Le passé est-il présent ?
par M. Philippe Beaussant
Délégué de l'Académie française
le mardi 22 octobre 2013
Mais de quel passé s’agit-il ? Les remarquables exposés que nous venons d’entendre nous ont donné une parfaite démonstration de la complexité du problème… Qu’est-ce que le temps ? Quel rapport peut-il bien y avoir entre la conscience que nous pouvons avoir de notre temps, celui des battements de notre sang, celui de notre esprit, la pensée qui nous traverse – et la mesure du temps dans le domaine scientifique ? Alors que justement la science nous suggère que l’écoulement du temps vers le futur n’est qu’une illusion, un épiphénomène illusoire, n’est-il pas évident que le temps de notre pensée, de notre vie, est bel et bien réel ? Quel rapport peut-il y avoir entre ce que mesure, avec toute la précision possible, un astronome qui regarde, au bout de son télescope géant, une petite lumière dont il nous affirme, solennellement, qu’elle date de quelques centaines de millions d’années, qu’elle est par conséquent toute jeune et toute fraîche, avec ce que nous éprouvons lorsque nous sommes déçus par une entrevue trop courte, ou que nous perdons la mesure du temps parce que nous ne le sentons plus passer durant un spectacle qui nous passionne ?
Et ce portrait, peint par un artiste du XVIe siècle du côté d’Amsterdam, lorsque je le contemple et que je l’aime, que je communique directement avec lui, de manière intime et profonde, est-il passé ? Oui, bien sûr, puisque Frans Hals l’a peint en effet vers 1620 ou 1630 et que cela se voit. Et pourtant, puisque je l’aime, qu’il fait depuis tant d’années partie de ma vie et de ma pensée, et le fera toujours, je puis le voir, avec précision, n’importe où et n’importe quand : il me suffit de fermer les yeux… Ce tableau est-il daté ?
Lorsque nous regardons un portrait, un tableau, le faisons-nous comme le contemplaient les contemporains du peintre ? Evidemment, non. Nous pensons autre chose, nous pensons autrement. Même les détails d’une peinture ont pour nous un sens différent. Cette coiffe, ce col, cette fraise tuyautée que porte cette vieille femme peinte par Frans Hals étaient alors habituels et ordinaires. C’était le vêtement de tous les jours : il n’étonnait personne ; et justement pour nous elle est datée, clouée dans un certain contexte historique, que nous le connaissions savamment ou pas. Ainsi, cette femme dont nous aimons le visage, les yeux, les petites rides, s’est éloignée de nous, mais par sa coiffe, et non par ses yeux. Il y a, dans ce portrait, deux temps, et non pas un seul. L’un est celui de l’Histoire, qui communique d’ailleurs avec celui des savants historiens d’art, pour qui nulle œuvre d’art ne peut être sortie du temps où elle a été pensée et peinte. L’autre, celui du regard qui tente de communiquer avec le personnage peint, à travers la main du peintre, grâce à elle mais au-delà d’elle. Ces deux temps ne communiquent pas l’un avec l’autre. Ils se rencontrent parfois, et parfois se refusent.
Mais est-ce tout ?
La Dame à l’hermine, que Léonard de Vinci a peinte il y a quatre cents ans, est-elle présente puisque je l’aime tant que je referais volontiers le voyage jusqu’à Cracovie, rien que pour la revoir, elle, et lui dire que son visage, son sourire, ses yeux n’ont jamais quitté ma pensée et ma vie, et que justement son sourire…
Mais sourit-elle ? Non, elle ne sourit pas. Du moins pas encore…
Léonard a seulement peint la douceur de ses lèvres, qui rejoint – n’est-ce pas étrange ? – celle de ses yeux. Non, elle ne sourit pas : mais Léonard a modelé ses lèvres de manière à m’obliger, moi qui la regarde quatre siècles plus tard, à inventer, à imaginer ce sourire qu’elle n’a pas encore fait, et qu’elle est sur le point (seulement sur le point) d’adresser à cette personne qui n’est pas là, à droite du tableau, et que je suis obligé d’imaginer aussi…
Ainsi, sans rien faire bouger, Léonard a installé le temps (oui : le temps…) dans ce tableau immobile. Il fait en sorte que notre imagination aille au-delà de ce qu’il montre et nous fasse pressentir le sourire qu’elle ne fait pas encore et qui n’existe que dans notre esprit.
