moi, ni nos compagnons, pourvus des commodités que procure la fortune, ou même ce qu’on appelle décemment l’aisance. Quand nous pensions l’art des lettres, nous avions tous un sentiment élevé de l’indépendance et de la pureté. C’est pourquoi, résolus que nous étions à ne rien demander à notre plume et à n’accepter que ce qu’elle nous donnerait peut-être un jour, nous avions tous un métier ou faisions le nécessaire pour en avoir un au plus tôt. Tous les deux, mais non côte à côte, nous devions, à peu près en même temps, passer une licence ès sciences. Pour le principal, vous prépariez l’agrégation de philosophie. Vous étiez à l’École Normale, que j’apercevais de mes fenêtres, et vous faisiez partie de ces théories d’élèves qui, chaque soir, accomplissaient, sur les toits de l’établissement, une lente et rêveuse promenade.
Cette école est fameuse à bien des égards, et même par la pratique d’une sorte de plaisanterie que je me garderai bien de considérer frivole. Vous l’avez, pendant le temps de votre séjour, portée — c’est de la plaisanterie que je parle — portée au point de la perfection. Il m’est même arrivé de prendre part, avec vous, à l’invention, par exemple, et à la glorification d’un certain prince des penseurs. Mystification magnifique et amère, pourtant pleine de sens, puisqu’elle nous conduisait, nous jeunes hommes à peine entrés dans la carrière, à mettre en doute la valeur des gloires humaines et surtout de celles que distribuent si volontiers nos sociétés mécanisées.
Il m’est apparu, par la suite, que vous n’avez jamais abandonné tout à fait la mystification, que vous savez y voir un système de critique, de détection, de corrosion, et même que, poussant la méthode à sa limite extrême, vous avez peut-être tenté parfois de vous éprouver, de vous abuser vous-même, ce qui est une hygiène audacieuse, ce qui est une hygiène tonique, surtout quand l’esprit veille dans l’ombre.
C’est sans doute dans une gymnastique de cette sorte que vous avez trouvé le ressort de votre comique, sur lequel je vais revenir bientôt, de ce comique « joyeux pour l’esprit », comme le dit justement un des personnages de votre œuvre romanesque.
Je me plais, vous le voyez, Monsieur, à m’arrêter sur vos jeunes années et les œuvres du commencement : elles sont, chez vous comme chez presque tous les écrivains, annonciatrices révélatrices.
Avec la Vie unanime, les Odes, les Prières, un Être en marche, vous présentiez des exemples, à mon sens frappants, de ce que pouvaient être la poésie lyrique et la poésie épique du siècle nouveau. Et comme tout art poétique suppose des problèmes qui touchent les uns à la substance et les autres à la forme, vous manifestiez, déjà mûr et décidé, votre système prosodique, tel que vous deviez, en 1923, l’exposer dans le Petit traité de versification que vous composâtes en société de notre ami, le poète Georges Chennevière, dont l’ombre est, ce soir, il me semble, présente à côté de nous.
Les problèmes de la technique poétique ne laissaient pas de nous tourmenter et nous ne les éludions point. Après avoir examiné ce que vous appelez les éléments d’obligation, les éléments d’option et les éléments de liberté, vous aviez établi les règles de votre art personnel. Ainsi vous rompiez avec cette franchise voisine de l’incohérence dont s’étaient plus ou moins longtemps enchantés certains de vos prédécesseurs. Votre métrique était variée : elle pouvait répondre aux besoins de l’ode comme à ceux de l’épopée. Elle pouvait satisfaire aux nécessités du théâtre. Il est difficile de savoir de quel enseignement elle sera pour les nouvelles générations qui me paraissent encore plus sollicitées par la sédition que par la loi ; mais elle a déterminé des œuvres d’art auxquelles, j’en suis sûr, l’anthologie, cette personne lunatique, réservera large place.
Dans vos poèmes, vous avez peint le monde, vous avez peint votre temps et vous vous êtes peint vous-même. Nous allons toucher ici, Monsieur, aux pouvoirs occultes du lyrisme, de cette poésie qu’il est presque impossible de définir avec des mots et dont j’ai dit qu’elle avait pour dessein profond d’exprimer l’inexprimable.
