Mythe et tragédie dans la Grèce antique. Réception à l’Académie nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux

Le 27 mai 1991

Jacqueline de ROMILLY

Mythe et tragédie dans la Grèce antique

 

Après avoir adressé ses remerciements à l’Académie nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, et à son Président, Mme Jacqueline de Romilly a prononcé le discours suivant :

 

Depuis plus d’un demi-siècle, l’intérêt pour les mythes grecs n’a pas cessé d’occuper la recherche. On les a mis en rapport avec la végétation, avec la psychanalyse ; puis, découvrant la pensée mythique à la suite de Claude Lévi-Strauss, on les a étudiés sous l’angle structuraliste. On y a cherché également des implications sociales. Notre époque, éprise d’irrationnel, a aimé les bizarreries du mythe. Et, comme la tragédie puise toujours (sauf une fois, tout au début, avec Les Perses) dans les données du mythe, on a voulu remonter de la tragédie au mythe.

C’est une démarche possible, et dont on comprend les attraits. Mais la démarche inverse n’est pas moins passionnante. C’est celle qui cherche à isoler, au contraire, la façon dont les auteurs tragiques du Ve siècle athénien ont modifié et réinterprété les mythes, très librement. Car les auteurs tragiques ne sont aucunement des témoins fidèles du mythe, bien au contraire. La force de la tragédie grecque est d’être partie de ces données mythiques mais de les avoir en fait complètement changées et élaborées : c’est de cette élaboration que je voudrais aujourd’hui, renversant quelque peu le courant, tenter de vous donner rapidement une idée.

Il est tout d’abord évident que la plupart des données mythologiques ne convenaient en rien à la tragédie. Que l’on prenne un livre inspiré par les mythes grecs, tels que l’on peut tenter de les reconstituer à partir de témoignages, de légendes locales recueillies à des dates diverses, ou de poètes souvent tardifs, on met le pied dans un univers monstrueux et bigarré. C’est ainsi que le livre récent de R. Calasso, Les Noces de Cadmos et d’Harmonie, commence avec des enlèvements multiples, où partout intervient le taureau (taureau qui enlève Europe, taureau de Crète, et de Pasiphaé), puis on passe aux amours de Dionysos et là paraissent les héroïnes aux noms peu connus : Pallène, Aura, Nikuia... On a plus loin les amours de Zeus et de Sémélé, avec les transformations multiples de Zeus et l’étreinte du serpent, décrite dans le livre avec un réalisme presque angoissant.

De tout cela, rien qui soit connu par la tragédie, rien que les auteurs du Ve siècle aient retenu. Déjà Homère était à cet égard d’une rare discrétion — lui qui ne fait jamais allusion aux métamorphoses de Zeus, lui qui n’a, contrairement à notre temps, ni taureaux ni dragons. Et pourtant il était plus près de la source que nous.

La tragédie, elle aussi, a beaucoup éliminé, probablement par goût (comme Homère) et sûrement par nécessité ! Il fallait laisser de côté ce qui était par trop invraisemblable, en horreur ou en burlesque — et de tels éléments ne manquaient pas. Aristophane, dans Les Grenouilles, dit d’Eschyle qu’il a donné de la noblesse aux sornettes tragiques, et Aristote précise dans la Poétique que la tragédie a été élaborée à partir de petits mythes et de formules risibles[1].

Ainsi dans la seule tragédie conservée qui mette en scène des dieux et des conflits entre eux, le Prométhée enchaîné d’Eschyle, Eschyle s’est bien gardé de dire, comme le racontait Hésiode, que Prométhée avait irrité Zeus en lui offrant la mauvaise part du sacrifice — à savoir des os blancs perfidement recouverts de graisse. Chez Eschyle, Prométhée a irrité Zeus par les dons faits aux mortels. Au lieu de faire sourire, cela émeut et pose un problème d’ordre philosophique.

