Réponse au discours de réception de Louis-Pasteur Vallery-Radot

Le 21 février 1946

Georges DUHAMEL

MONSIEUR,

Avec cette loyauté, cette franchise, cette vigueur de primesaut que vos amis se plaisent à reconnaître et à saluer en toutes vos actions, vous avez, de votre remerciement, fait une déclaration, ce que je juge de bon exemple. Vous avez nommé vos ancêtres et célébré leurs mérites. Vous nous avez dit sans détour ce que vous aimez et ce que vous n’aimez point. Vous avez même, en passant, rappelé que l’Académie commettait quelquefois des oublis et notre confusion, qui est vive, se trouve allégée pourtant à l’idée que, désormais, vous nous assisterez dans cette difficile entreprise d’erreur et de manque.

Il me faut donc, dès le commencement, vous rendre grâces, car vous avez bien simplifié la mission dont me voici chargé. Si je m’en tenais aux traditions, il me resterait à vous apprendre ce que tout le monde sait et à vous donner sur votre existence les renseignements que je tiens de votre courtoisie. Avec votre agrément, je vais plutôt employer le temps de notre séance à examiner certaines des questions que posent aux observateurs votre vie, vos travaux, votre carrière et même votre entrée dans notre compagnie.

Les détours de la destinée sont déconcertants, à tel point que nous pouvons nous demander, que nous nous demandons chaque jour, considérant les hommes qui nous environnent, s’il est préférable, au départ, de pouvoir invoquer une ascendance illustre, de pouvoir prononcer des noms sonores et honorés, ou s’il vaut mieux paraître sur la piste, dépourvu de toute référence, uniquement fort de ses vertus, de son ambition et de son obscurité. Je peux vous l’avouer, Monsieur, ce problème humain m’a longtemps inquiété et il ne laisse pas de me poindre certains jours. Alors que j’étais jeune écrivain, j’entrepris de composer un ouvrage dramatique sur ce thème et, l’ayant achevé, je lui donnai un titre symbolique, ainsi qu’il était de mode en ce temps-là ; je l’appelai Dans l’ombre des statues. Je n’étais pas loin de penser, dans mon inexpérience et ma nouveauté, que la gloire des parents, que la renommée des ancêtres, même lorsqu’elle éclaire les chemins, est, pour un esprit original, dans ce monde où nous devons vivre, un viatique somme toute incommode ; je n’étais pas loin de croire, à cet âge de toutes les présomptions, que, s’il se propose de construire, l’homme de petite extrace, comme dit je crois Villon, construit du moins plus librement qu’un autre ce qu’il veut construire, bref trouve, à se manifester, des franchises magnifiques et qui sont d’ailleurs, à tout le moins, égales aux obstacles.

Il paraît que je me trompais et toute votre vie, Monsieur, semble proposée à nos pensées et à nos querelles comme une très brillante réfutation de mon ancienne thèse. Votre patronyme est honoré dans toute la société cultivée ; vous portez, comme premier nom, le nom même de votre aïeul Pasteur, de cet aïeul qui figure au nombre des plus grands hommes de tous les temps. Vous trouvez, dans cette magnifique galerie de vos ancêtres, des écrivains et des médecins. Vous pouvez appeler Legouvé, le plus raisonnable de tous nos confrères, et vous pouvez citer Eugène Suë, le plus populaire des romanciers, cet écrivain que Dostoïewski reconnaissait comme l’un de ses maîtres et que Guillaume Apollinaire se plaisait à citer devant moi comme un artiste incomparable, ce qui montre chez le poète d’Alcools une très généreuse faculté de lyrisme. Vous pouvez, sur les rayons de nos librairies savantes, rencontrer le nom de votre grand-père paternel, Vincent-Félix Vallery-Radot, qui fut bibliothécaire du Louvre et qui réussit dans l’art difficile de l’anthologie. Vous pouvez, avec nous tous, saluer le souvenir de votre père, modèle du lettré, de l’honnête homme et, je dirai mieux encore, de l’homme de bien.

Ayant nommé des écrivains, vous devez encore, au seuil de cette maison qui vous accueille aujourd’hui, invoquer des médecins illustres. Le nom de votre arrière-grand-père paternel, le docteur Guiard, mériterait une place au fronton de nos écoles. Quant à votre arrière-grand-oncle, l’écrivain Eugène Suë, il appartenait à ce que, entre nous autres les mires, nous appelons volontiers la grande famille médicale, puisque son père et son grand-père étaient tous deux chirurgiens.

Deux de vos ancêtres ont donc été membres de l’Académie française à des titres divers, en sorte que vous donnez à croire, paradoxalement, que certains de nos fauteuils sont, en quelque mesure, héréditaires. Tout cela dit, et trop sommairement, je veux bien le reconnaître, vous pouvez vous offrir le luxe de saluer en vos plus lointains ascendants des cultivateurs et des tanneurs et nous constaterons ainsi que rien ne manque à votre gloire, puisque vous rassemblez, sur le même brevet, des ancêtres illustres, témoins d’un sang généreux, et des ancêtres rustiques, vecteurs de vertus vierges.