S’il m’arrive, dans mille ans, de me réveiller d’entre les morts et d’entendre murmurer certains vers de vos Odes, je reconnaîtrai tout aussitôt votre accent, et peut-être, fantôme entre les fantômes, retrouverai-je les grâces du sourire et des larmes. Elle me fut toujours fraternelle, elle m’a toujours touché, elle me touche encore, cette voix qui s’exprime avec les plus simples mots de la tribu :
Je suis triste tellement
Que ma chambre me fait mal ;
Je l’éprouve comme un creux
Plein de tournantes odeurs.
Mais il faudrait de l’espoir
Pour quitter ce lieu flétri !
Vienne un malheur plus épais
Oui m’enterre jusqu’aux reins.
Il m’est arrivé, en commençant telle de mes journées parisiennes, de chanter, comme vous au temps de votre jeunesse :
Je sors de ma maison
Plein de sommeil encore ;
Une petite pluie
Trottine sur mes mains.
Mais un reste d’aurore
Qui ne m’était pas dû
M’entoure et se mélange
Au dernier de mes songes...
Vous êtes un homme très secret, Monsieur. Vos meilleurs amis ne sont jamais tout à fait sûrs d’avoir entrevu les réduits de votre pensée. À certaines heures, nous ne pourrions, de votre vie, apercevoir que le dessin rigoureux, la trajectoire tendue, mais, soudain, nous ouvrons tel de vos livres et nous parvient la confidence du poète. Il dit :
Le sable du chemin
Luisait cruellement ;
Une chaleur amère
Fourmillait par mes membres.
Je faisais à quelqu’un
Des réponses polies.
Il y avait deux mois
Que je voulais mourir.
L’espace de la terre
Semblait se contracter,
L’horizon montagneux
Me serrait comme un casque.
Il y avait deux mois
Déjà que nuit et jour
J’inventais des raisons
De différer la mort.
À de tels moments, nous apercevons presque à nu cette âme qui nous est ordinairement dérobée. Ce que je connais de plus intime sur votre existence, ce sont vos poèmes qui me l’ont laissé voir, et c’est bien qu’il en soit ainsi. À fréquenter l’œuvre considérable que vous avez placée sur les rayons de nos bibliothèques, nous serions parfois tentés d’admirer d’abord l’empire de l’intelligence ; vous semblez, en certains de vos livres, avoir voulu prouver que l’intelligence supplée toutes autres facultés. Vos poèmes nous apprennent à vous mieux connaître ; les avocats de la postérité devront les traiter comme des pièces d’importance.
Les justes ambitions que vous formiez alors allaient vous conduire à la scène. La première chance vous en fut offerte par André Antoine. Il avait quitté son théâtre de la rive droite pour tenter de rendre quelque lustre à l’Odéon. Il avait transfiguré la vieille maison et formé une troupe courageuse, confiante, enflammée d’ardeur. Il avait ressuscité Eschyle et Plaute, fait entendre Shakespeare et Lope de Vega, honoré nos classiques et nos romantiques, célébré Ibsen, servi les poètes. Et voilà qu’il invitait les jeunes écrivains, qu’il leur offrait un laboratoire de recherche. Il venait de recevoir ma première pièce. Vous acheviez un drame, l’Armée dans la ville. Antoine lut votre ouvrage, le retint et le joua.
C’était, pour nous tous, une saison magnifique. Les émotions violentes qu’un auteur peut ressentir à voir les enfants de sa songerie prendre figure vivante et monter sur les tréteaux, nous commençâmes de les éprouver, et je vous prie de croire que l’ivresse toute mêlée d’angoisse qu’un jeune poète connaît en des circonstances telles, ce n’est pas en entendant représenter mon ouvrage que je l’ai ressentie avec le plus de vivacité, mais en assistant à votre première rencontre avec le public du théâtre.