D’autre part, même quand les tragiques retiennent de grands héros du mythe, le choix opéré dans les données est tout à fait saisissant. Les exploits merveilleux sont à écarter du tragique.

Ainsi Jason était pour tous le héros de la grande aventure des Argonautes, qu’Homère connaissait déjà. Pindare dit la splendeur du personnage et celle de l’entreprise. Or Euripide s’est placé, lui, après le retour de l’expédition, quand Jason, revenu avec Médée, qui l’a aidé de ses sortilèges, l’abandonne pour épouser la fille du roi de Corinthe. Mais l’histoire traitée est en définitive celle du mari ingrat et infidèle, qui pousse à bout une femme violente. C’est un exemple humain, qui ne doit quasiment rien à la splendeur des aventures relatives à la Toison d’Or.

Ou bien, à la même époque, voici Thésée. On célébrait en lui le héros du labyrinthe de Crète, le ravisseur de Phèdre et d’Ariane, l’homme du fameux retour vers Athènes, où la voile du navire trompe le vieil Égée... Rien de tout cela n’apparaît dans l’Hippolyte d’Euripide (bien que le roi d’Athènes revienne des enfers). Thésée est un mari offensé, un justicier hâtif, un homme confronté, ici encore, à une situation tout humaine, et sans aucun panache. De même, Thésée reparaît ailleurs, chez Euripide : il est le bon roi, hospitalier, prêt à offrir asile à Héraclès ou aux fils des Sept contre Thèbes, voire à défendre la démocratie dans Les Suppliantes : l’aventurier de Crète est devenu le type du bon roi et de l’Athénien.

Le cas d’Héraclès est peut-être encore plus net. Car Héraclès était un des grands héros de la mythologie et ses exploits étaient on ne peut plus célèbres. Or il a inspiré deux tragédies parmi celles qui sont conservées : Les Trachiniennes de Sophocle et l’Héraclès furieux d’Euripide ; ces deux tragédies se placent l’une et l’autre après toute la série des exploits. Dans Les Trachiniennes, Sophocle a choisi la mort du héros : sa femme Déjanire, voulant mettre fin à l’infidélité d’Héraclès, lui envoie une tunique revêtue d’un philtre magique, qui, en fait, le consume dans d’atroces souffrances. Héraclès n’apparaît que dans la seconde moitié de la pièce, perdu, criant de souffrance — condamné, lui si grand, à une fin si cruelle. Autrement dit, Sophocle n’a retenu du mythe qu’un désastre mortel, dû à une erreur, une fin plus affreuse que toutes, mais qui reste représentative de l’homme, non du héros.

Quant à Euripide, il a choisi un autre épisode dramatique : Héraclès, rendu fou par la jalouse Héra, massacre ses propres enfants qu’il prend pour ceux de son ennemi et se réveille de sa crise déshonoré, prêt au suicide. L’épisode n’est pas de l’invention d’Euripide ; mais, dans la tradition mythologique, connue par les Chants cypriens, il se plaçait au début de la carrière d’Héraclès : audacieusement, Euripide l’a déplacé, pour le faire servir de conclusion à toute une vie d’héroïsme. Ce désastre est en outre rendu plus tragique encore du fait que, dans le début de la pièce, Héraclès est attendu comme un sauveur, car un cruel tyran va massacrer sa femme et ses enfants. Il apparaît et c’est le salut ; mais cette crise de folie les perd à jamais. On ne peut imaginer retournement plus pathétique, ni malheur plus complet. Mais, si le malheur est à la mesure du héros, il est pourtant, par lui-même, une épreuve où se traduit la misère de tous les hommes.