Pour ce que vous avez reçu et ce que vous avez fait, le monde peut, Monsieur, vous réserver considération et reconnaissance. La vigueur d’une lignée s’épuise assez vite dans la dévorante fournaise de nos sociétés modernes. Il nous est agréable de penser, en vous recevant aujourd’hui, que la sève bouillonne depuis longtemps dans une belle famille française, bouillonne encore après les plus rayonnantes floraisons.

Je m’en voudrais, ayant l’honneur de vous introduire parmi nous, de ne pas m’arrêter un instant dans l’ombre de ce grand Louis Pasteur dont vous êtes non seulement le petit-fils, mais encore l’éditeur comme on disait autrefois, quand tous les mots avaient un sens plus étroit et plus sûr, quand M. de Beaumarchais, par exemple, s’honorait d’être l’éditeur de Voltaire.

Ce qui fait, l’étonnante grandeur de l’œuvre scientifique, c’est son caractère résolument provisoire et nécessairement continu. Ces belles découvertes qui bouleversent l’existence de nos sociétés et qui changent l’aspect du monde humain, nous les qualifions volontiers immortelles, parce que notre grand désir d’immortalité nous fait, nostalgiquement, abuser du vocable, mais nous savons bien qu’une vérité scientifique, vieille d’un siècle ou deux, est une vérité agonisante. Nous savons aussi que cette vérité, pour précaire qu’elle nous paraisse, survit quand même dans la vérité qui vient la supplanter et la détruire.

Les découvertes de Pasteur datent, à l’heure où je parle, de plus d’un demi-siècle et de moins d’un siècle. Elles sont donc dans tout leur éclat. Nous savons que cette œuvre sera dépassée quelque jour ; nous pensons, nous croyons surtout qu’elle sera continuée. Il nous est très difficile d’imaginer qu’une science biologique pourrait se constituer dans l’avenir, qui ne viendrait pas s’asseoir sur des fondements aussi sûrs. C’est que l’œuvre de Pasteur comporte non seulement une science de la vie, mais encore toute une philosophie de la vie. Elle est tournée vers l’avenir et n’est close en aucune manière. Le fameux problème des virus solubles, qui préoccupe aujourd’hui tant de savants, élargira le domaine pastorien sans en compromettre l’harmonie. La découverte de la pénicilline, par exemple, la découverte de Fleming qui fait aujourd’hui si grand bruit, semble, au premier regard, indépendante de l’œuvre pastorienne, mais, à tout bien peser, elle est inconcevable sans Pasteur.

Il serait bien aventuré d’établir une hiérarchie entre les grands esprits de notre monde, bien aventuré de mesurer et de classer ce qui est naturellement hors de toute mesure; nous pouvons cependant penser qu’un génie comme celui de Pasteur est, pour une civilisation, le résultat d’un lent et long travail, le fruit d’efforts infinis et de chances heureuses. On pourrait compter sur les doigts les hommes de cette vertu.

Or, les conditions dans lesquelles ce génie s’est manifesté sont parfaitement raisonnables, je veux dire fort peu romantiques. Pour les savants comme pour les poètes, on a tendance à parler d’inspiration et c’est fort bien. Qu’on y prenne garde, les découvertes initiales de Pasteur ont été faites sur des commandes expresses. Il est beau de penser que ce grand homme, instamment sollicité par des industriels ou des éleveurs, n’a pas méprisé leurs prières et a fourni des réponses exactes.

Il n’est pas moins étrange de voir, en Pasteur, cohabiter la foi rationaliste la plus stricte et le tranquille respect d’une religion révélée. Cette conjoncture a fait couler beaucoup d’encre et non moins de salive. Là encore, Pasteur me semble anticiper avec audace. Nombre de savants, remis des émotions d’ailleurs éblouissantes que le XXe siècle a prodiguées aux esprits les plus solides, s’efforcent aujourd’hui de considérer, avec sang-froid les problèmes de l’irrationnel et montrent, par ainsi, qu’ils ne désespèrent pas d’admettre l’irrationnel dans le rationnel, dans un rationnel plus large, plus souple, plus modeste, justement plus sûr de ses moyens et de son empire. Dirai-je que le seul moyen d’aborder et peut-être même de résoudre l’irrationnel est d’abord de le reconnaître ? Ce n’est pas la moins subtile des leçons que nous donne le grand Pasteur.