Oui, je me sentais, puisqu’il s’agissait de vous, plus libre de prendre parti et, naturellement, tout à fait libre d’applaudir. Vous aviez traité, par divination, un sujet sur lequel tous les peuples d’Europe ont maintenant des vues terribles et qui mettrait à vif, aujourd’hui, les nerfs d’une multitude. On attendait d’ailleurs une bataille rangée dans le public. Elle fut ardente et resta, heureusement, de mots, d’encre et de salive. Le rideau tombé, il apparut à tous les yeux que vous étiez un homme de théâtre, que, de l’homme de théâtre, vous aviez les plus beaux dons.
S’il me fallait choisir dans votre théâtre, mes préférences iraient sans doute à Cromedeyre le vieil, à cette œuvre puissante, originale en toutes ses parties, que le théâtre du Vieux-Colombier a représentée au lendemain de la première guerre mondiale.
Monsieur, vous avez, au long d’une existence de travail, peint excellemment les tourments et les joies des villes, vous avez dédié à l’amitié des pages riches de couleur et de chaleur, vous avez décrit les passions de la chair, leurs misères et même leur beauté terrible ; avec une verve infatigable, vous avez appelé, fait sortir du néant, une foule de personnages remuants, inquiétants, éloquents que la satire, la fantaisie et la poésie éclairent tour à tour ; mais vous n’avez pas mis plus d’amour à tout cela que vous n’en avez versé dans vos tableaux de Cromedeyre. Ces mythes de l’assemblée, du village, de la famille, ces mythes qui sont vraiment les créations de votre esprit, vous ne les avez jamais mieux rendus sensibles que dans cette pièce. Jamais votre incantation n’a eu tant de pouvoir.
À relire cet ouvrage, je retrouve tout le plaisir que j’y avais pris au temps de notre jeunesse. J’entends encore Jacques Copeau célébrer les cloches du bas et du haut pays :
Les cloches sonnaient à Laussonne
Quand je partis pour la Chartreuse.
Il y a des hameaux perdus
Qui sonnent entre deux montagnes
Afin qu’on ne les oublie pas.
J’entends Emmanuel chanter la douceur de la maison dans le rude hiver :
Alors la maison s’emplit de la chaleur de l’étable.
L’eau semble tiède aux mains comme la laine des brebis.
Il ne vient un peu de jour que par la haute lucarne
Qui est auprès de l’arbre et que la neige n’atteint pas.
Il me semble même entendre la vieille Agathe s’écrier, devant les jeunes filles enlevées par les hommes de Cromedeyre, comme jadis les Sabines par les Romains :
L’amour de mon époux a recommencé tout mon corps.
Oui, chaque nouvelle lecture me fait revivre le beau voyage d’autrefois ; elle me restitue l’odeur de ces villages reclus que l’on traverse quand même par la route, mais dont les paysans vous considèrent d’un œil tel qu’on éprouve le besoin de s’excuser et d’obtenir l’autorisation de passer.
Dans cette pièce, notamment, vous avez fait un heureux usage du vers de quatorze syllabes, de ce vers que nos aînés avaient employé parfois et dont on peut souhaiter que les nouveaux poètes mettent les ressources à profit.
Cromedeyre le vieil fut bien joué par Jacques Copeau, aussi bien certes que le pouvait être une œuvre aussi nouvelle. L’accueil fait à cet ouvrage me laissait croire que vous deviez persévérer dans la direction prise. Mais vous alliez bientôt goûter à des liqueurs plus âcres et plus enivrantes.
Nous étions alors tenus en éveil par le problème du comique. Le talent d’un grand nombre d’auteurs se trouvait détourné de la comédie pure vers la comédie mondaine et le vaudeville, qui avaient fait les délices du XIXe siècle. Nous rêvions de remonter aux sources, à nos sources françaises, de nous placer, humblement et fièrement, en face des grands modèles, des personnages de Molière. Nous rêvions de compagnie, comme il nous arrivait parfois en ce temps-là. Je devais, au lendemain de la guerre, faire jouer, sur la scène du Vieux-Colombier, une comédie, que hantait le souvenir de Tartuffe. Votre réplique fut prompte. Vous donnâtes Le Trouhadec et, quelque temps après, Knock. Je n’avais fait qu’une expérience, vous nous offriez un chef-d’œuvre. Grâces vous en soient rendues.
