Napoléon : l’ineffaçable victoire d’une légende (1)
par
M. Jean-Marie Rouart
délégué de l’Académie française
Bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte
le mercredi 5 mai 2021
Éternelle suprématie de l’esprit sur la politique, les ennemis de Napoléon ne sont pas parvenus à le vaincre. Bien au contraire, comme si ceux-ci s’érigeaient en de mystérieux alliés de la destinée, leurs passions vivifient sa mémoire. Ce que Napoléon a perdu tardivement dans la réalité, il l’a reconquis au centuple dans la légende. Waterloo est la seule défaite qui se soit hissée au rang d’une victoire. Les foules qui défilent dans la morne plaine se soucient bien peu de Wellington et de Blücher, elles sont tout entières happées par le frisson d’une gloire que rien n’entame. Subjuguées par l’idée de la grandeur, elles y viennent pour scruter une énigme qui dépasse les aléas des exploits militaires. Et curieusement, l’admiration qu’il provoque, loin d’avoir faibli avec le temps, n’a fait que se renforcer. Rares sont les peuples, y compris ceux qui auraient pu lui garder rancune, comme les Russes, chez lesquels il n’est pas considéré comme un héros hors catégorie. Et ses admirateurs se recrutent autant dans les milieux populaires, sensibles aux images d’Épinal d’un destin hors norme, qu’auprès des écrivains pourtant en général peu enclins à être séduits par les porteurs de sabre. C’est qu’ils ont compris que derrière ce sabre, il y a une idée. Et c’est cette idée qui a enchanté Balzac, Goethe, Hegel, Stendhal, Chateaubriand, Léon Bloy, Barrès et, plus près de nous, Malraux ou Abel Gance. Témoin de ce formidable engouement : il y a autant de livres parus sur lui que de jours qui nous séparent de sa mort.
Pour autant Napoléon garde des contempteurs qui n’ont jamais désarmé. Mais cette absence d’unanimité, la virulence de ses détracteurs ont maintenu un climat passionnel qui lui a évité de devenir une idole figée, statufiée, encensée mais sans vie. On continue de l’attaquer, voire de feindre de l’ignorer et, paradoxe, particulièrement en France. Les gouvernants de la République, semblant oublier qu’une partie de ses conquêtes n’étaient qu’un prolongement de celles de la Révolution, dont il a porté une part de l’héritage, se sont acharnés à l’ignorer – oubli tonitruant, silence assourdissant. Un oubli que le monde populaire, plus simple dans ses admirations, ne comprend guère. Ainsi l’absence de célébration de la victoire d’Austerlitz. Ainsi la modeste rue Bonaparte qui serpente dans un Paris tout bruissant de ses victoires, de la gare d’Austerlitz à l’avenue d’Iéna, en passant par l’avenue de la Grande-Armée, les boulevards Murat, Berthier, Lannes, l’avenue d’Eylau, les rues de Lübeck, de Tilsitt, qui ne font que mettre en relief le grand absent mis au ban des commémorations nationales.
Que lui reprochent les gouvernants de la République ? Il faudrait pouvoir sonder l’inconscient des hommes politiques qui s’obstinent à nier son importance dans l’histoire de la France. Qu’il fût – en plus du formidable génie civil, du législateur – un homme de guerre et de conquête, cela ne devrait pourtant pas choquer outre mesure une république qui, elle-même, ne s’est pas privée de déclarer des guerres (notamment celle de 14-18 qui fut plus coûteuse en hommes, et en peu d’années, que l’ensemble des guerres napoléoniennes). Quant aux conquêtes, n’est-il pas paradoxal de voir des républicains les lui reprocher ? N’ont-ils pas conquis, comme le proclamait Jules Ferry au nom du « droit des nations supérieures à dominer les nations inférieures », des pays qui ne les menaçaient nullement : le Tonkin, Madagascar, la Tunisie, le Maroc, pour constituer ce que l’on a appelé l’Empire français ? Et cela malgré l’avertissement prophétique de Georges Clemenceau : « N’essayez pas de revêtir la violence, l’abus de la force, la rapine et la torture, du nom hypocrite de civilisation. »
En matière de droits de l’homme, les Républicains dont les principes sont éminemment respectables se sont-ils montrés plus exemplaires que l’autocrate qu’ils vouent aux gémonies ? Ayons la charité de ne pas énumérer les coups de canif dans la légalité, voire les crimes, qu’ils ont en toute bonne conscience perpétrés depuis un siècle et demi. Ils ont eu du droit et de la justice une conception à géométrie variable. Enfin, le reproche de misogynie sonne de façon étrange venant de la bouche de ceux qui se sont opposés résolument au vote des femmes jusqu’en 1946. Admettons que, quel que soit le régime, on ne gouverne pas impunément.
