RÉPONSE
AU DISCOURS
DE
M. LE BARON SEILLIÈRE
Prononcée dans la séance du 13 mai 1946
MONSIEUR,
Lorsque m’échut l’honneur d’être désigné pour vous accueillir sous cette coupole au nom de l’Académie, vous avouerai-je que je fus partagé entre deux sentiments, l’un et l’autre bien naturels ? Nous sommes confrères depuis vingt-sept ans dans une Compagnie voisine : l’amitié me pressait donc de répondre par un oui chaleureux, et elle a été la plus forte. Mais une inquiétude subsiste en moi. Comment, en quelques minutes, parler dignement d’une œuvre dont un bon juge, Bergson, a dit dans son dernier livre qu’on n’en saurait trop « admirer la profondeur et la force » ? Son étendue même et sa richesse impressionnent : soixante-quinze volumes, tout un monde ! Il y a de quoi décourager l’effort d’analyse ; une simple énumération sommaire est-elle même possible ? Heureusement avez-vous été fidèle à cet ordre de finesse que recommande Pascal et qui, selon ses propres formules, « consiste principalement à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin pour la montrer toujours ». Cette fin, ce sont ici quelques thèses majeures, quelques idées maîtresses, d’où l’ensemble reçoit organisation et unité. Sera-ce tentative trop audacieuse que de chercher à les apercevoir, en allant de l’extérieur vers l’intérieur, de l’apparence immédiate, un peu touffue et foisonnante sans doute, au ressort caché, au principe secret qui anime et soulève la masse ? Voilà du moins quel risque je me décide à courir.
Toutefois, pour me conformer à une antique tradition, il faut d’abord que je feigne de vous apprendre qui vous êtes et quels événements ont marqué votre histoire personnelle. Biographie, d’ailleurs, toute simple et droite. Lorrain d’origine, vous naquîtes cependant à Paris, le 1er janvier 1866, d’une famille dont l’exemple vous traçait par avance les voies de travail et de succès que vous parcourûtes à votre tour. Votre père, enlevé jeune à l’affection des siens pendant la guerre de 1870, avait le goût des lettres et il publia, sur le pays vosgien où se passaient chaque été ses vacances, un agréable roman rustique Au pied du Donon où l’on retrouve quelque chose des récits toujours si appréciés d’Erckmann-Chatrian, Votre grand-père maternel, Léon de Laborde, fut directeur général des Archives sous le second Empire et membre de l’Académie des Inscriptions. Votre arrière-grand-père, Alexandre de Laborde, un des chefs du parti libéral au temps de la Restauration, avait été préfet de la Seine au lendemain des journées Juillet et il appartint, lui aussi à deux classes de l’Institut. Vous aviez donc de qui tenir ; et vous avez tenu.
Après de fortes études achevées au Collège Stanislas, vous fûtes brillamment admis à l’École Polytechnique avec les galons de sergent-fourrier. Ce sont là circonstances qui nous rapprochent et nous font de communs souvenirs. Car j’ai passé, moi aussi, par le Collège Stanislas qui m’est resté cher comme à vous-même. Il est vrai que ce fut plusieurs années ensuite et comme professeur de mathématiques spéciales. Mais ces fonctions me mettaient en rapport constant avec l’École Polytechnique pour laquelle, à Stanislas et ailleurs, pendant vingt ans, j’ai préparé de nombreux élèves. Auparavant, j’y avais été reçu également, bien qu’avec moins d’éclat que vous. Sans doute, je n’y étais pas entré ; mais vous-même, dès 1889, au terme de votre stage d’officier-élève à l’École d’application de l’artillerie à Fontainebleau, vous démissionnez de votre grade et, preniez la résolution de consacrer désormais vos efforts à l’histoire et à la philosophie. Vous n’eûtes certes pas à le regretter, puisque, par dessus bien des honneurs divers dont je ne saurais dresser la liste et qui témoignent de l’estime que vous inspiriez déjà, l’Académie des Sciences morales et politiques vous élisait, le 23 mai 1914, — il y a trente-deux ans aujourd’hui, — en qualité de membre titulaire dans sa Section de Morale, et enfin, d’un vote unanime, vous confiait en 1935 la charge de Secrétaire perpétuel.