Quand je songe aux soirées consacrées à voir évoluer et pérorer sur la scène les enfants de votre imagination, quand il m’arrive d’évoquer à tête refroidie le docteur Knock, M. Le Trouhadec, Amédée, Musse et quelques autres fantoches, je suis, après coup, saisi de cette amertume particulière qui est proprement l’arrière-goût de votre comique.
J’imagine volontiers que certains auteurs nous font, à certains moments, rire en nous prenant par surprise. À peine avons-nous ri, nous comprenons que nous sommes compromis dans la bagarre. Ces personnages qu’on nous présente, l’auteur nous laisse assez vite entendre qu’ils sont un peu lui, un peu nous. De cette manière, il plaide les circonstances atténuantes. Nous sortons de là, bien persuadés que nous n’avons rien de commun avec Argan, par exemple, et cependant l’Argan qui sommeille en nous commence de se réveiller et de nous faire sourire. Tout cela nous incline à quelque indulgence et c’est ce qu’on pourrait appeler le comique tempéré, le comique souriant.
Telle n’est pas ordinairement votre manière et surtout la manière que vous avez de traiter vos personnages principaux. L’indulgence n’a rien à voir dans ces opérations que vous pratiquez d’une main, somme toute, cruelle. Il en résulte un comique inflexible : nous rions sans retenue, mais avec une espèce d’horreur. Au fond de notre cœur, nous refusons de rien laisser engager de nous-même dans cette dissection féroce. Naturellement, si nous ne nous retrouvons pas, nous reconnaissons les autres, nous reconnaissons nos amies, et c’est une façon de marquer que cela ne nous concerne pas personnellement, c’est notre façon de nous garder contre ce comique corrosif et destructeur.
Une preuve particulière de cette réaction du public, je la vois dans l’accueil que les médecins ont fait à la terrible caricature que vous leur présentiez. Ils ont ri, comme tout le monde ; ils ont applaudi, comme tout le monde. Ils ne se sont pas sentis offensés de manière personnelle ; ils ne se sont pas sentis chatouillés — le docteur Knock disait gratouillés — dans leur honneur corporatif. Reconnaissez, Monsieur, que ces spectateurs ont été beaux joueurs. Ils vous ont offert des banquets. Et, comme on s’étonnait que vous ne fussiez pas médecin, j’ai vu le moment où mes confrères en Hippocrate allaient vous nommer médecin honoraire. On n’est pas plus courtois. J’allais ajouter : on n’est pas plus habile, car c’est ce qui s’appelle, en termes de laboratoire, neutraliser un virus.
Vous aviez trouvé la recette de ce que l’on pourrait nommer le comique absolu, et j’entends le mot au sens où les chimistes l’emploient quand ils parlent de l’alcool absolu. De cette recette, vous n’avez pas fait un usage intempérant. De ce comique, torride ou polaire, selon l’instant, vous avez tiré un petit nombre d’ouvrages remarquables. Certains de ces ouvrages ont accompli le tour du monde. Ainsi vous avez porté la langue française dans toutes les nations cultivées, et c’est à quoi l’Académie ne pouvait pas ne point être sensible.
Les bons auteurs font les bons interprètes. Vous avez eu, comme Giraudoux, la chance de rencontrer les vôtres, mûrs à point et dévoués à miracle. Vous êtes un homme heureux.
Pour écrire vos comédies, vous avez retrouvé la prose. Vous avez transporté, sans effort, sur la scène, cette prose excellente, ferme, nombreuse, qui est l’un de vos deux langages naturels. Une prose, même bien marquée par une personnalité forte, ne laisse pas de se transformer pour s’adapter à des objets divers. Un écrivain de votre rang n’use pas du même style s’il lui faut raconter un voyage, développer un corps de doctrine, parler à une assemblée, rédiger des mémoires, juger un ouvrage de l’esprit, présenter des personnages, narrer des événements réels ou imaginaires. Vous nous avez prouvé que vous saviez manier tous ces styles, que vous étiez également habile à toutes œuvres de lettres.