Et c’est bien ainsi que joue le mythe, dans la tragédie. Il est un exemple plus grand que nature, mais d’autant plus probant. Ce recours à l’exemple limite est rendu bien sensible par un commentaire du chœur dans l’Œdipe roi de Sophocle. Un homme qui a tué son père et épousé sa mère, qui est devenu roi de sa ville puis se découvre un paria déshonoré — ce n’est pas là, heureusement, un cas courant ni un symbole normal de la vie humaine ; mais ce malheur devient pour Sophocle d’autant plus révélateur qu’il est, justement, à une autre échelle. Et le chœur commente : « Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu’un néant ! Quel est, quel est donc l’homme qui obtient plus de bonheur qu’il n’en faut pour être heureux, puis, cette apparence donnée, disparaître à l’horizon ? Ayant ton sort pour exemple, ton sort à toi, ô malheureux Œdipe, je ne puis plus juger heureux qui que ce soit parmi les hommes. Il avait visé au plus haut, il s’était rendu maître d’une fortune et d’un bonheur complet [...] Et maintenant qui pourrait être dit plus malheureux que toi ? Qui a subi désastres, misères plus atroces, en un pareil revirement ?... » (1186 et suiv.).

L’aventure tragique emprunte au mythe sa grandeur. Elle en écarte tout ce qui nuirait à cette grandeur ou à la vraisemblance, pour ne retenir qu’un exemple aux dimensions saisissantes — celui d’un sort qui, en plus petit, pourrait être le nôtre. Ce n’est pas le mythe dans sa tradition d’origine, ce n’est pas non plus ce que nous appellerions une tranche de vie : c’est un symbole et un paradigme, retenu et dégagé comme tel, à coup de choix et d’éliminations.

Éliminer, pourtant, ne fera jamais du héros mythique un symbole si l’auteur n’introduit pas aussi, dans cette forme tout juste équarrie, une construction capable de lui donner un sens. Oedipe n’est pas seulement un homme plus durement frappé qu’un autre, mais un homme qui, à deux reprises, a voulu en savoir trop long. Et Héraclès n’est pas seulement la victime d’une erreur sur un philtre, mais la preuve qu’à vouloir agir sur le destin, on le retourne contre soi. Tirés d’histoires sans unité ni signification, les héros mythiques, pour devenir tragiques, doivent rejoindre quelques grands problèmes moraux susceptibles de valoir pour tous. Et c’est une joie que de voir comment, après avoir éliminé tout ce qui ne les servait pas, les auteurs ont ajouté, inventé, rapproché des éléments, de manière à soulever, à propos du héros et de son sort, des débats d’intérêt général.

Ce n’est point là une déformation née à l’époque des grands débats sophistiques. Déjà Eschyle procédait ainsi, et de façon éclatante.

On citait, tout à l’heure, des aspects qu’il avait rejetés, dans la légende de Prométhée ; mais on peut aussi relever, parmi les diverses inventions qui sont propres à Eschyle (j’admets, actuellement, que la pièce est de lui ; mais la démonstration vaudrait pour tout autre auteur), l’idée d’introduire dans l’histoire le rôle d’Okéanos. Okéanos est le vieil homme habitué aux antichambres du pouvoir : il est pour l’adresse, pour la soumission. Contre Prométhée, qui représente la révolte, l’intransigeance et le risque, il représente le compromis. Et un débat les oppose l’un à l’autre — un débat qui pourrait avoir lieu en tous les temps, puisqu’il confronte, à grands traits, l’habileté et la résistance. Par là, le Prométhée parle aux hommes en général, à ceux d’alors et à ceux de toujours ; et le personnage devient un signe et un symbole, ainsi clairement défini. De même, Okéanos s’oppose, par son incompréhension, à la poignante pitié de ses filles, qui composent le chœur. Ce contraste ouvre un autre problème moral, qui nous oblige à prendre parti et à participer, qui devient à jamais notre problème.