Mais je ne puis insister davantage sur les épisodes qui jalonnent une carrière unie et paisible d’ascension ininterrompue. Les pensées animant votre œuvre doivent plutôt me retenir, parce qu’elles représentent votre apport personnel au travail de notre époque et donc vos titres à l’accueil que l’Académie vous fait en ce jour. Aussitôt quittées les études scientifiques de votre début, vous vous inscriviez comme auditeur à l’Université de Heidelberg en vue de parfaire votre connaissance des théoriciens germaniques dans l’ordre moral et social, et vous inauguriez ainsi un long périple de recherches qui devait vous conduire de proche en proche auprès d’innombrables penseurs d’Allemagne, de France, d’Italie, d’Angleterre, pris comme témoins et organes d’un très complexe mouvement d’idées et de rêves dont je voudrais essayer de définir dans ses grandes lignes la courbe d’ensemble. Que l’on veuille bien excuser ce qu’une tentative et semblable aura forcément d’un peu austère ! Vous ne prêtez guère, Monsieur, au sourire académique ; et moi-même j’en ai peu l’habitude.
Philosophie de l’histoire : ainsi définissez-vous l’intention de votre labeur, l’imposante rubrique sous laquelle vos recherches se rangent. Vous cultivez donc un genre littéraire qui a reçu de longue date ses lettres de noblesse et qui rencontra jadis une faveur universelle. À quelle époque surtout ? J’en frémis un peu. Précisément aux jours de ce romantisme que vous pourchassez avec tant de persévérance et de vigueur. Pourtant aucun désaccord ne doit être relevé, de ce chef, entre la forme et le fond de votre pensée, aucune dissonance : car il y a philosophie de l’histoire et philosophie de l’histoire. Aujourd’hui, sans doute, nous n’avons plus la foi de naguère dans les vertus de l’imagination apocalyptique, nous ne croyons plus que le poète soit un mage, nous ne demandons plus au philosophe de se réveiller chaque matin avec une conscience de prophète. Nous sommes devenus plus simples ; au moins avons-nous plus vif le goût de la simplicité. Mais la simplicité vraie n’exclut ni largeur ni élévation. Pareillement, c’est à peine si notre raison assagie ose reconnaître l’existence de quelques lois historiques dont le jeu nous reste saisissable ; et notre défiance est extrême, — une défiance qui va chez beaucoup jusqu’au refus décidé, par crainte d’un ridicule dont on citerait facilement trop d’exemples, — devant toute prétention de construire je ne sais quel système logique d’où les événements soient jugés n’avoir point le droit de sortir. Mais ce n’est là ni scepticisme à son tour abusivement systématique, ni même impuissance par médiocrité d’âme à ressentir les grandes émotions d’autrefois. Douter de tout n’est pas exercice de raison prudente. Nier ce qui dépasse actuellement nos moyens de lumière n’est au fond que pauvreté d’esprit, non du tout sagesse, non progrès libérateur, non victoire sur les illusions d’hier. Celles-ci étaient mirages de jeunesse trop hâtivement crédule. Se dégager de leurs apparences trompeuses n’oblige pas à en méconnaître la source d’authentique perception vécue. Et comment n’éprouverions-nous pas toujours le même frisson d’infini devant le mystère de la prodigieuse aventure humaine ? Un vivant a paru, en qui est né le pouvoir de réflexion, en qui la pensée est désormais capable de se penser elle-même, de se posséder, de devenir donc déterminante, introduisant ainsi dans la nature un facteur d’évolution jusque-là inconnu et qui, peut-être, sans doute, pour quelque part au moins, la domine. L’histoire de l’homme, dès lors, n’est plus seulement une aventure : elle devient une conduite ; et ce qui la fait telle, ce sont les idées qui la traversent, qui la meuvent. Or l’analyse de ces idées, de leurs manifestations, de leurs phases, de leurs influences réciproques, de leurs effets virtuels, voila qui constitue l’objet possible dune science véritable, d’une critique, avec ses méthodes positives d’enquête documentaire et de vérification par les faits. À cette discipline originale, dont rien n’interdit d’espérer qu’elle puisse prendre consistance ferme et solide, nous sommes nombreux à estimer, avec Bergson encore, que vous apportez « une contribution inappréciable », en vous attachant surtout à l’examen des tendances dont l’essor, s’il dévie ou excède, recèle un danger pour l’avenir même de l’humanité pensante. Ainsi se laisse définir, inattaquable, votre perspective dans la philosophie de l’histoire.