Je parlais tantôt de chances heureuses, et nul n’ignore la part que prend le hasard dans de très belles découvertes. Tout le monde sait que Pasteur, parti pour s’occuper de la cristallographie, à laquelle il ne cessa jamais de s’intéresser, d’ailleurs, tout le monde sait que Pasteur fut amené, par le jeu des circonstances, à considérer les êtres organisés. À partir de cet instant, il faut dire que le hasard tient très peu de place dans ces travaux exemplaires. Le génie de Pasteur est tout entier dans ce regard qu’il jette, à chaque étape, sur les nouveaux royaumes qu’il aperçoit et dont il décide la conquête. À peine achevées les recherches sur le vin, le vinaigre, la maladie des vers à soie, Pasteur entrevoit que la portée de telles découvertes est « sans limites » ; ce sont ses propres termes. Et il écrit : « L’étiologie des maladies contagieuses est peut-être à la veille d’en recevoir une lumière inattendue. »

En fait, Pasteur allait inventer de toute pièce une biologie, puis une thérapeutique nouvelles. Il allait apprendre aux médecins d’abord étonnés, bien vite séduits, que le meilleur moyen de débarrasser un être vivant de son ennemi, c’est de l’aider à se défendre lui-même, c’est d’exalter les propres vertus de cet être vivant, de l’incliner à se servir de ses armes naturelles et de lui en fournir de toutes semblables. N’avais-je pas raison de dire que Pasteur nous enseigne une philosophie dont les politiques pourraient, tout aussi bien que les médecins, tirer profit ?

Tel est Pasteur. On ne peut le nommer sans être tenté de se mettre à son école, de s’arrêter dans son ombre, de méditer et d’apprendre. Ce grand savant est un grand écrivain. Il sait merveilleusement ce qu’il veut dire et il le dit en termes tels qu’on n’en peut plus concevoir d’autres. Ne parlons surtout pas de coïncidence, de rencontre fortuite. Je vois là plutôt une règle. Pareillement, un grand homme de guerre, un grand homme d’État, s’ils s’avisent d’écrire, ne peuvent, ne doivent que bien écrire. L’homme qui a tiré la France du désespoir nous a donné, une fois de plus, la démonstration de cette vérité.

Mon père qui, connue tous les gens de son temps, jouissait des victoires de Pasteur avec un religieux orgueil, mon père qui était un très modeste médecin, mon père me disait parfois : « Si Pasteur vivait encore, on le nommerait médecin, d’emblée, d’enthousiasme. Oui, médecin d’honneur ! » Beaucoup de gens sont étonnés quand on leur dit que Pasteur n’était pas médecin. Que la médecine ait été totalement bouleversée par un homme qui n’était pas médecin, voilà qui peut nous offrir une justification remarquable de certaines vues françaises sur la culture encyclopédique. Voilà donc un sujet sur lequel j’aurai lieu de revenir avant la fin de notre entretien.

On pourrait croire, Monsieur, qu’en vous consacrant à la médecine vous avez obéi à quelque vœu secret de votre aïeul. Et pourtant, ce n’est pas à la microbiologie que vous devez votre renom. Vous ne vous êtes pas rangé dans la cohorte des pastoriens. Vous n’avez pas cherché à poursuivre les conquêtes du conquérant. Vous avez abordé de front, selon les impulsions de votre caractère, certaines maladies dont l’étude est ardue et parfois même décevante.

Je connais l’exposé de vos titres et travaux ; j’ai fréquenté vos ouvrages. Il me plaît de voir avec quelle ingénieuse patience vous avez exploré, lampe au poing, les ombres d’une certaine pathologie qui, malgré les tentatives opiniâtres d’une légion de chercheurs, demeure, à l’heure présente, encore embrumée de mystères. Je vais, bien nécessairement, prononcer ici des mots que tout le monde entend, citer des maladies dont tout le monde parle et faire, en votre société, une très rapide plongée dans des profondeurs pourtant mal connues. Vous aurez attaché votre nom, Monsieur, et c’est fort bien, à celui de divers « monstres » comme cette hémicrânie, que les Français appellent débonnairement migraine, comme l’urticaire, sur le royaume de laquelle — urticaire est du féminin et, est dit, je pense, pour fièvre urticaire — plane encore une si troublante incertitude. L’urticaire n’est-elle pas déterminée tour à tour par l’alimentation, les médicaments, les parasites, l’effort, le froid ou même les émotions, c’est-à-dire par une foule de causes disparates, c’est-à-dire par tout ? Vous avez, avec une sollicitude particulière, considéré telles autres maladies mal intelligibles, comme l’asthme qui, vous l’avouez non sans philosophie, « déjoue tout pronostic ». Vous avez composé d’excellents ouvrages sur l’anaphylaxie et vous êtes considéré comme le seigneur de ce fief d’accès difficile.

Je me rappelle encore l’enthousiasme que souleva, dans notre génération, la découverte de Charles Richet et la lecture du petit livre, vivant et allègre comme une fable, dans lequel il racontait et commentait cette découverte. Ainsi donc, la nature laissait tomber le masque, ainsi, donc la nature avouait son incroyable complexité. L’organisme était capable de réagir à certaines interventions de deux manières différentes et apparemment contradictoires. Alors qu’en certains cas l’introduction de telles substances dans le milieu organique déterminait une sorte de mobilisation générale et conséquemment un état d’immunité, l’injection d’autres substances provoquait, au contraire, non pas une réaction de défense, un entraînement salutaire, mais une sorte de désagrégation, de panique, de démoralisation humorale si j’ose dire. Et l’être ainsi traité se trouvait, au cas d’une nouvelle injection, sujet aux pires désordres, à des insurrections mortelles.