Ou bien, si l’on prend une autre pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, on voit bien ce qu’il a emprunté à un fonds mythique haut en couleurs, avec ces cinquante filles de Danaos poursuivies par cinquante ravisseurs venus d’Égypte, que, pour finir, elles épouseront — et tueront. Mais l’histoire elle-même offrirait ainsi un beau spectacle sans pour autant constituer une tragédie. La tragédie commence au moment où Eschyle imagine que le roi d’Argos, sur le point d’accueillir ces fugitives au risque de la guerre, est pris de doute et d’hésitation. Avait-il le droit de refuser aux fugitives un asile que l’obligation religieuse lui imposait ? Inversement, avait-il le droit de déclencher une guerre, dont souffrirait la cité dont il avait la charge ? Homère avait parfois décrit de brefs moments d’hésitation : on a ici une grande scène vécue, faite d’angoisse et du sentiment de la responsabilité : « Oui, de tous côtés, d’invincibles soucis ! une masse de maux vient sur moi comme un fleuve, et me voici au large d’une mer de douleurs, mer sans fond, dure à franchir — et point de havre ouvert à ma détresse ! Si je ne satisfais pas à votre demande, la souillure que vous évoquez dépasse la portée de l’esprit. Si, au contraire, contre les cousins, les fils d’Égyptos debout devant nos murs, je m’en remets à la décision d’un combat, ne sera-ce point une perte amère que celle d’un sang mâle répandu pour des femmes ? — Et pourtant je suis contraint de respecter le courroux de Zeus Suppliant : il n’est pas pour les mortels de plus haut objet d’effroi » (470 et suiv.).

Nous avons là un conflit de conscience aisément reconnaissable et émouvant. Tous les citoyens d’Athènes avaient à le trancher, quand des alliés demandaient un secours qui n’irait pas sans danger. Et tous les hommes de tous les temps savent qu’il est souvent dur de se résoudre à aider une personne en danger, que le pouvoir doit nous en rendre responsables, nous et les nôtres... Ce sens de la décision du roi d’Argos, c’est Eschyle qui l’a introduit dans le mythe, lui donnant ainsi sa portée[2].

De même quand, dans Antigone, Sophocle introduit un débat entre Antigone et sa sœur : l’une veut obéir au devoir religieux envers leur frère et braver les interdits pour lui donner la sépulture ; l’autre voudrait obéir au pouvoir en place et écouter la voix de la prudence. Qu’aurions-nous fait ? Nous retrouvons Okéanos contre Prométhée ; nous retrouvons l’obligation religieuse du roi d’Argos, s’opposant au sens du danger. Ici encore, c’est l’auteur — Sophocle, cette fois — qui a construit la donnée de la pièce, en l’organisant autour de divers débats (Antigone contre Ismène, Antigone contre Créon, Créon contre Hémon) : dans chacun le sens d’une action est discuté — et le problème ainsi cerné est applicable à tous, en tous les temps. Le mythe ne s’occupait de rien de tel.

De même encore, j’ai parlé à deux reprises déjà de l’Héraclès d’Euripide. Le héros est déshonoré ; il a tout perdu ; il veut mourir. Peut-on, doit-on, dans un tel cas, recourir au suicide ? Voilà qu’avec Thésée le débat est ouvert, et que, sans aucun point d’appui dans les données mythiques, Héraclès découvre peu à peu l’idée qu’il faut plus de courage pour vivre que pour mourir. La crise de folie du héros et le meurtre de ses enfants étaient dramatiques et spectaculaires : ce prolongement donne un sens nouveau à l’héroïsme, et offre ainsi une réponse à un problème qui est de tous les temps. Euripide a inventé, ajouté ; et ainsi le mythe est devenu tragédie.

Enfin, si l’on veut un dernier exemple, on peut choisir une pièce qui se place à la fin de la vie d’Euripide, Iphigénie à Aulis. Le sacrifice d’une jeune fille, pour obtenir du vent ? Voilà un mythe saugrenu ! Homère, notons-le en passant, l’a ignoré ! Et il est clair que les Grecs du Ve siècle ne sacrifiaient pas plus de jeunes filles que nous. Que fait Euripide de cette histoire saugrenue ?