De ce point de vue, le principe d’élan vital chez l’homme, vous le discernez dans ce que Saint-Cyran appelait « esprit de principauté », Nietzsche « volonté de puissance », et pour quoi vous préférez le terme d’impérialisme, parce que — je vous cite — ce nom « évoque aujourd’hui tout un ensemble de représentations auxiliaires susceptibles d’en faciliter la complète intelligence ». Bien entendu, il ne s’agit pas de le restreindre à désigner cette frénésie d’ambitions nationales déployées sans règle ni mesure dont, à l’heure actuelle, nous pouvons observer autour de nous tant d’exemples funestes, parfois tragiques. Son domaine réel, c’est le champ total de la vie, selon tous les modes et à tous les degrés qu’elle comporte. Compris avec une pareille largeur, l’impérialisme ouvre carrière à des spéculations bien diverses. Mais vous avez choisi d’en maintenir l’étude particulièrement sur le terrain mieux limité de la psychologie. Peut-être conviendrait-il de distinguer alors deux espèces, deux variétés, suivant qu’est visée comme but suprême la domination ou la jouissance. Distinction, il est vrai, de portée médiocre ici, dans les deux cas, l’atmosphère essentielle reste la même : une atmosphère d’égoïsme où s’affirme par delà toute borne je ne sais quel droit absolu à l’expansion. Culte idolâtrique du moi, affranchi des normes régulatrices que suggérerait un amour véritable, supérieur à l’obscure et jalouse passion ; abandon aveugle aux appétits spontanés, aux poussées d’une indépendance rebelle que rien ne modère ou ne dirige, avec le fol espoir de trouver là ouverture de voie vers une sorte de divinisation qui se refuse à toute hiérarchie de valeurs surpassant l’individualité : cet impérialisme de l’irréflexion donne la note fondamentale, quel que soit le cortège ultérieur des harmoniques.
Voilà, en effet, le ressort initial de l’action humaine, vous dites — et je dirais volontiers avec vous — son péché originel. Assurément il ne faut pas exagérer. Nombre d’individus, parmi la foule commune, sont loin de nourrir des aspirations si amples, qu’ils craignent trop fatigantes. Leur vitalité n’est pas — ou n’est plus — assez vigoureuse et ils rêvent d’abord de ne rien avoir à faire, surtout, surtout ! rien de nouveau, rien qui risquerait de troubler l’inertie des habitudes prises. Mais vous ne parlez que de ceux qui ont l’esprit de conquête se traduit par des œuvres publiques. Alors aucun doute légitime ne subsiste : l’attitude au départ est bien telle que vous la décrivez, et c’est d’ordinaire un fruit de spontanéité irréfléchie. Cependant l’orgueil humain, si prompt qu’il soit à se complaire en lui-même, n’ose guère écarter tout essai de 1a justification ou d’excuse. Il désire le secours d’un sophisme à défaut d’une raison méritant ce titre, l’appui de ce qu’on nomme souvent de nos jours, trop souvent, « une mystique ». Je dis « trop souvent » et j’y insiste : car on devrait davantage veiller à ne pas méconnaître la différence radicale entre ce qu’on appelle une mystique et ce qui reste la mystique. Gardons toutefois, pour un moment, le vocabulaire usuel des mystiques multiples et divergentes. Celle que vous discernez aux origines, vous la qualifiez d’un mot : naturiste. Ce qualificatif la caractérise comme superstition d’une confiance totale en la bonté de la nature immédiate ou, plus précisément, comme soumission prônée sans réserve à l’empire des impulsions instinctives. Cette mystique-là, si on persiste à la nommer ainsi, n’est point, comme la véritable, au-dessus de la raison et après elle, mais au-dessous et avant. Tant qu’elle reste naïve, elle ne semble pas encore proprement condamnable : c’est un péril, ce n’est pas un mal. Mais