Napoléon, en plus de la méditation qu’il nous offre sur un destin exceptionnel dans l’histoire moderne, nous incite à une réflexion sur l’histoire elle-même. Lui qui se montrait si sceptique sur la relation qu’en font les historiens – « l’histoire, disait-il, est un mensonge qu’on ne conteste plus ». Toutes les erreurs que nous commettons dans ce domaine concernant Napoléon, aussi bien que les grands acteurs de notre roman national, sont dues à deux facteurs souvent liés : le refus de la contextualisation et l’a priori idéologique : deux péchés mignons des Français. C’est l’absence ou le refus de la connaissance du contexte historique qui permet aux idéologies de s’épanouir et de proliférer sans vergogne puisque les bornes de la réalité ne leur font plus obstacle.
Voir le coup d’État du 18 Brumaire sans tenir compte du séisme créé par la Révolution, de la faillite totale du Directoire, de l’insécurité galopante, de la ruine et des menaces qui pesaient sur la France, c’est commettre une erreur de perspective historique. Comment comprendre sans ce contexte le soulagement des Français ? Quant au procès d’autocratie, de dictature, de tyrannie, qu’on lui intente, l’examen honnête du contexte européen sur ce point rend moins sévère : était-il plus dictatorial que l’oligarchie anglaise championne des prisonniers politiques, dont les pontons des Baléares demeurent une honte célèbre ; plus dictatorial que l’empereur François d’Autriche et Metternich flanqués de leur célèbre cabinet noir, que le tsar Alexandre Ier qui régnait à coup de knout et de servage, que le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III ? Dictateur certes, mais qui a néanmoins toléré les libelles de Benjamin Constant et les piques assassines de Chateaubriand dont il n’a tiré qu’une seule vengeance : celle de le contraindre à entrer à l’Académie française. Ce qui pour un opposant est quand même un châtiment plus doux que la sombre prison du Spielberg où l’empereur François laissa pourrir le poète Silvio Pellico pour un délit d’opinion.
Le véritable crime de Napoléon aux yeux de la République, celui qu’elle juge inexpiable, c’est, avouons-le sans fard, d’être le parangon d’une catégorie honnie : les hommes providentiels. Ne manifesta-t-elle pas la même défiance envers Clemenceau et le général de Gaulle pour une raison semblable ? L’homme providentiel est la bête noire de la République. Ne met-il pas à mal cette conception de l’égalitarisme républicain et de la souveraineté populaire ? N’est-il pas un phénomène qui dément cette croyance sacrée en la toute-puissance du peuple et de ses représentants ? De quel droit s’érige t’il en sauveur ? Qui lui a permis de s’octroyer un pouvoir exorbitant sans être passé par le lit de Procuste de l’élection cantonale et le filtre d’un parti au républicanisme dûment avéré ?
Le général de Gaulle souhaitait lever cette hypothèque en 1969 pour célébrer le deuxième centenaire de la naissance de Napoléon. L’échec du référendum l’en empêcha. Ce fut son successeur, Georges Pompidou, qui se chargea, à Ajaccio, de remplir ce devoir. L’hommage qu’il lui rendit fait honneur à la République, car loin de nier l’importance de Napoléon, il lui restitue son rôle dans l’histoire de la France et dans son évolution vers la République. Je le cite : « C’est Napoléon qui a contraint les Français, déchirés et coupés les uns des autres par la tourmente révolutionnaire, non pas à oublier leurs divisions mais à les dominer et à refaire l’unité nationale. » Et le président Pompidou conclut magnifiquement : « Il n’a pas donné le bonheur à la France. Mais, à défaut de bonheur, il a atteint aux cimes de la grandeur et en a comblé la France, au point que depuis, notre peuple ne s’est jamais résigné à la médiocrité et a toujours répondu à l’appel de l’honneur. »
Il faut saluer le geste d’intelligence historique et de tolérance nationale que réitère aujourd’hui la République à travers la personne de son Président, Emmanuel Macron, en saluant Napoléon comme voulait le faire solennellement le général de Gaulle. C’est à ce prix que la République montre sa filiation généreuse avec tous les grands acteurs du roman national. La France ne peut plus se permettre d’exclure de son panthéon, au nom de tel ou tel reproche de circonstance, aujourd’hui anachroniques, un homme que le monde entier considère comme la plus grande gloire de la France. Elle ne peut sans se renier ignorer le génie qui l’a en partie façonnée.
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(1) Dicours prononcé à l'occasion de la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon 1er en présence du président de la République, M. Emmanuel Macron