D’abord, comme pour le roi d’Argos chez Eschyle, il imagine Agamemnon, le père, hésitant devant cette obligation. Il l’imagine même changeant d’avis. Il l’imagine s’opposant à son frère, violemment. Puis tous deux changeant d’avis quand ils sont confrontés avec la réalité. L’hésitation, le débat sont là ; mais aussi la faiblesse des rois, les frayeurs qu’inspire le peuple, les conflits de famille : tous sentiments qui sont de tous les temps. Et pour finir, c’est par un autre débat intérieur et un autre changement d’avis que tout se résout : contrairement aux données du mythe, contrairement à l’évocation que fait Eschyle dans Agamemnon, Iphigénie accepte volontairement et librement d’être sacrifiée pour la Grèce ! Tous ces doutes intérieurs, que chacun pouvait faire siens, aboutissent à une décision héroïque, modèle de tous nos héroïsmes, au cours de toutes les guerres. Un geste de violence archaïque est devenu un thème tragique.

On pourrait suivre ce travail d’élaboration sur bien des exemples en fait, sur toutes les parties de toutes les tragédies. Et ce serait là une belle explication de textes. Elle ferait comprendre pourquoi, ensuite, ces personnages tragiques et leurs aventures (ainsi revues et remaniées) sont devenus des sortes de symboles humains pour des auteurs et des publics d’époques très différentes. Les sujets ont été repris, avec des variantes, des réinterprétations, des surinterprétations, dans le théâtre de Sénèque, dans celui de Racine, ou de Goethe, puis tout récemment de Sartre, de Giraudoux, d’Anouilh, sans parler des films, qui, dans les deux dernières décennies ont résolument pris la relève.

En fait, les thèmes mythiques tels que les offrait la tragédie grecque avaient tout pour devenir de tels symboles. L’explication que l’on donne en général est que tout ce qui est mythe rejoint une symbolique secrète, et par conséquent éveille des échos multiples au cœur de tous. On la confirme parfois en reconnaissant des thèmes qui se répètent, d’un récit à l’autre, ce qui suggère une forme première, repérable sous des formes diverses. Mais, si ce type d’explication comporte assurément une part de vérité, il est clair que le travail d’élaboration que j’ai tenté de décrire contribue plus largement encore à ce résultat. Car une signification humaine s’est inscrite dans le cadre mythique, a relié les personnages à des problèmes généraux, à des espoirs, à des valeurs contrastées, à des devoirs contestés, bref à tout ce qui les rattache à l’homme en général. Le sens humain qu’ils ont pris pour nous leur a été donné par les tragiques grecs.

Et c’est bien l’impression que dégageait Marguerite Yourcenar dans une phrase de En pèlerin et en étranger (p.29) : « Une génération assiste au sac de Rome, une autre au siège de Paris ou à celui de Stalingrad, une autre au pillage du Palais d’Été : la prise de Troie unifie en une seule image cette série d’instantanés tragiques, foyer central d’un incendie qui fait rage sur l’histoire, et la lamentation de toutes les vieilles mères que la chronique n’a pas eu le temps d’écouter crier trouve une voix dans la bouche édentée d’Hécube. »

J’ai tenté d’expliquer ici les raisons qui ont amené cette étonnante survie.

Peut-être pensera-t-on qu’en insistant sur cet aspect littéraire et universel, on risque d’appauvrir la force des tragédies et de les tirer à l’excès vers le rationalisme — oubliant volontairement la grandeur sauvage à laquelle elles puisent.

Moi-même je me suis dit, lisant tout récemment le livre de R. Calasso : « Mais enfin, ces histoires irrationnelles et terrifiantes, ont-elles donc été complètement passées sous silence dans la tragédie grecque ? Où sont les taureaux, les dragons, les métamorphoses, les accouplements sacrés et les meurtres primitifs ? Est-ce possible que les tragiques les aient entièrement reniés ? Ont-ils tué les mythes en les remodelant ? »

Et c’est alors que la réponse m’est apparue — une réponse qui m’a paru fort belle.

Si ! Ces histoires fabuleuses, ces taureaux et ces dragons sont là. Mais ils sont là indirectement, en marge, dans le lyrisme des chœurs.