J’essaye, Monsieur, de traduire en images simples et presque scolaires ces phénomènes étonnants que vous avez étudiés de manière si minutieuse. Avouez qu’ils sollicitent l’imagination. Charles Richet, vous ne l’avez pas oublié, au terme de son livre, en venait, avec assez de bonhomie et de finesse, à ce qu’il appelait les explications finalistes. Il supposait que l’espèce préférait, en de tels cas, le sacrifice d’un individu à quelque corruption durable et peut-être même héréditaire de la formule humorale. Je suis romancier à mes heures et je peux avouer que cette philosophie m’enchanta jadis. Vous avez été beaucoup plus réservé que notre vieux maître. Vous avez labouré en long et en large ce terrain difficile et vous avez noté soigneusement tout ce qui peut nous permettre, un jour, de transformer, comme dit Paul Claudel, l’inconnu en connu.

Vous pensez, avec le prince de Danemark, qu’il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en peut rêver toute la philosophie des hommes. Vous ne craignez pas de considérer, d’épier, d’étudier l’action qu’exercent sur le corps humain, et donc sur l’âme humaine, les météores, c’est-à-dire les vents, les divers états hygrométriques, les dépressions, l’ionisation, les champs électriques, la température, la lumière du soleil. Vous enregistrez avec soin les renseignements du laboratoire, mais vous n’oubliez jamais les devoirs et les privilèges de l’observation clinique. Vous êtes sage ainsi pensant, ainsi faisant, car le véritable médecin obtient souvent, par un mot, un regard, par une pression de la main ce qu’il ne pourrait déterminer ni par l’appareillage le plus savant ni par la thérapeutique la mieux célébrée.

Vous avez consacré les plus substantielles de vos études à l’appareil rénal et j’attache beaucoup d’importance au choix d’un tel objet. Comment le philosophe pourrait-il considérer sans perplexité, et même sans angoisse ces appareils qui font partie essentielle de notre corps et dont la gestion directe nous est en quelque sorte retirée ? Nous pouvons ouvrir l’œil, serrer les poings, contracter ou relâcher nos sphincters, arrêter même pendant quelques secondes notre respiration ; mais nous ne commandons ni à notre cœur, ni à nos reins, ni à nos glandes. Tout se passe comme si quelque puissance supérieure avait jugé, dès le commencement, que ces organes sont trop importants pour que le contrôle nous en soit abandonné. En fait, s’il était en notre pouvoir de gouverner directement ces organes, nous aurions bien des chances de vivre peu de temps : nous sommes, presque tous, trop inquiets, trop sensibles, trop capricieux, trop facilement ébranlés et mécontents. La nature a donc fait en sorte de ne nous donner, en ce qui touche ces organes, qu’un pouvoir indirect et lointain assez comparable à celui d’une assemblée consultative doublée d’un ministère du ravitaillement. Je m’excuse auprès de mes maîtres et de mes amis qui sont, à l’heure actuelle, les fidèles tenants du mécanicisme intégral, je m’excuse de leur proposer ainsi des réflexions qui, poussées quelque peu, nous replaceraient en face des problèmes du finalisme. M. Lapicque me disait un jour : « Oui, sans doute, j’emploie des expressions de caractère finaliste parce qu’elles me permettent de raisonner et d’aller outre » Je ne ferai pas autre chose en me demandant ici quelle sorte d’intérêt peut avoir la nature à empêcher les êtres organisés de se renoncer au long de l’aventure, et de succomber, par exemple, dès qu’ils en ont le désir. Quel intérêt peut avoir la nature, ce personnage abstrait, à forcer les créatures à persévérer dans l’être ?

Ces organes, dont le fonctionnement normal soulève tant de problèmes, connaissent aussi leurs désordres, ce qui ne simplifie rien. Vous avez donc composé, sur les maladies du rein, un traité qui est une somme. Vous avez composé ce traité avec la collaboration de M. Delafontaine. Votre grand-père, Pasteur, a montré que le travail scientifique devait, pour produire son plein effet, être organisé comme un travail d’équipe. La médecine tire un grand profit d’une telle discipline. Elle appelle, pour la moindre de ses entreprises, une théorie de spécialistes. L’observation clinique elle-même, si l’on veut qu’elle soit féconde, comporte la collection d’un grand nombre de faits. De telles conditions justifient et même exigent la formation d’équipes dévouées qui travaillent sous un bon maître.