Quel miracle, la peinture… La Dame à l’hermine, peinte il y a quatre siècles, est présente, aujourd’hui, à l’instant – mais elle débouche sur le futur – ou plutôt sur quelque chose qui serait le futur d’un passé, un futur qui n’existe pas, mais qu’elle nous oblige à imaginer…
Et la musique…
Lorsque j’écoute pour la cinquantième fois une musique que j’aime depuis mon enfance, un concerto de Vivaldi ou un air de Mozart, cette musique est-elle passée ? Ou est-ce que je ressuscite chaque fois la même émotion, les mêmes volutes sonores, puisque, les sachant par cœur, je les anticipe ? Je ne les écoute pas seulement, je ne les reçois pas, je les attends et je les fabrique en moi-même avant que le musicien ne les fasse entendre sur le disque que je suis en train d’écouter. Et d’ailleurs, que suis-je en train d’écouter ? La musique que mon tourne-disque m’apporte, ou celle de ma mémoire ?
Les Grecs, au temps d’Ulysse et même sans doute bien avant, ont toujours eu un merveilleux génie inventif pour donner forme et sens à tout ce qui pour les hommes est difficile à comprendre. Et ils faisaient cela, tout simplement, grâce à leur mythologie.
Les Grecs avaient fait de la mémoire une déesse, qu’ils avaient nommée Mnémosyne. Nous ne pratiquons plus assez la mythologie, que notre rationalisme qualifie de fantaisie, d’imagination. Il a tort : la mythologie a tant de choses à nous apprendre sur ce que pensent les hommes… Eh bien, oui, les Grecs l’ont dit il y a trois ou quatre ou cinq mille ans : la mémoire est une déesse. C’est elle qui manipule notre esprit ; elle en fait ce qu’elle veut. Nous nous souvenons, nous oublions, et nous ne savons jamais pourquoi. Mnémosyne manipule notre « moi », nous oublions ceci, nous nous rappelons cela : c’est elle qui décide. Et cette déesse fantasque et lunatique, aimable la plupart du temps, souriante, malicieuse, mais parfois cruelle, plus par légèreté, sans doute, que par méchanceté, sans que nous le sachions fait de nous ce qu’elle veut, nous cache ceci, que nous oublions, nous montre cela, que nous croyions avoir oublié et qui était resté caché au fond de nous dans une souricière.
Mais cette mythologie admirable nous apprend une chose capitale : c’est que Mnémosyne, notre chère Mémoire, avait épousé – ou plus exactement (car comment imaginer que Junon l’aurait supporté…), Mnémosyne avait eu avec Jupiter une relation qu’il faut bien croire assez longue, puisqu’il en naquit neuf petites filles. Oui : neuf filles. Nous les appelons les Muses, et nous oublions que tous les arts sont les enfants de la Mémoire… Quel génie, les Grecs, de nous faire comprendre des choses si graves et si importantes avec des fables…
Pas de musique sans la mémoire. Pas de poésie sans le souvenir. Pas d’Histoire sans Clio. Pas de Tragédie sans Melpomène. Pas même de Comédie sans Thalie. La mémoire est le fondement de notre pensée et nous ne sommes rien sans elle.
Mais permettez-moi, si du moins les Muses le veulent bien, d’aller ce soir un peu au-delà de ce que les savants Grecs avaient pu imaginer, il y a cinq ou six mille ans, c’est-à-dire hier, si nous prenons le passé au sérieux.