la civilisation, en éveillant la conscience, la fait passer bientôt du premier stade au second. Passage aisément visible dans l’histoire de chaque enfance individuelle, et que le développement collectif manifeste en pleine évidence et clarté sous des traits que leur ampleur même accuse. Les caractères néfastes en apparaissent alors, que l’on peut réduire à deux principaux : primat consenti aux obscures puissances d’instinct et de passion contre l’intelligence, rejet de toute discipline au nom de la Nature et de la Vie invoquées à titre d’essences métaphysiques souveraines et d’ailleurs définies seulement d’ordinaire par d’emphatiques majuscules.
De telles vues ne restent pas chez vous purement abstraites. Vous savez mieux que personne comment elles se sont à maintes reprises incarnées en de vastes mouvements historiques, dont le plus important et le plus instructif à coup sûr, le plus révélateur des énergies latentes, est ce Romantisme auquel vous revenez sans cesse pour nous apprendre à mieux voir que, nonobstant les ébauches plus anciennes, Rousseau en fut le père authentique et pour en scruter les épanouissements ultérieurs jusqu’en leurs manifestations tout à fait récentes. Sous ce nom, du reste, vous ne visez nullement le renouveau poétique et littéraire qui, par tant d’œuvres merveilleuses écloses après les mornes sécheresses du XVIIIe siècle, a rouvert fraîches et vives les sources de l’imagination et de la sensibilité. De ce romantisme-là, vous dites à plus d’une reprise les mérites ; et on voit bien qu’il a votre suffrage. Des vers où il s’est exprimé, notamment en France, nous apprenons par vous-même que votre mémoire est nourrie. De tout cœur, je vous en félicite et vous en loue, en émule : un jour, voulez-vous ? nous engagerons une lutte à qui récitera d’emblée la plus grande somme de morceaux lyriques empruntés à ce riche ensemble. Ce sera pour nous deux un repos et une joie, tout au moins. Et de plus, revenant à l’histoire objective, nous serons d’accord pour reconnaître sur exemples nombreux, dans le romantisme ainsi entendu, un excitant fécond du génie, en tous les ordres, à tous les niveaux.
Mais, intérieur à lui parfois et aussi le débordant, il y a un second romantisme, beaucoup plus général et beaucoup moins défendable que l’autre. Son caractère essentiel dans toutes les voies de la pensée ou du cœur est une certaine adoration de l’outrance et de l’anarchie. Nous en avons chez nous d’indiscutables représentants ; d’autres peuples en ont aussi ; et vous les avez presque tous étudiés dans une abondante collection de monographies copieuses. Peut-être cependant l’Allemagne nous dépasse-t-elle à cet égard. Je ne parle ici, provisoirement, que de l’Allemagne ancienne, avant l’effroyable perversion de ces dernières années. C’est une chose bien curieuse et de profonde signification, semble-t-il, que de voir la pensée allemande capable d’une technique admirablement précise et en même temps impuissante aux justes mesures de l’ordre spirituel. D’où, chez elle et depuis des siècles, une tendance qui reparaît toujours vers l’irrationalité du sentiment, une pente marquée à l’excessif, bref ce quelque chose d’énorme que Delbos retrouvait dans tous ses systèmes, fût-ce les plus grands. Sur ce côté nocturne de l’âme germanique, vous avez jeté un regard pénétrant, par lequel vos enquêtes ont commencé, qui d’ailleurs, une fois ouvert, ne s’est plus détourné. De là les deux séries d’analyses parallèles que vous avez entreprises véritables observations cliniques suivies jusqu’au dernier détail individuel, mais où votre attention se porte davantage encore vers les problèmes généraux de philosophie et de morale qu’elles soulèvent.