Chaque profession a ses mystères. La profession médicale est au nombre de celles qui demeurent sagement fidèles à des coutumes et ces coutumes ont prestige et force de règles. La hiérarchie, en médecine, est ancienne et toujours respectée. Les rapports entre les maîtres et les apprentis sont ordonnés par un long usage. En médecine, la science des devoirs porte un nom et elle est l’objet d’un enseignement, ce qui n’est pas le fait de tous les métiers. Avant de renoncer aux lois et pratiques de nos pères, je pense que les médecins nouveaux auront à cœur d’inventer et d’éprouver quelque chose qui, je veux l’espérer, ne devra pas être moins bien.

Cette médecine que nos grands parents appelaient encore un art parce qu’elle était alors un ensemble assez confus de recettes presque toutes empiriques, cette médecine que les hommes des sciences dites exactes considéraient, naguère, avec un aimable mépris, elle est en train, par la marche des événements, de devenir la science des sciences. Quoi de plus naturel puisqu’elle est la science de l’homme, la science des misères de l’homme ? La chimie, la physique, la mathématique même, ces muses orgueilleuses, viennent seconder la médecine, lui prêtent des mots, des formules, des appareils et des méthodes. Aux adolescents qu’on destine à la médecine, je conseille donc, quand ils me font l’honneur de me consulter, une étude sérieuse et préalable des sciences mathématiques. Je crois leur donner un utile conseil. Les médecins accomplissent, pour échapper à l’empirisme, un effort acharné, fécond, respectable et que légitime justement l’exemple de Pasteur. Or ce qui fait, à mon regard, l’intérêt majeur de la médecine, c’est que, malgré ses surprenantes conquêtes, elle s’évertue sur les marches d’un empire qui demeure prodigieusement secret, c’est qu’elle a opéré, sur les rivages de l’homme, des débarquements réussis, mais que l’arrière-pays demeure à conquérir et que l’on ne peut en mesurer la profondeur.

Nombre de grands esprits, qui ont brillé dans la recherche mathématique, semblent, on l’a remarqué, se désintéresser assez vite de leurs victoires. Certains d’entre eux se réfugient dans l’enseignement, d’autres dans l’administration, d’autres encore dans la politique. Il en est qui, soudain orientés, découvrent les sciences de la vie. C’est ainsi que Descartes, délaissant la science mathématique, commença, vers la fin de son existence, de disséquer des animaux et même de rêver à la médecine. Pascal a vécu trop peu de temps pour connaître une aventure telle. Tout, pourtant, nous donne à croire qu’il s’engageait sur cette route. « J’ai cru trouver, dit-il, bien des compagnons dans l’étude de l’homme, puisque c’est celle qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a moins qui l’étudient que la géométrie. » On me dira que l’étude de l’homme, selon Pascal, n’est certainement pas la médecine. Ce qui est évident, ce qui transparaît dans cette phrase, c’est ce qu’on pourrait appeler la lassitude de la vérité mathématique.

C’est sans doute par l’effet de mobiles tout semblables qu’Henri Bergson fut amené à fonder sa philosophie non sur des bases mathématiques, mais sur des notions biologiques. Paul Valéry, lorsqu’il célébra parmi nous la mémoire de Bergson, dit donc fort justement : « Tandis que les philosophes, depuis le XVIIIe siècle, avaient été, pour la plupart, sous l’influence des conceptions physico-mécaniques, notre illustre confrère s’était laissé heureusement séduire aux sciences de la vie. La biologie l’inspirait. Il considéra la vie, et la comprit et la conçut comme porteuse de l’esprit. »

S’il me fallait chercher quelque explication à ce cheminement de tant d’esprits illustres, je la trouverais dans l’amour des problèmes insolubles. J’imagine qu’on se lasse vite du succès. Tout esprit généreux a soif d’inconnu. Qu’il se tourne alors vers la médecine : elle demeure et demeurera longtemps encore un inépuisable réservoir d’énigmes.

Ainsi considérée, la médecine exige toutes les rigueurs de la méthode et toutes les intuitions de la poésie, c’est-à-dire de l’invention créatrice. Les grands médecins sont des contemplateurs, comme leur vieil ennemi Molière. La médecine sera, pour nos sociétés humaines, une science de maturité. Elle sera, elle restera, parce qu’elle avance pas à pas dans de redoutables ténèbres, une science de grande modestie. L’enseignement qu’elle tire chaque jour des mathématiques ne saurait la conduire autrement. J’écoutais, l’autre saison, M. le duc de Broglie haranguer son frère le prince, qui faisait ses débuts dans notre Compagnie et je pensais que nous avons aujourd’hui quelque raison de douter de tout, sauf de la nécessité du doute lui-même, sauf aussi de l’infinie misère de l’homme

Une compagnie en laquelle on a coutume de voir une image abrégée de la nation peut désormais honorer la médecine et la chirurgie qui tiennent une si grande place dans la vie et le développement de nos sociétés modernes. Vous avez fait vous-même le compte des médecins fameux qui ont été admis dans cette enceinte en trois siècles et nous savons bien que la liste en est brève. Quand j’ai commencé de participer aux débats de l’Académie française, j’ai tout de suite entrevu qu’il me faudrait, au moins pour les travaux de notre dictionnaire, me rappeler à tout instant que je suis médecin. Vous avouerai-je que je ne l’oublie jamais ? J’ai donc fait de mon mieux pour répondre aux cent questions que ce beau travail nous propose, dans cet ordre particulier. J’ai fait de mon mieux en vous attendant, Monsieur, et votre venue m’apporte fin allégement sensible.