Les chœurs ne pouvaient pas agir ; ils n’avaient pas accès à la scène. Ils chantaient dans l’orchestra, entre les épisodes. Or les mythes, chassés de la scène, s’épanouissaient dans leurs chants.

J’ai montré tout à l’heure comment, dans Les Suppliantes d’Euripide, le problème qui se pose au roi d’Argos — accueillir ou non les fugitives —devenait, grâce à Eschyle, un problème de tous les temps. Mais ces Suppliantes sont les descendantes d’Io, qu’aima Zeus, et qui fut changée en génisse, errant de par le monde jusqu’à la naissance d’Épaphos. Eh bien, dès son premier chant, le chœur évoque le souvenir de cette histoire, qui est la justification de sa demande mais aussi une splendide remontée dans la fable. Et le voici, le taureau ! « Mais, d’abord, ma voix au-delà des mers ira appeler mon soutien, le jeune taureau né de Zeus et de la génisse qu’on vit paître ici des fleurs ; sous le souffle de Zeus, sous le toucher qui, naturellement, lui donna son nom, s’achevait le temps réservé aux Parques : Io mit au monde Épaphos » (41-48).

De même on a cité l’Héraclès d’Euripide, rappelant qu’il n’était plus le héros aux travaux éclatants, mais un homme soudain réduit à néant. Cela est vrai en ce qui concerne l’action ; mais au moment même où la famille d’Héraclès désespère de le voir revenir, le chœur (encore lui !) chante tous ses exploits. Il évoque les Centaures, la biche aux cornes d’or, les cavales de Diomède qui dévoraient la chair humaine, et les pommes d’or, gardées par un dragon au dos roux ! (348-441)

Cette habitude du lyrisme tragique semble même s’accentuer quand les données du mythe sont au contraire, dans l’action elle-même, plus réalistes et plus modernes. On peut citer à cet égard plusieurs des dernières pièces d’Euripide.

Dans Les Phéniciennes, en 412, la querelle entre les deux frères a pris le sens d’une guerre civile, entretenue par l’ambition — un mal dont souffrait Athènes et dont souffrent bien d’autres peuples. Mais les deux frères sont fils d’Œdipe ; et voilà que le chœur, vers le milieu de l’action, se met à évoquer, non seulement Œdipe et le Sphinx, ou la Sphinx, mais le bonheur passé de Thèbes, et « la race issue des dents de ce dragon sauvage à la crête sanglante », et la lyre d’Amphion, et encore Io, « l’aïeule cornue » (784-853). En marge du drame humain, auquel le chœur ne peut participer, il noue la couronne rutilante du mythe, auquel on ne croit désormais que de façon poétique et littéraire.

Dans Iphigénie, de même, dont on a vu quelle tragédie psychologique et réaliste elle constituait, tout se succède, le jugement de Pâris, les noces de Pélée, l’embarquement d’Achille... tout cela dans les chœurs !

À plus forte raison, dans Les Bacchantes, où la ferveur religieuse soudain éclate et où Dionysos lui-même intervient comme un des personnages, on trouve dans les parties lyriques tous les mystères de la naissance de Dionysos, la foudre, les agrafes d’or par lesquelles Zeus coud l’enfant dans sa cuisse, sans compter la cithare d’Orphée rassemblant les arbres et les bêtes sauvages (561). On retrouve même le dragon, et, pour réjouir le goût de nos modernes amateurs de mythologie, l’appel à Dionysos, au vers 1020, lui demande d’apparaître (qui dirait mieux ?) « sous la forme d’un taureau, ou d’un dragon à plusieurs têtes, ou d’un lion ardent » !

Cette mythologie, où les règnes se confondent, a été chassée de la scène, au profit de l’humain. Mais, de l’orchestra, en vers lyriques, avec des danses et de la musique, le chœur la restitue, comme un halo somptueux autour des personnages.