Il y a en effet deux sortes de problèmes à considérer tour à tour dans l’immense domaine de vos recherches, parce qu’il y a deux psychologies qu’on aurait également tort de séparer, ou de confondre. La première, pratiquée depuis longtemps et dont les méthodes sont classiques, envisage les unités humaines, leurs phénomènes de conscience propre, au double point de vue du comportement associatif et de l’évolution graduelle. Encore presque naissante, la seconde s’attache aux faits d’ensembles humains, aux groupes et aux suites. On peut relever entre elles des analogies et des différences. D’une part, un mouvement de pensée collective ressemble d’assez près à une histoire d’individu pensant, comme si — suivant le mot de Pascal — on avait affaire à un même homme qui subsisterait toujours. D’autre part, l’examen d’une conscience individuelle n’y peut négliger l’influence d’une vie souterraine, subconsciente, écho des milieux momentanés ou successifs où s’est produite son éclosion. Mais ce rapprochement symétrique des deux psychologies fécondées l’une par l’autre conduirait à de graves erreurs, si l’on ne tenait pas un compte suffisant des échelles de durée qui sont vraiment hétérogènes dans les deux cas, avec tout ce qu’implique d’incomparable cette hétérogénéité même. Et voilà — vous nous le montrez bien — ce qu’il faut toujours craindre d’oublier, quand on aborde l’analyse des problèmes généraux scrutés à travers les âmes individuelles.
Parmi ces problèmes, celui du Mysticisme est premier à vos yeux. Mais en quel sens ? Il faut prendre soin de le dire, car nous sommes là devant une idée souvent confuse et qui donne lieu chez plusieurs à de bien étranges abus. Mysticisme racial qu’il n’est sans doute pas besoin de s’attarder aujourd’hui à décrire, mysticisme politique divinisant dictature ou démocratie, mysticisme passionnel dont nul n’ignore jusqu’où il descend parfois pour chercher ce qu’il proclamera saint et vénérable, mysticisme de l’art, de la science, de la raison abstraite, voire de la nature primitive et brute : à propos de quoi n’a-t-on pas prononcé le mot, de mysticisme ? Vous introduisez ordre et lumière dans ce chaos de significations disparates en réservant l’emploi légitime du terme au cas où l’on entend désigner par lui l’affirmation de quelque réalité supra-humaine dont l’homme recherche et croit obtenir l’alliance. Toutefois, ici encore, une distinction prudente s’impose, car deux attitudes contraires demeurent possibles : prétendre capter le divin ou se donner à lui, s’en servir ou le servir. Vous-même assurément jugez que la première attitude ne conduit en définitive qu’à une contrefaçon du véritable mysticisme. Et ce n’est pas le moindre bienfait de vos travaux que de nous aider à mieux comprendre celui-ci par contraste, comme les observations pathologiques du clinicien portent sur les perturbations morbides, afin de définir et d’assurer toujours plus précisément l’équilibre normal de la santé.