Certains médecins de grand renom semblent surtout soucieux de connaître, de comprendre. Ils excellent dans l’exercice difficile du diagnostic et ils négligent, volontiers tout le reste. Vous avez, au contraire, choisi d’être un médecin complet. Nous ne vous comptons pas parmi ceux qui dédaignent la thérapeutique. Par vos travaux, par votre pratique, vous démontrez que la fin des sciences médicales est bien la guérison de nos maux. Je me permets de vous en louer.

Je m’aperçois, Monsieur, qu’entre les thèmes de louange, force m’est de choisir pour ne pas excéder les bornes d’un discours. Je voudrais pourtant, dire que vous n’avez pas reculé devant une des plus notables obligations que le savoir impose aux hommes de notre temps. Pendant le XIXe siècle, nombre de spécialistes glorieux ont vécu dans leur spécialité comme dans une forteresse. Ils ne consentaient à expliquer leurs travaux que devant leurs pairs et marquaient une visible répugnance à renoncer, par exemple, au langage technique parfois le plus secret. Le mot de vulgarisation inspirait alors aux savants une vive défiance et je veux bien reconnaître que si la vulgarisation consiste à rendre certaines notions vulgaires, la prévention des hommes de science est, somme toute, justifiée. Le problème a beaucoup changé depuis le début du XXe siècle. Toute la société instruite sent le péril où se trouverait l’esprit si chaque spécialiste renonçait à s’expliquer clairement pour l’ensemble des autres spécialistes. Il ne s’agit plus de vulgarisation, mais d’un salutaire échange de vues entre des gens qui s’évertuent, comme des mineurs au fond d’une mine, dans des galeries séparées et qui doivent chercher à s’entendre s’ils ne veulent pas que la somme de leurs prodigieux efforts aboutisse à l’incohérence, au chaos, à Babel.

Je m’entretenais de ces graves questions, en 1924, sur le bateau qui nous emmenait en Orient, avec Charles Nicolle qui fut mon ami et le vôtre et dont nous vénérons tous deux la mémoire. Charles Nicolle achevait alors ses recherches magistrales sur les infections inapparentes. Il allait publier des notes et des mémoires. Je l’adjurai de composer un livre, clair, intelligible pour tout lecteur de bonne culture. Il se rendit à mes raisons et rédigea l’ouvrage qui a pour titre Naissance, vie et mort des maladies infectieuses, ouvrage qui a tant fait pour sa gloire.

À maintes reprises, vous avez, vous aussi, Monsieur, parlé pour le grand public éclairé qui mérite bien cette sollicitude. Vous avez publié, des articles substantiels et lucides sur la peste, les anatoxines, la rage, la poliomyélite, le paludisme, la maladie du sommeil. Vous avez peint, avec en même temps beaucoup de gratitude et beaucoup de générosité, les grandes figures des pastoriens parmi lesquels vous avez vécu. Vous avez, en pilote perspicace, jeté des lueurs sur les chemins de la connaissance humaine. Comme tous les hommes de bon sens, considérant les progrès du savoir, vous ne cachez ni votre admiration, ni vos craintes. « L’homme, dites-vous, n’est-il pas en train de se détruire par la puissance qu’il a créée, et qui le dépasse ? » Cette phrase anxieuse ira, dans mon souvenir, rejoindre certaine remarque de M. Louis de Broglie qui, parlant des futures entreprises de la physique, fait observer que nous allons libérer des forces qui, tout d’abord, détruiront les appareils au moyen desquels nous tenterons de les produire.

Vous sentez, Monsieur, et vous ne cherchez pas à le celer, que, de cette brillante civilisation dont nos pères tiraient tant d’orgueil, il ne restera peut-être rien, pas même une médaille, pas même une statue d’argile, car l’homme du XXe siècle, l’homo faber, a dû, par l’effet d’une cruelle malédiction, mettre, en tous lieux, le meilleur de son génie prodigieux au service de la mort, au service du néant, et c’est bien une lourde cause de tristesse.

Ces grands travaux auxquels vous avez donné votre vie suffiraient pour la remplir, je veux bien le reconnaître. Vous n’avez pas cru, cependant, devoir vous dérober à certains devoirs qui requièrent les hommes de mérite quand ils arrivent au sommet de leur course. Permettez-moi d’aborder en quelques mots le sourcilleux problème de l’enseignement et de l’administration.