Ce n’est pas un mérite répandu de grands maîtres du roman ne sont jamais parvenus à se faire entendre au théâtre. Des vétérans de l’essai philosophique ou critique avouent leur impuissance à construire des tableaux, à présenter des personnages en action. Tel historien superbe serait tout à fait incapable d’inventer une petite fable et de la trousser en vingt mots. Le prosateur que vous êtes a pu dédaigner certains domaines : à nulle tâche il n’a échoué. Je regrette peut-être que des soucis plus pressants vous aient éloigné de la critique. Nonobstant la gymnastique particulière qu’elle représente et les chances qu’elle nous offre de nous distraire de nous-même, donc de nous sauver de l’orgueil, la critique, pratiquée au moins de manière incidente, nous éclaire sur les servitudes et les vertus d’un style singulier que, par la suite, l’écrivain n’est plus tenté de laisser intervenir dans des entreprises d’un autre ordre, dans la narration ou le lyrisme par exemple.
La fameuse révolution de 1885, la révolution de nos symbolistes, en bouleversant la poésie, avait inquiété les prosateurs. Goncourt, avec son alchimie de l’écriture artiste, semblait, à cette inquiétude, avoir donné la consécration d’une charte, ce qui ne promettait guère le retour à l’équilibre. Les jeunes écrivains pouvaient se demander, puisque toutes les expériences étaient, en poésie, non seulement possibles, non seulement permises, mais encore attendues et favorisées, les jeunes écrivains pouvaient, dis-je, se demander si la langue de la prose allait, de cette commotion, ressentir l’ébranlement.
Les jeunes hommes ont une tendance bien naturelle, bien excusable à croire que la véritable originalité est dans les vocables et les jeux de la forme, alors qu’elle est dans l’esprit. Les écrivains nouveaux ont évidemment quelques tentatives à faire avant de comprendre que le vrai débat n’est pas entre l’âme et les mots, mais bien entre l’âme et le monde, mieux encore : entre l’âme et l’âme. Que l’âme s’empare de son message, et les mots viendront, dociles. Chaque porteur de message parlera selon ses vertus, selon ses défauts, selon sa longueur d’haleine, sa clairvoyance, son courage.
Il faut avouer que nous pouvions, dans les premières années du siècle, éprouver une perplexité toute voisine de l’angoisse quand nous en venions à tremper notre plume dans l’encre. La préciosité, instrument de grande exception, était de toutes les fêtes. Les recherches vocabulaires et syntaxiques semblaient à beaucoup la condition élémentaire de l’œuvre d’art.
La France est ainsi faite qu’elle pardonne tout au poète, quand le poète est un poète. En revanche, elle ne passe rien au prosateur. La langue de la prose est un bien national. L’église littéraire de France, dès qu’il s’agit de la prose, de la « langue révérée » est sans indulgence pour les hérésiarques. Elle les anathématise et les laisse aussitôt retomber dans l’oubli.
Par chance, la plupart de nos aînés avaient déjoué les pièges de la fantaisie schismatique. Ils avaient presque tous regagné le milieu du courant, obéissant à la discipline souveraine.
Quant à vous, Monsieur, il semble que vous ayez, tout de suite, eu l’instrument à votre discrétion. Vous avez composé d’abord des récits brefs, des tableaux de proportions modestes, bien en page et bien éclairés. Puis vous avez, pour la première fois, employé le mot de roman pour une narration plus longue, mais que l’on pourrait encore mettre au rang des grandes nouvelles. Toujours travaillant, vous avez pourtant attendu des années avant d’aborder les ouvrages de longue haleine. Je loue cet esprit de méthode. L’art du roman est un art de maturité. Dans une époque aussi féconde que la nôtre, on peut compter sur les doigts d’une seule main les romanciers qui ont fait œuvre forte avant la trentième année.
Vous avez attendu d’être un écrivain tout à fait accompli, sûr de ses moyens et sûr de sa renommée pour entreprendre l’œuvre considérable qui requiert aujourd’hui, de par le monde, l’attention de toutes les sociétés lettrées.