À vrai dire, les chants du chœur ne sont pas le seul lieu de l’évocation du mythe sous sa forme colorée et traditionnelle. Mais les exceptions apparentes sont presque toujours des confirmations indirectes. Une d’entre elles est très nette ; dans l’Agamemnon d’Eschyle, tout se concentre sur la faute du roi, et sur sa double responsabilité dans la guerre, et déjà dans le sacrifice d’Iphigénie, qui lui a servi de prélude. Toutes les horreurs de la famille des Atrides sont laissées dans l’ombre. En revanche, elles surgissent toutes, sous forme de visions d’horreur, au moment où la prophétesse Cassandre va pénétrer dans le palais : enfants assassinés, chairs dévorées, elle ne reconnaît pas ce que voit son esprit, car elle ignore le festin de Thyeste, mangeant sans le savoir ses propres enfants. Mais le caractère entrecoupé et visionnaire de cette évocation, qui se situe à la limite de l’imaginaire et de la révélation, la place, comme s’il s’agissait d’un chant du chœur, en marge de l’action.

Dans l’ensemble, on peut donc bien dire que les deux parties distinctes du spectacle tragique — l’action sur la scène et le chant dans l’orchestra — se complètent par leur différence même. D’ailleurs le style de l’action, trimètres iambiques, clairs et simples, est un style en général rationnel et moderne ; au contraire les parties chantées, en vers lyriques, sont allusives, suggestives, surprenantes ; elles offrent tous les prolongements poétiques de l’irrationnel. C’est pourquoi les spécialistes du mythe y puisent allègrement.

Il ne faut jamais négliger cette dualité de la tragédie grecque. Je le rappelle avec d’autant plus de force que, si nos passionnés de mythes semblent souvent oublier l’action, il est, je crois, monstrueux de représenter des tragédies grecques en supprimant les chœurs, comme on le fait parfois.

Il est probable, en ce qui concerne le mythe, que les deux éléments de la tragédie ne comportaient pas le même degré de croyance dans la réalité évoquée. Les personnages que l’on voyait agir devenaient réels aux yeux des spectateurs : ils devaient être acceptables et comporter une vraisemblance humaine. Au contraire, ce que chantaient les chœurs pouvait être imagination, supposition, tradition.

On relèvera d’ailleurs que ces évocations sont en général éclatantes, mais très connues. Elles sont plus allusives que narratives, plus soucieuses de beauté littéraire que de témoignages dogmatiques. Même là, et même quand elle se plaît à ces images du mythe, la tragédie est rarement la source par laquelle nous les connaissons. Elle les offre en prolongement du reste, en prime, si l’on peut dire, ou comme, dans certains tableaux d’intérieur, une fenêtre ouverte sur un autre paysage.

Cette conclusion me paraît importante à retenir en face des discours trop souvent sommaires que nous offre la critique actuelle, éprise d’irrationnel, d’archaïsme, et de polysémie, mais souvent peu intéressée par la réalité littéraire. Elle me paraît importante aussi dans la mesure où elle montre ce privilège de la Grèce antique, qui est d’associer toujours de la façon la plus étroite le rationnel et l’irrationnel. L’un se conquiert sur l’autre, sans que la rupture soit jamais totale ; et souvent même l’un sert à faire briller l’autre. Je crois que c’est le cas ici, s’il est vrai que l’analyse humaine donne son sens au mythe, et fixe sur lui notre intérêt, mais que le mythe confère son rayonnement et ses prolongements à cette analyse, en éveillant des harmoniques d’ordre affectif, qui, autrement, auraient manqué. Est-ce une raison pour sauver le grec ? Oui, sans aucun doute : une de plus ! Et il y en a beaucoup.

 

[1] Aristophane, Les Grenouilles, 1004 et suiv. ; Aristote, Poétique, 1449 a.

[2] Et, tant qu’il y était, Eschyle s’est plu à représenter les Argiens comme incarnant le droit grec et le respect des citoyens, en face d’adversaires barbares.