Il serait peut-être souhaitable que, dans certaines conditions, les chercheurs du premier rang demeurassent attachés à l’objet de leurs investigations. La règle, dans nos sociétés, est assez différente. Elle prescrit, en général, que celui qui sait quelque chose doit l’enseigner à ses futurs successeurs. Par ainsi la civilisation se transmet d’un âge à l’autre et si l’on réfléchit que les civilisations humaines ne sont pas directement héréditaires, ne sont pas incluses dans ce que les biologistes appellent le germen, cette règle est somme toute prudente. Le titre de professeur comporte, chez nous, un honneur et une fonction. L’homme de mérite doit, à un certain moment de sa vie, réserver une part de son temps aux œuvres pédagogiques. Il trouve de belles joies dans l’accomplissement de tels devoirs, mais il y donne de la sève, des forces, du talent et tout cela compte dans le budget d’une existence. Or à ces besognes inévitables, à ces besognes pédagogiques viennent assez vite s’ajouter des charges administratives. Convient-il au chercheur, à l’inventeur, de les accepter sans réserve ? Ces fardeaux ingrats ne risquent-ils pas d’opprimer un talent qui, pour s’exercer à l’aise, doit être libre et succinct ?

À cette question, je ferai, si vous le voulez bien, une réponse ferme et tranchante. Si l’administration arrache un chercheur à l’invention, un poète à la poésie, c’est qu’il est au bout de sa veine. S’il est vigoureux, il fera le nécessaire pour, en accomplissant ainsi certaines tâches ingrates, rendre à la société une part de ce qu’il a pu recevoir d’elle. S’il néglige son œuvre créatrice et s’il vient, à l’abandonner tout à fait, nous dirons qu’il a grand tort. Vous avez, Monsieur, pris votre parti dans ces inquiétants débats. Vous occupez, depuis déjà plusieurs années, une chaire enviée. À l’exemple de Charles Nicolle, vous y invitez vos amis, si bien que j’ai, à deux reprises, eu la chance amicale de parler à votre place et d’exaucer ainsi cette vieille passion d’enseignement que j’assouvis depuis trente ans, à ma manière, en me promenant par le monde pour y célébrer, de mon mieux, la France. Vous n’avez pas écarté de vous les tâches administratives et vous avez, en présidant le conseil de l’Institut Pasteur, donné par l’exemple une solution élégante à ces problèmes ardus. Charles Nicolle aussi fut, jusqu’à la fin de sa vie, un chercheur opiniâtre et un administrateur habile. Votre aïeul Pasteur a rempli pendant deux ans les fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, Voilà qui pourrait, Monsieur, nous donner à réfléchir. L’homme qui a le grand honneur de vous recevoir aujourd’hui, a déjà connu les devoirs de la perpétuité provisoire. Louis Pasteur nous a donné des vues sur ce que nous pourrions, avec l’assentiment de Messieurs les physiciens, appeler la perpétuité restreinte.

Médecin, homme de laboratoire, professeur, administrateur, vous vous comportez aussi, Monsieur, en voyageur infatigable. Vous avez visiblement l’ambition d’être un homme complet. On peut, je le sais, être un homme tel sans être sorti de chez soi. Pourtant le monde nous présente aujourd’hui des interrogations pressantes, auxquelles, s’il sait ouvrir les yeux et les oreilles, le voyageur trouve plus aisément des réponses. Vous avez, tout d’abord, impatient de mesurer le génie de notre patrie, parcouru certaines parties de l’empire, visité l’Afrique occidentale française, puis l’Afrique équatoriale et le Cameroun. J’étais au premier rang de vos auditeurs quand vous fîtes au public parisien la relation de ce voyage. Vous venez de parcourir le Nouveau Monde et c’est encore pour y faire entendre la voix de la France malheureuse, pour y démontrer, avec votre brûlante force de conviction, les grâces et les ouvrages de la civilisation française.

Ce voyage, conté, nous sera d’un plaisir extrême, comme dit le fabuliste, et nous en espérons le récit. Les médecins ont donné beaucoup aux lettres. Vous ne brisez pas la tradition. Vous avez, en 1936, écrit, pour certaine histoire de Louis XV, une petite préface dédiée à Henri de Régnier et composée dans le plus pur style. Vous possédez une brillante plume de journaliste. Votre amitié pour Debussy, amitié que le grand artiste vous rendait bien, vous a inspiré une étude pleine de ferveur et de piété. Au lendemain de la première guerre mondiale, vous nous avez fait lire un livre auquel vous avez donné un fort beau titre : Pour la terre de France par la douleur et la mort. C’est un recueil de souvenirs et de notes, un ensemble de documents vivants que, par pudeur sans doute, vous avez préféré ne pas ouvrer. Un très beau livre quand même, un livre tout illuminé de compassion, de charité, et de cette poignante tristesse que je voudrais appeler l’horreur sacrée.