Monsieur, nous pouvons bien le dire, mais tout bas pour que personne ne nous entende, le peuple des lecteurs ne se contente pas d’être, comme les autres, divers et ondoyant : il est merveilleusement capricieux, exigeant et ingrat. De l’auteur qui se réserve, distille ses liqueurs au compte-goutte, donne un livre tous les dix ans, on dit qu’il est aride. Pendant chacun de ses silences, on le déclare mort, on ouvre sa succession et même et surtout on l’oublie. De l’auteur généreux qui laisse couler sa veine, qui fait preuve de souffle, de fécondité, d’abondance, on dit d’abord qu’il se prodigue et bientôt qu’il se dilue. Encore un peu et l’on déclare qu’il se perd. Les augures, l’air capable, s’évertuent à prévoir, dans une œuvre opulente, le choix de la postérité. Ils sont rarement libéraux. Ils sont surtout téméraires. La postérité se moque bien de telles vaticinations. Ses arrêts sont imprévisibles. Nous ne pouvons pas deviner ce que nos arrière-neveux conserveront de nous-mêmes et si, de nous, ils éprouveront le besoin de conserver quoi que ce soit. Mais considérant mon pays au milieu des autres nations, considérant, à cet instant du siècle, la littérature française au milieu de la littérature universelle, je vous félicite hautement d’avoir eu de grandes ambitions et d’avoir fait, avec persévérance et avec autorité, tout ce qu’il fallait faire pour assouvir ces grandes ambitions.
En édifiant cet ouvrage auquel vous avez donné une belle enseigne : Les hommes de bonne volonté, — titre dont vous nous avez montré d’un mot tout à l’heure qu’il était en même temps très ample, très souple et très simple, — en édifiant ce grand ouvrage, vous avez observé une méthode qui ne ressemble exactement ni à celle de vos devanciers, ni à celle de vos contemporains. Résolu à présenter ensemble nombre de personnages et à les suivre pendant un assez long laps de temps, vous n’avez pas jugé nécessaire de nouer toutes ces destinées autour d’une action unique, ni même de les soumettre à un sort commun. Vous vous écartez, par ainsi, des règles ordinaires du roman et vous vous rapprochez de la vie. Vous êtes infiniment libre, sur une aire aussi peu limitée. Vous usez de cette liberté d’une façon qui, très vite, cesse de paraître arbitraire.
Le jour que je me tenais à cette place où vous êtes aujourd’hui, à cette place que l’on n’occupe jamais qu’une fois, il m’est arrivé de penser avec persévérance une pensée qui, finalement, s’est imposée à mon esprit sous cette forme : le romancier est l’historien du présent et l’historien est le romancier du passé. Ainsi songeant, car on songe et fort bien, même dans ces moments de grande contention, j’évoquais, pour moi seul il va sans dire, les grandes compositions romanesques auxquelles ont donné leur effort un certain nombre de nos contemporains. Et vous, par exemple, Monsieur.
On a dit que les historiens de l’avenir ne pourront mener leur travail à bien sans consulter les œuvres romanesques de cette sorte. Je le crois volontiers. J’en suis même tout à fait sûr, et surtout si les historiens entendent, à travers l’histoire des faits, toucher l’histoire des âmes, l’histoire des pensées, des émotions, des joies et des douleurs de tout un peuple. J’entends toutefois que les historiens ne seront pas les seuls à déployer ces amples tableaux pour les contempler, pour les consulter et les interroger dans la solitude laborieuse. Des hommes, anxieux de se connaître et de mieux comprendre le monde, accompagneront souvent, dans la suite des âges, certain enfant que vous connaissez bien et qui pousse un cerceau sur le trottoir comme s’il partait à la découverte d’un empire ; ils suivront en rêve les deux amis qui se livrent leurs secrets, leurs espérances, leurs trésors ; ils escorteront le personnage rassis qui veut, encore une fois, monter, d’un pied moins sûr, jusqu’au toit de l’École normale pour y retrouver l’altitude, le ciel et la pureté.