Pouvez-vous concevoir que même Homère, même Hésiode n’avaient pu imaginer que l’aimable Mnémosyne avait une sœur jumelle, et qu’elles étaient aussi ressemblantes l’une à l’autre que Castor et Pollux. On ne pouvait les distinguer l’une de l’autre et elles ne cessaient d’en jouer, de se faire prendre pour celle-ci alors qu’elle était celle-là et de rire l’une et l’autre de tous ceux qui avaient pris Amnésine pour Mnémosyne : car c’était ainsi que se nommait la sœur jumelle de la Mémoire : Amnésine, l’oubli…
Amnésine était aussi mignonne que sa sœur Mnémosyne, aussi gracieuse, aussi fantasque, et personne ne pouvait déceler laquelle des deux était là. On croyait que c’était l’une, on avait oublié que la gentille Amnésine, avec ses gestes doux, avait tout effacé, on se disait en se frappant le front : mais qu’ai-je donc oublié ? Quel est ce creux dans ma pensée ? et sans même qu’on s’en aperçoive, c’était sa sœur qui était à sa place, et tout à coup, Marcel Proust se rappelait tout : le goût de la madeleine trempée dans la tasse de thé, et la tante Léonie, et le parfum des aubépines…
Ce n’est pas tant le passé qui est présent : c’est notre mémoire qui le conserve, de même que notre « moi » n’existe que dans la mesure où notre mémoire nous rappelle d’instant en instant la continuité du déroulement de notre temps. Nous ne sommes « moi » que dans la mesure où nous avons conscience de cette continuité. Marcel Proust a indéfiniment fait et refait cette expérience, depuis les premières pages de Du côté de chez Swann jusqu’aux dernières du Temps retrouvé.
« Oui, si le souvenir grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée, où à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus… »
Mais cette continuité de notre pensée grâce à la mémoire, subtilement interrompue par Amnésine au gré de ses lubies, on la retrouve sous toutes ses formes, et l’homme fait usage de ces vides de la pensée autant que de ses pleins.
Permettez-moi de revenir un instant sur l’art du peintre, et de l’un des plus grands de toute notre histoire : comment peignait Titien ? Comment travaillait-il ? On le sait, par plusieurs témoignages, et c’est bien étrange…
Dans ses tableaux de vieillesse, il ne caressait plus la toile avec douceur, comme il le faisait dans ses jeunes années et qu’il peignait la Vénus d’Urbino. Ses coups de pinceau avaient acquis une étrange vivacité et même une certaine violence qui les font ressembler à ceux de nos impressionnistes. Pour ses derniers grands chefs-d’œuvre, La Pieta, Le Supplice de Marsyas, on a comme le sentiment qu’il fixe sur la toile non pas le sujet qu’il peint, mais la hâte de sa main, l’angoisse du temps qui passe. Et Vasari, son premier biographe, qui l’a bien connu et qui résidait chez lui, nous raconte comment, après avoir peint ainsi, à coups de poignet, il s’arrêtait, retournait le tableau vers le mur, à l’envers, pour ne plus le voir. Et puis, des semaines ou des mois plus tard, il le retournait et le contemplait longuement, et Vasari ajoute : « d’un air sévère, comme si c’était son ennemi ». Puis, continue Vasari, sa main reprenait possession du tableau, et il se remettait à peindre. Pourquoi ce double mouvement ? Pourquoi cacher son œuvre contre le mur ? Pour ne plus la voir ? Ou au contraire pour la garder secrètement, plus profondément que si l’on pouvait la revoir, mais en soi. Pour que cette œuvre en devenir soit pendant un temps transformée en passé, pour pouvoir être davantage elle-même.
J’ai parlé beaucoup de peinture – c’est-à-dire par définition de l’art qui ne bouge pas, qui ne change pas – il m’a semblé que ce serait le plus direct chemin vers ce qui passe… Puisque la peinture arrête le mouvement et nous oblige donc à l’imaginer…
J’aurais pu parler davantage de musique, puisque justement sa matière à elle, c’est le temps. La musique, ce n’est rien d’autre que l’art de donner une forme au temps. Lorsque nous l’écoutons, les secondes se succèdent non pas l’une après l’autre comme des objets, mais dans une continuité sans matière et sans substance, comme un filet d’eau qui coule entre des cailloux immobiles – la musique a pour fonction de donner au temps cette forme, mais immatérielle, impalpable, quelque chose comme un parfum.
Ainsi, lorsque nous écoutons un air de Fiordiligi, ou le mouvement d’une fugue de Bach, notre temps à nous, celui de notre respiration et de notre cœur, est devenu le leur : la musique a l’incroyable pouvoir de modeler le déroulement de notre pensée sur son tempo à elle et de nous conduire, le long du chemin qu’elle trace en nous, comme elle veut bien. Et pour peu que nous la sachions par cœur, en l’anticipant, nous faisons en sorte que, non seulement le passé est toujours présent, mais que le futur le soit lui-même, selon le rythme qu’a voulu Bach ou Mozart, in modum pulsus aeque respirantis.