J’attendais avec une vraie curiosité cet éloge d’Édouard Estaunié que vous venez de prononcer devant nous. En vous écoutant, je regrettais, Monsieur, que les mouvements de la vie ne vous eussent pas placé sur les chemins de ce bon narrateur. Il vous aurait, sans nul doute, dit quelque chose du métier de l’écrivain, métier dont, il avait un sentiment élevé. Et vous auriez, en retour, posé sur lui votre regard de clinicien. Pendant la fin de sa vie, Édouard Estaunié habitait à Dijon, une villa que jouxtait un jardin et auquel le vieux maître avait donné une enseigne à la fois sereine et altière la Maison du sage. Je l’ai vu là, plusieurs fois, quand le hasard de mes pérégrinations me conduisait en Bourgogne. L’homme qui, longtemps, avait prêté l’oreille aux plus secrets mouvements des consciences achevait sa vie en s’interrogeant avec résignation et mélancolie sur les misères de sa propre dépouille. Il souffrait de ces maux étranges et mal connus que nous autres médecins nous rapportons au système sympathique en attendant quelque explication moins brumeuse. Dans l’intervalle de ses crises, il parlait des lettres avec finesse et passion. Tel, vous l’auriez, je pense, observé avec le plus vif intérêt, puisque vous auriez pu l’entendre et peut-être le soulager.

Vous aimez les lettres, Monsieur. Vous venez de nous le dire après nous l’avoir maintes fois prouvé. Vous apprendrez, en vous mêlant aux travaux de notre Compagnie, que si le goût de la langue et des lettres était jamais honni du monde il trouverait encore un très honorable refuge dans cette assemblée dont on parle si volontiers et que l’on comprend si mal. Je connais beaucoup d’écrivains, j’ai fréquenté, je fréquente encore bien des sociétés littéraires ou même lettrées, c’est à l’Académie que j’ai toujours trouvé, que je trouve, chaque semaine encore, quand il s’agit de ce que Boileau appelle « la langue révérée », la flamme la plus sincère et le plus exigeant scrupule.

Vous arrivez ici, Monsieur, ayant alertement gravi les pentes de la montagne. Vous voici chargé de titres et d’honneurs. Vous venez d’accomplir des missions qui sont des ambassades. Vous avez reçu des couronnes, des diplômes et des dignités. Vous avez enseigné dans des chaires illustres, vous avez publié de beaux ouvrages et rempli de hautes fonctions. Quelque chose me dit pourtant que, de toute cette vie si riche et si pleine, les jours, les mois, les saisons que vous vous rappellerez avec la plus poignante émotion, ce sont les jours, les mois, les saisons que vous avez consacrés à la libération de notre patrie.

De cette libération, j’en porte ici témoignage, vous n’avez jamais douté. Si je voulais vous chercher une petite querelle, je dirais seulement, docteur, que vous avez fait une erreur de pronostic. Vous me disiez, en 1940, à la fin de l’été : « Dans deux ans, nous défilerons sous l’Arc de Triomphe, derrière le général de Gaulle ! » Vous ne vous trompiez que de moitié, Monsieur, et je vois là le généreux effet d’une belle fièvre d’impatience, d’un grand et brûlant amour.

Oui, je le répète, ce que vous aimerez de vous rappeler, plus tard, ce sont les mois pendant lesquels, caché à tous les regards indiscrets, vous avez préparé l’insurrection, organisé le service de santé de la résistance. Je vous voyais parfois chez notre ami, le cher docteur Victor Veau, où vous teniez votre quartier général, dans cette maison qu’un obus allemand a blessée pendant les suprêmes combats, je vous voyais encore plus souvent chez moi, quand vous veniez m’entretenir de vos projets, de vos travaux, de nos espérances.

Vous portiez la moustache et de pesantes bésicles. Un petit béret basque ombrageait vos regards. Le col de votre pardessus relevé, vous quittiez la maison en portant à bout de bras un cabas de ménagère et nous nous efforcions de rire, malgré les angoisses de l’heure. J’ai conservé une photo de ce temps-là. Reconnaissez, Monsieur, qu’elle nous montre un visage bourru, rébarbatif et presque patibulaire. C’est sans nul doute ce visage-là que vous entendez laisser à la meilleure place dans l’album de vos amis. Et cependant, en regardant cette image, il m’arrive d’en revoir une autre, il m’arrive de revoir, en rêve, la belle et touchante photographie, un peu pâlie et jaunie par les ans, où l’on découvre, étendu sur son dernier lit, le grand Louis Pasteur et, dans la ruelle, à côté d’une fillette qui est votre sœur aînée, un tout petit garçon à l’air contrit et douloureux.

Entre ces deux images, il y a tout le temps d’une belle et loyale existence. Cette existence, nous venons, Monsieur, de la revoir avec vous, fraternellement, par la pensée. Vous pouvez en être fier. Vous pouvez surtout en chercher à loisir le couronnement et le sens suprême, puisque, délivré, par le succès, de toutes les ambitions personnelles, vous allez librement vous donner encore aux œuvres de la connaissance et au service de cette patrie que vous avez si chèrement aimée dans sa misère.