Discours de réception de l’Abbé de Caumartin

Le 8 mai 1694

Jean-François-Paul LEFÈVRE CAUMARTIN

Difcours prononcé le 8. May 1694. par Mr l’Abbé de CAUMARTIN, lorfqu’il fut reçu à la place de Mr. l’Abbé de Lavau.

 

MESSIEURS,

Elevé par vous à un honneur que je n’ofois efperer, me fera-t-il permis de me plaindre d’un ufage ancien dans voftre Compagnie, & pratiqué par tous les grands hommes qui la compofent ? On vous doit un remerciment, mais qui peut s’en acquitter d’une maniere digne de vous ? Le bien-fait eft tel que pour en parler dignement, il faudroit attendre le fecours de quelques années, & que le commerce avec les maiftres de la parole m’euft donné quelque legere teinture de l’Eloquence. Jufques-là, MESSIEURS, je devrois me taire. Vous commencez des-ja à vous apercevoir que mon silence honoreroit le choix que vous avez fait de moy, beaucoup plus que mes paroles ; mais comment pouvoir fe taire au milieu de tant de fujets de louanges qui s’offrent ici de toutes parts ?

Le Cardinal de Richelieu par l’eftabliffement de l’Académie, s’eft affuré l’immortalité à laquelle il avoit droit de prétendre par tant de grandes actions. Arrivé au miniftere dans des temps de trouble & de confufion, il avoit reftabli l’ordre dans les differens corps de l’Eftat, infpiré la crainte à nos Voifins & la confiance à nos Alliez, abbattu cette efpece de République, que l’Herefie, profitant de la foibleffe des Regnes precedens, avoit formée au milieu du Royaume, & par tant de grandes chofes, il avoit moins fait pour fa gloire qu’en raffemblant les Mufes difperfées, animant luy-mefme leurs concerts, & par fes bienfaits les encourageant à chanter les merveilles qui fe faifoient par fes confeils, & les préparant à en célébrer de plus grandes, qui devoient venir aprés luy.

Le Chancelier Seguier fut voftre fécond Protecteur. A ce nom vous vous fouvenez, MESSIEURS, de ce grand Magiftrat, qu’une naiffance diftinguée dans la Robe, que ces alliances avec ce qu’il y a de plus illuftre dans le Royaume, que les titres les plus glorieux dont nos Rois puiffent recompenfer la vertu dans toutes les profeffions, que les premiers emplois de la Juftice & de la Guerre réunis pour la premiere fois dans fa perfonne : vous vous fouvenez, dis-je, de celuy que tant de grandes qualitez rendoient moins digne d’eftre voftre Protecteur, que des talens cultivez dans l’Académie mefme, qu’une éloquence qui fouftenoit tousjours la majefté de la parole du Prince dont il eftoit l’organe ; qu’un difcernement admirable, qui dans vos affemblées le faifoit décider auffi fainement fur les Ouvrages d’efprit, qu’il le faifoit dans les confeils fur les fortunes des particuliers.

Sous ces illuftres Protecteurs vous eftes parvenus à ce haut rang que vous poffedez avec juftice. On voit icy de ces Génies fuperieurs qui dans les premiers poftes de l’Eftat, à la tefte du Clergé, dans la deffenfe de l’Eglife contre les Hérétiques, dans la Chaire de vérité, au milieu de la Cour, dans les negotiations avec les Eftrangers, font fentir ce que peut un homme de l’Académie Françoise, pour plaire, pour perfuader, & pour convaincre. J’y vois des Poëtes, des Orateurs, des Hiftoriens, qui font douter fi nous regrettons encore ceux dont les grands noms ont efté confacrez par tant de fiecles.

Si l’Antiquité eft arrivée à un point de perfection où nous ne puiffions plus efperer d’atteindre, quoy que nous devions faire tous nos efforts pour y parvenir, ou fi les efprits de leur nature égaux en tous les temps, aidez par le travail de ceux qui les ont précédez, fe formant fur de meilleurs modelés, peuvent arriver à la mefme perfection, c’eft ce qui partage aujourd’huy nos meilleurs Critiques, entre lefquels il ne m’appartient pas de prendre parti, ou fi j’en prends un, de le dire. Il me fera au moins permis de remarquer que différents fiecles, différents pays, ont produit les grands Perfonnages qui font le jufte fujet de nos admirations. Icy dans un mefme Royaume, dans une mefme Ville, dans un mefme lieu, l’Académie nous fait voir d’un coup d’œuil des hommes, que pour le Poëme dramatique on peut comparer à Sophocle & à Euripide ; pour la Poëfie lyrique & fatyrique à Horace & à Juvénal ; pour la Poëfie naïve & galante à Anacreon & à Ovide ; à Demofthene & à Ciceron pour l’Eloquence ; pour l’Hiftoire à Thucydide & à Tite-Live. Heureux affemblage, inouï dans les fiecles paffez, qu’on n’a pas vû dans celuy d’Augufte, & qui fera dans la fuite des temps le caractere du fiecle de LOUIS LE GRAND !