Car vous avez, à la faveur d’une si vaste composition, peint, tour à tour et ensemble, l’enfant, l’homme, le vieillard ; vous avez redessiné d’une plume plus sereine, toutes vos idoles d’autrefois : le couple, la famille, la rue, la place publique, la cité. Vous avez fait comparaître le pauvre et le riche, le laboureur et le soldat, l’homme d’action et l’homme de solitude, le sage et le possédé. Vous avez suscité une grande foule de figures ; à chacune, vous avez donné sa démarche et son accent. Pourtant, à la faveur de toutes ces personnes si diverses ; vous avez merveilleusement peint une personne unique : la vôtre, Monsieur. Pour ceux qui vous connaissent bien, vous êtes là, vivant et respirant, derrière toutes vos créatures. Ne protestez pas, je vous en prie. Ne voyez pas, dans cette remarque, l’ombre d’une réserve, au contraire : Shakespeare, Balzac, Dostoïevsky, sont présents dans tous leurs ouvrages, même et surtout présents dans chacun de leurs héros, dans les plus nobles et dans les plus vils.
Un ouvrage d’une ampleur telle pose à l’observateur un nombre infini de problèmes. Je n’en examinerai qu’un : celui de la connaissance et de la documentation.
J’ai tenu longtemps que la connaissance personnelle et profonde, quand il s’agit du roman, supplantait en toutes choses la documentation. J’ai formé cette opinion en dépit des visionnaires : Zola n’a pas suivi les armées en déroute ; Tolstoï n’a pas vu flamber Moscou. N’importe ! le débat dans mon esprit ne trouvait pas relâche et j’y cherchais, pour mes travaux, des solutions, toutes personnelles d’ailleurs. Vous avez tranché le problème à votre manière que le monde connaît maintenant et qui se montre efficace. Pour composer de si vastes tableaux, vous avez dû peindre des hommes, des sociétés, des paysages dont vous n’avez pas une connaissance personnelle, des événements dont vous n’avez pas été le témoin immédiat. Il se trouve que beaucoup de modèles que vous n’avez pas vus se reconnaissent très bien dans vos portraits ; ils jugent bien exprimées par vous des joies que vous n’avez pas savourées vous-même, des souffrances que vous n’avez connues qu’en rêve. Appliquant ainsi à l’expérience contemporaine les rigoureux procédés de l’histoire, vous avez bien été, vous êtes bien, comme je le disais tantôt, l’historien du présent.
Faite un examen critique, même sommaire, d’une œuvre comme la vôtre excéderait les limites raisonnables d’une harangue académique. À regret, j’en laisse le soin aux glossateurs de l’avenir qui ne seront pas tenus par des règles trop serrées. Pourtant, je ne veux pas me détourner de votre grand travail sans ajouter encore un mot.
En composant Les hommes de bonne volonté, ce roman trop vaste pour qu’on puisse, d’une vue cavalière, en découvrir la structure et les frontières, vous avez, j’en suis sûr, entendu fournir la provende aux esprits les plus divers, aux plus délicats comme aux plus gloutons. Il y a là tantôt des romans policiers et tantôt des pages de haute finesse. On trouve d’énormes ragoûts et des friandises précieuses. Tout cela se rencontre mêlé de manière inextricable. J’entends bien que c’est votre dessein. Mais cela ne simplifie pas le travail de l’analyse.
Il existe un jeu répandu dans la société cultivée et qui consiste à chercher ce que l’on prendrait d’un auteur si l’on devait emporter un très petit choix de son œuvre pour, ensuite, faire retraite au fond d’une île perdue. Si vos lecteurs assidus se plaisent à de tels amusements, vous les mettrez assurément au supplice. Pour moi, mon choix serait tel : je prendrais de vous un livre de poèmes : les Odes et prières, une pièce de théâtre : Cromedeyre le vieil, un roman : Mort de quelqu’un.
Mort de quelqu’un est ce petit livre auquel je faisais allusion à tantôt en disant que c’était, à tout prendre, une longue nouvelle. C’est une œuvre parfaite, forte et déterminée par une pensée profonde. Je m’en voudrais beaucoup de ne pas l’avoir mentionnée.
Je m’aperçois, Monsieur, qu’ainsi cheminant et rêvant à voix haute, je n’ai pas, à beaucoup près, donné une idée suffisante de votre œuvre et de votre vie ; je n’ai pu faire comprendre combien cette œuvre est grande et combien cette vie remplie.