Une pareille étude n’offre pas seulement l’intérêt d’éclairer l’histoire des âges révolus : elle offre encore et surtout un intérêt d’immédiate et vivante e actualité. Tous les observateurs ne s’accordent-ils pas à reconnaître l’état de déséquilibre profond où s’agite le monde contemporain ? Contestera-t-on leur commun diagnostic ? Je ne parle même pas des événements sociaux : la chose est trop évidente. Je parle moins encore de certaines fureurs, de certaines frénésies monstrueuses qu’on dirait volontiers sataniques, sur lesquelles n’a motif de se poursuivre aucun débat de conscience ou de pensée. Nous venons d’assister au débordement de ce qu’on a nommé une barbarie savante. Semblable expression est trop optimiste. La barbarie suppose antériorité à la civilisation. Qui retombe au-dessous d’une civilisation préalable n’est pas un barbare, mais un renégat. Rien ne reste à dire là-dessus. Mais il y à d’autres discussions à ouvrir. Le tourbillon des progrès techniques a fait surgir en nous comme un vertige de matérialité aveuglante ; sous l’afflux des nouvelles données de l’expérience, voici que tout notre outillage conceptuel, tout notre équipement théorique s’effrite, devient caduc, est à refondre ; nos idées morales et nos cadres de cosmologie ne sont plus à la même échelle. Science et spiritualité, telles sont les deux sources de la philosophie, dont la tâche propre est d’en réaliser toujours mieux la synthèse. Mais l’homme d’aujourd’hui, en face d’elles, semble être de deux âges différents réajustement souple et harmonieux est ici nécessaire. C’est de tout cela que vient pour une part la crise mystique de l’heure présente.
Un autre facteur en est l’incertitude et l’indécision trop communes sur la manière de concevoir et sur le droit d’affurer le divin avec lequel l’esprit de l’homme cherche à entrer en rapport. Là aussi les déviations abondent. Quelques-unes déjà anciennes : par exemple, ce quiétisme dont vous avez saisi les débuts comme système chez Mme Guyon de célèbre mémoire, puis recherché patiemment les avatars successifs sous mille formes atténuées ou grossies, et, enfin combattu sans complaisance les suites redoutables dans l’ordre moral et dans l’ordre intellectuel. Une observation des temps plus modernes vous a ensuite amené en face de la critique analogue appelée par certaines défaillances de la pensée régulière, où paraît s’oblitérer chez plusieurs le sens des justes et fermes jugements. De tout cela, quand on suit vos analyses, un enseignement se dégage, qui apprend à mieux se défendre contre tels courants contemporains que leur violence accrue n’empêcha pas d’être, au fond, véhicules de vieilleries périmées. Car ce n’est pas aujourd’hui seulement qu’on s’est avisé de ne rien accueillir au titre d’authentiques données irréfragables, sinon ce qui est spirituellement inférieur et même grossier, ce qui est charnel ou négateur. Mais, sur ce point, une recrudescence exaspérée se manifeste çà et là sous nos yeux, que les scandales de l’époque avivent et irritent ; et alors une question capitale se pose, plus urgente que jamais : où découvrir les normes éternelles qui nous rendront la paix intérieure ?
Vous le dites excellemment, au moins pour une part, mais une part décisive. Il faut d’abord que la raison soit remise en honneur, la raison conçue comme lente consommation de sagesse expérimentale. Les vrais mystiques nous donnent là-dessus un éclatant modèle : rien n’est plus remarquable en eux — à travers la plus hardie tension spirituelle — que le bon sens, je dis le bon sens authentique, bien différent, on le sait, du sens, commun. Seulement fuyons comme eux les excès de la dialectique ratiocinante. La raison, en effet, ne peut exercer légitimement son influence directrice que si elle reste intelligente (ce qui n’a pas toujours été le cas chez les philosophes) intelligente, c’est-à-dire capable non pas seulement de nouer logiquement des séries ou des systèmes de concepts, mais surtout d’accueillir et de percevoir avec justesse chaque réalité en ce qu’elle a de propre et d’original. Qu’elle se garde donc du tout fait, des canons rigides et desséchés ; qu’elle ne méconnaisse pas les droits prééminents de la pensée intuitive, sans laquelle, en vérité, il n’y à plus d’invention ; qu’elle ne s’asservisse pas au discours, jusqu’à nier par son attitude l’existence de l’ineffable. Car, de l’ineffable, il y en a partout. Tel ce qui est purement poétique dans la poésie, et que les mots d’analyse échouent à traduire ; mais, je ne veux pas rouvrir une discussion mémorable. Permettez-moi plutôt de passer à l’autre pôle et, puisque nous sommes entre mathématiciens, d’évoquer l’exemple, que nous connaissons bien, de la différence entre deux raisonnements, aussi corrects et rigoureux l’un que l’autre et dont cependant le géomètre exercé n’hésitera pas à dire que l’un traduit une réalité véritable, tandis que le second n’est qu’un jeu logique. D’une façon générale, à travers tout l’entre-deux, les initiatives d’intuition appellent discipline rationnelle pour se préparer ou se vérifier ; mais, pour cela même, elles réclament surtout exercice d’une intelligence conçue comme centre d’antennes perceptives, donc, plus soucieuse de souple ouverture que d’enchaînement rigide et conformiste.