Ce Prince ne réunit-il pas en fa Perfonne les qualitez des Heros qui l’ont précédé comme vous raffemblez celles des Scavans qui ont efté avant vous ? Le Macedonien a-t-il eu plus de rapidité dans fes Conqueftes, & le Romain plus de fageffe dans la conduite de fes Armées ? Ceux qui fe font fait un furnom des Villes qu’ils ont forcées, en ont-ils pris en plus grand nombre & en apparence plus imprenables ? L’Eglife a-t-elle trouvé plus de zele pour fon agrandiffement dans Conftantin, plus d’attachement à fes regles dans Theodofe ? Icy nous voyons noftre fiecle vengé de ces zelez deffenfeurs de l’Antiquité. Ils ne conteftent plus fon avantage fur les autres fiecles ; s’ils doutent qu’il ait celuy de donner des louanges, ils font forcez d’y reconnoiftre celuy de les meriter ; s’ils font trop modelles pour avouer l’un, la verité a trop de force pour ne les pas faire convenir de l’autre. En vain chercherait-on dans les temps paffez, quel exemple trouver d’un Prince que toute l’Europe conjurée ne peut ébranler, qui feul environné d’Ennemis innombrables, force des Places, gagne des Batailles, fait dans une feule Campagne des Conqueftes dignes d’acquerir le titre de Conquerant à des Princes qui en feraient autant dans tout le cours de leur vie. Approchez-en de plus prés, MESSIEURS, ne craignez rien. Par tout il eft dans fon point de veuë. Ce ne font point de ces fauffes grandeurs dont l’éloignement cache les imperfections. Ce ne font point de ces foibles beautez dont la diftance confond les traits, vous le verrez par tout le mefme : dans fes confeils où la Juftice prefide tousjours ; au milieu de fes Courtifans, écoutant leurs prieres, rendant les uns heureux en leur accordant des graces ; les autres contents, mefme en les refufant ; à la tefte de fes Armées faifant trembler fes Ennemis, tournant les yeux de pere fur un peuple qui fouffre tous les maux infeparables de la Guerre, trouvant la gloire bien chere à ce prix, & difpofé dans fon cœur a donner pour le foulagement de fes Sujets, ce que tant de Princes liguez contre luy ne pourroient jamais luy arracher.

 

Voilà, MESSIEURS, un leger crayon du Prince qui a bien voulu fe declarer voftre Protecteur. Vous n’afpiriez pas à un fi grand honneur, mais fon jufte difcernement pour la gloire luy fit connoiftre qu’une qualité poffedée par fes Sujets eftoit parvenuë à luy pouvoir eftre glorieufe ; & c’eft ce qui affeure l’Académie dans l’éclat où nous la voyons. On n’afpire plus à quelque diftinction dans les Lettres, qu’on ne faffe des vœux pour y eftre admis. Vous faites fouvent de grandes pertes, mais vous les reparez auffi-toft ; & quand le public attentif à ce qui fe paffe parmy vous, les a jugées irreparables, il voit avec furprife, que vos Affemblées publiques, la diftribution des Prix que vous faites avec tant d’équité, la lecture de vos Ouvrages ; plus encore le noble defir d’entrer dans voftre Compagnie, ont formé des fujets capables de vous confoler de vos pertes.

Je n’efpere pas qu’il en foit de mefme à mon égard. Mon Predeceffeur avoit beaucoup, & je vous apporte peu. La nobleffe de fon cœur répondoit à fa naiffance. Amy vif, empreffé, qui ne connoiffoit pas les bornes étroites qu’une fanté faible & une fortune mediocre prefcrivoient à fon zele. Heureux pourtant de s’eftre abandonné à ce zele charitable & Chreftien ! Plus heureux (nous le devons dire) d’avoir trouvé la mort en s’y abandonnant. Il avoit une grande connoiffance des Langues eftrangeres, une heureufe facilité à s’exprimer dans la fienne, une ame desintereffée qui lui faifoit prendre icy autant de plaifir à attirer des applaudiffemens aux Ouvrages des autres, qu’un Auteur rempli de luy-mefme en a d’ordinaire à faire admirer les fiens. Il avoit une vivacité furprenante & tous-jours nouvelle pour tout ce qui luy paroiffoit voftre gloire ; il avoit enfin un attachement extrême pour cette Compagnie ; & j’avouë, MESSIEURS, que je ferois tenté de faire de cette derniere qualité, le principal fujet de fon éloge, par une fecrete complaifance de trouver à louër dans mon Predeceffeur, ce que je me fixe d’avoir auffi bien que luy, & ce qui me fera meriter un jour l’honneur que je reçois aujourd’huy.