Vous avez composé et prononcé des discours innombrables, porté des témoignages, visité et décrit les nations, présidé des congrès, proposé des solutions à maints problèmes. Vous avez fait de longs et lointains voyages, écouté vivre et travailler des peuples très différents de celui qui vous a donné la vie. Toujours, vous avez développé de grands efforts pour, selon votre propre expression, « résorber la théorie dans l’expérience concrète ». Sur la carte des idées, vous avez fait des détours, et toujours dans le dessein de trouver enfin les principes d’un équilibre humain. Vous avez aussi, longtemps, erré à travers l’Europe malade pour inventer quelques remèdes aux effrayantes misères de notre civilisation.
Que votre pensée ait toujours été, même dans l’extrême péril, une pensée de paix, c’est ce dont tous vos écrits présentent des témoignages. Que votre amour de la liberté ait résisté comme une flamme fixe dans l’affreux désordre des temps, seul un esprit prévenu pourrait en disconvenir. Que le pur souci des besoins, des douleurs et des destinées de la France, de cette France que vous avez si bien comprise et dépeinte, vous ait guidé dans toutes vos recherches, c’est ce qui m’apparaît clairement quand je regarde le long chemin que je viens de parcourir en société de vos ouvrages.
Je me suis toujours senti la plus chaude curiosité pour votre effort, pour votre personne, pour ces fardeaux surprenants dont vous vous chargez à plaisir et que vous portez longtemps avec une véritable allégresse ; mais je peux bien vous le dire, en écoutant, tout à l’heure, votre péroraison, je me suis senti remué, car il me semblait que je parlais par votre bouche, que nous nous retrouvions accordés sur tous ces problèmes qui ont été le souci de toute ma vie.
Vous avez passé loin de nous les années de notre grande épreuve, je veux dire de la seconde guerre mondiale. Si j’emploie des termes tels, ce n’est pas pour laisser croire que la première guerre, à la faveur de l’éloignement, me paraîtrait moins terrible. Les deux guerres sont, en fait, deux actes d’une seule et même tragédie. Pourtant, la première guerre, qui a engendré tant de maux, accumulé tant de crimes et tant de ruines, fait tomber la vie humaine si bas dans le mépris, ne nous a pas, à beaucoup près, conduit aussi loin que la seconde sur les chemins de la tristesse et de la honte. Ce que nous n’aurons jamais fini de reprocher à notre adversaire, c’est d’avoir, cette fois, et pour longtemps, corrompu les sources du bonheur humain, les sources de la confiance et de l’espoir, c’est d’avoir étendu, sur notre monde misérable, un voile de tristesse et de dégoût que nous n’avons plus, pour l’instant, la force de déchirer.
Dans une détresse à ce point hors de mesure, il était bon, à mon sens, qu’il y eût des Français partout, en France et hors de France. Il était bon, il était nécessaire que la France fût ainsi présente sur tous les points du monde où l’idée de civilisation pouvait encore être cultivée et nourrie.
Cette grande épreuve, j’y reviens donc, c’est hors de France que vous l’avez supportée. Nous avons entendu vos messages, ces messages que nous pouvons lire imprimés aujourd’hui, et qui nous parvenaient alors sur les ondes américaines.
Nous vivions dans les ténèbres, nous vivions de privations et d’amertume. Nous vivions entourés de périls et, qui pis est, de pièges déconcertants. Nous étions réduits au silence. Il nous semblait bon que des voix françaises pussent encore se faire entendre dans la consternation du monde. Il nous était bienfaisant d’entendre ces voix qui ne nous disaient que ce que nous savions, mais qui le disaient tout haut.
À relire ces textes, je veux dire les textes de vos discours, il m’est apparu, l’an passé, que nous ne pouvions manquer, après tant de débats, de nous retrouver, un jour, sur un sol ferme, dans une lumière sereine, et d’y conjuguer notre action pour le salut des idées maîtresses, des idées humaines auxquelles, de manières diverses, mais avec une égale ferveur, nous avons, les uns et les autres, consacré le meilleur de nos forces, le meilleur de notre vie.
Ne croyez-vous pas que ce jour est venu, Monsieur. Et voici qu’il nous est donné de le célébrer avec éclat, avec solennité. Vous venez de jeter des lueurs sur le difficile chemin que nous pouvons suivre tous ensemble. Que ces lueurs soient vigilantes et qu’elles soient mises à profit ! Notre tâche est grande.