À peu près pareillement doit conclure la pensée concrète, lorsqu’elle s’examine elle-même aux prises avec les questions d’existence. Qu’il s’agisse de réalité physique ou morale, — et davantage encore dans ce dernier cas, parce que le péril d’hallucination y est plus proche, plus menaçant, — l’intensité d’impression sensible reste insuffisante pour permettre d’affirmer, surtout d’affirmer à titre primaire contre toute restriction antagoniste. On ne peut — je ne dis pas « on n’a droit », mais strictement « on ne peut » — affirmer existant qu’un objet dont quelque idée, si rudimentaire soit-elle, est déjà présente et intelligible : autrement on ne saurait même pas de quoi l’on s’occupe, la pensée, n’aurait même pas devant soi un objet de problème. Pour que cette idée nécessaire puisse naître, un minimum d’activité rationnelle est indispensable. Or certains principes, organes de rationalité, — dont il faut bien faire usage toujours, qu’on est impuissant à ne pas subir, jusque dans le discours de passion qui tendrait à les mettre en cause ou à les éliminer, — ces principes donnent matière à d’inévitables difficultés critiques. Impossible de les concevoir d’emblée sous forme explicite au-dessus de tout empirisme, antérieurement à toute expérience. Chacun d’eux recèle sans doute une âme de nécessité autonome et souveraine. Mais d’exprimer cette âme par une formule qui soit aussitôt valable pour tous les cas, nous sommes incapables. Force est bien d’élaborer chaque formule à telle ou telle occasion, en rapport avec tel ou tel projet d’emploi ; et dès lors elle se mélange de contingence expérimentale, quand ce ne serait que parce qu’elle utilise des abstractions dont la genèse donne prise aux risques de relativité. Comment sortir de là ? Comment déjouer, dans une situation si complexe, les maléfices possibles de l’éloquence ? Peut-être, — je dis « peut-être », bien que ma certitude soit entière, parce que je ne puis produire ici qu’un aperçu, — peut-être en reconnaissant à titre premier comme source de règle, discriminante, au-dessus de la contradiction logique ordinaire et avant elle, un autre genre de contradiction plus subtile : contradiction, cette fois, entre une hypothèse ou même un simple énoncé de doute et ce que suppose l’acte seul de les émettre. Cette contradiction plus dissimulée, plus secrète, mais non pas moins décisive que l’autre, — bien au contraire, puisqu’elle ne se borne pas à interdire, mais force à constater irréalisable, même subjectivement, tel ou tel acte d’affirmation ou de négation, — cette contradiction invincible porte sur un conflit éventuel entre un dit qu’on projette et ce que l’on devrait faire pour le dire, entre le contenu d’une formule en expectative et l’acte générateur de la formulation, comme si l’on entreprenait par exemple de prétendre que la pensée vraie n’existe pas, alors qu’il faut bien penser pour cela et penser d’une façon tenue pour légitime : l’acte de position du problème tranche alors celui-ci d’avance. Voilà de nouveau un de ces cas où le discours demeure subordonné à l’action vécue, requise qu’il se puisse constituer.
À plus forte raison, doit-on réserver la part du prédiscursif dans les domaines que vous avez explorés. Vous ne le contestez nullement, au surplus ; et je pourrais aligner sur ce point nombre de citations péremptoires empruntées à tous vos ouvrages. Mais quel gré nous devons vous savoir de votre insistance à redire en complément que l’ineffable n’a point valeur si une discipline régulière ne l’éprouve, que cette épreuve exige durée, tradition, expérience qui se prolonge, et que ce prolongement à son tour n’est possible que par des institutions vivantes, conservatrices de sagesse acquise, formant support et permettant contrôle, toujours prêtes cependant aux renouveaux de l’avenir ! Peut-être pourrait-on pousser un peu plus loin l’achèvement d’analyse, en prenant modèle sur la mystique religieuse et les distinctions capitales qu’elle nous rend familières : entre l’infra et la supra-conscience, entre le pessimisme passif des abandons à l’inférieur et la sublimation active des énergies vitales, entre l’orgueil qui se ferme à l’effort où le vice de la nature se révélerait et le consentement généreux aux sacrifices purificateurs.
Mais cela même, vous l’indiquez, Monsieur, en maintes pages de vos écrits ; et j’aurais mauvaise grâce à y insister davantage. L’heure est donc venue pour moi de clore ce discours : permettez que ce soit par l’expression d’un vœu.
Vous venez de rendre à votre prédécesseur, Henri Lavedan, le digne hommage qu’il méritait. Certes son œuvre au premier aspect semble bien différente, bien éloignée de la vôtre par le dessein et par le ton. Elle fait revivre pour nous en langage d’époque, sous forme de Souvenirs et de Chroniques, cet esprit parisien fait de finesse et d’ironie comme d’un sentiment délicat de toutes les nuances, que nous connûmes encore dans notre jeunesse et que le malheur des temps rejette aujourd’hui aux horizons lointains d’un passé qu’on peut déjà presque dire historique. Mais elle ne s’est pas confinée, loin de là, dans les divertissements du journalisme. Le théâtre de Lavedan a créé des personnages qui sont devenus bientôt des types familiers désormais à toutes les mémoires. Et là se dessinent, vous le reconnaissiez tout à l’heure, des rapprochements multiples, parfois très précis, avec les individualités réelles que vous avez confessées.
De l’homme qu’était Lavedan et que je n’ai pas personnellement connu, je vous remercie, pour ma part d’avoir mis en juste lumière ce que furent sa vie profonde et particulièrement l’exercice d’émouvante charité qui en marqua la suprême période. Nous comprenons mieux ainsi, en plus parfaite plénitude, la vivante signification du beau livre qu’il a consacré à saint Vincent de Paul. Et, de plus, voilà justement où s’amorce le vœu que je voulais vous présenter.
Pourquoi, imitant l’exemple donné par votre prédécesseur, n’écririez-vous pas un volume de conclusion finale où, non plus seulement en allusions incidentes, mais ex professo, avec l’ampleur désirable, vous porteriez directement vos regards d’historien, de psychologue et de philosophe sur ce qui, en fait et en droit, domine et juge toutes les pathologies du sentiment mystique, sur l’amour qui, a meilleur titre que la passion et plus haut que la raison pure, donne le seul vrai moyen de tout comprendre et de tout concilier, enfin sur la simplicité de conscience et de conduite, sur la simplicité d’âme dont trop peu de nos contemporains discernent la puissance victorieuse et la richesse infinie ? Cela donnerait à votre immense labeur un sommet de coordination. Les œuvres purement littéraires de détente que vous avez déjà consacrées des portraits de femmes nous montrent que vous réussiriez à merveille dans ce nouveau travail. Sans doute m’estimerez-vous un peu bien insatiable, quand je vous suggère d’ajouter aux soixante-quinze volumes déjà publiés, aux vingt-cinq inédits qui attendent sur les rayons de votre bibliothèque les jours meilleurs où leur publication deviendra moins difficile, un cent-unième tome qui les couronne. Mais quoi ? Vous avez été artilleur et connaissez la règle des saluts. Eh bien ! Vous salueriez ainsi selon ces règles la Compagnie où vous entrez par une grande salve complète.