Montesquieu, Lacordaire et le christianisme

Le 24 octobre 1989

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Montesquieu, Lacordaire et le christianisme

PAR

le Révérend Père A.-M. CARRÉ
délégué de l’Académie française

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

« Vous aimez, Messieurs, les hommes vertueux » : Ces mots ont été prononcés par Montesquieu dans son discours de réception à l’Académie française. Comme les Lettres persanes étaient à cette date la seule œuvre publiée par le récipiendaire, on peut penser que Montesquieu mit quelque humour dans son affirmation; on n’a pas souvent l’occasion de se donner, dans une circonstance aussi solennelle, un brevet de moralité.

Les grands livres de Montesquieu ont joué un rôle considérable dans l’évolution du régime politique de la France. Cette influence ne s’est pas exercée seulement sur l’Assemblée constituante de 1789; elle continue de défendre le bon exercice de la démocratie. Si bien que la modernité de Montesquieu apparaît avec éclat en ce temps de commémoration.

En revanche, comment ne pas s’étonner de ce que Maurice Schumann appelle « l’humilité historique » de sa pensée religieuse, pensée liée pourtant aux autres aspects d’une doctrine cohérente ? Déclarer que Montesquieu, peu sensible pourtant au surnaturel, était profondément croyant et qu’il mourut avec les sacrements de l’Église ne suffit pas. Pour sauvegarder son appartenance au Siècle des lumières, on a occulté les deux chapitres de l’Esprit des lois qui contiennent des vues pénétrantes sur les religions. Si bien que beaucoup d’auditeurs de nos séances publiques ont dû, à l’époque, éprouver quelque surprise en entendant, le 24 janvier 1861, le Père Lacordaire, successeur de Tocqueville à l’Académie, prononcer cet éloge de Montesquieu : « Quand Montesquieu, devenu homme, avait voulu traiter, pour l’instruction de son siècle, des lois civiles et politiques, il avait tout à coup, par le seul effet de son application d’esprit aux fondements et aux besoins de la société humaine, brisé les liens qui le rattachaient à son temps, et de cette même plume qui s’était jouée autrefois dans les Lettres persanes, il avait écrit ce vingt-quatrième livre de son Esprit des lois, la plus belle apologie du christianisme au XVIIIe siècle, et le plus haut témoignage de ce que peut la vérité sur une grande âme qui a mis sincèrement sa pensée au service des hommes. »

N’attendons pas cependant de Montesquieu une présentation théologique des dogmes chrétiens. D’autres alors, dans ce siècle de scepticisme, se la donnaient pour tâche avec plus ou moins de bonheur. Son propos, en effet, est d’être attentif aux effets sociaux d’un dogme plutôt qu’à sa vérité, comme par exemple celui de l’immortalité de l’âme ou de la résurrection des corps. Mais, dès le Livre premier de l’Esprit des lois, il déclare son intention de lutter contre l’athéisme et le matérialisme. Les bases solides de sa croyance sont la notion d’un Dieu créateur de toute chose et l’existence d’une religion révélée. Quand il hésitera, ici ou là, il dira avec franchise et modestie : « humainement parlant ».

S’il croit en un Dieu personnel, source de la vertu en chacune de ses créatures — et cela est capital —, il ne manque pas de souligner l’insuffisance de la religion naturelle, et dès les Lettres persanes il en fait état. Au tout début de l’Esprit des lois il affirme qu’il y a une raison primitive, à cause du lien de Dieu avec l’univers. Reconnaissant des rapports d’équité antérieurs aux religions et aux lois, il a cette formule superbe : « Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé le cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. »

Contrairement aux philosophes des Lumières et à leurs héritiers, Montesquieu ne confond pas la religion chrétienne avec les formes que celle-ci a prises dans la société politique qu’ils veulent déchristianiser. Il la voit favorable à une démocratie qui n’est pas encore née en France. Il annonce en quelque sorte la déclaration de Jean-Paul II devant le Conseil de l’Europe : « C’est l’honneur des démocraties de rechercher une organisation de la société telle que la personne soit non seulement respectée, mais qu’elle participe à l’œuvre commune en exerçant une volonté libre. »

Montesquieu poursuit dans le même courant de pensée : « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, feraient beaucoup plus d’effet que l’honneur des monarchies, la vertu des républiques et la crainte des États despotiques. » Il y voit la religion naturelle portée à sa perfection.

Constatant la faiblesse d’autres religions, il demande au législateur que les peines des lois soient plus sévères et la police plus vigilante. Pour ce qui est de la religion chrétienne, qu’il cherche à faire aimer plutôt que d’y faire croire, il tente d’éviter les conflits qu’elle pourrait avoir avec la société. Aussi distingue-t-il avec soin les lois civiles et les principes du christianisme. Il s’efface devant une religion dont il dit qu’elle détient les clés de l’au-delà. Et il va jusqu’à écrire : « L’idée d’un lieu de récompense emporte nécessairement l’idée d’un séjour de peines; et quand on espère l’un sans craindre l’autre, les lois civiles n’ont plus de forces. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l’autre vie échappent au législateur; ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que des magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ? » N’est-ce pas là une description de ce qui fit la force des martyrs ?

Toutefois, conscient qu’il n’y a là que des cas d’exception, mais poussant l’honnêteté jusqu’à les signaler, Montesquieu ne pense pas un instant à une théocratie, faut-il le dire ? Les titres de quelques chapitres distinguent soigneusement les circonstances où il convient de se régler par les lois de la nature, ou les lois de la religion, voire le droit canonique, et celles qui relèvent des lois civiles. Les difficiles rapports entre la morale et la politique sont abordés, quitte à ce que les exemples soient pris dans l’Antiquité romaine et grecque ou en Extrême-Orient. Montesquieu, soucieux du respect des personnes, tente de faire œuvre universelle.

Certains historiens veulent voir deux Montesquieu, l’un politique consacré à la construction de la cité, l’autre essayant de faire aimer la religion. C’est une erreur. Il n’y a qu’un seul Montesquieu examinant les religions du monde par rapport au bien que l’on en tire dans la cité. Sa joie est de servir en ce domaine comme dans les autres ce qui peut être utile au bien commun.

C’est sous cet angle et très tôt dans son œuvre que Montesquieu traite de la tolérance. Il est beau de le voir prendre la défense de ceux qui pèchent par ignorance du christianisme et pratiquent la seule religion qu’ils connaissent de bonne foi. Tolérer ne voulant pas dire approuver, Montesquieu admet que l’État tolère plusieurs religions déjà établies et qui se tolèrent entre elles. Cependant, à cette tolérance il met curieusement des limites, l’État devant refuser l’entrée de toute religion non encore établie, sauf la religion chrétienne parce qu’elle est, dit-il, « le premier bien ». L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789, n’ira pas aussi loin, tout en laissant à l’Église catholique une position privilégiée.

En fait, Montesquieu plaide pour la liberté des consciences. Même dans le chapitre vingt-cinquième où sont condamnés certains abus des ministres de la religion, apparaît un sens aigu des exigences morales de la foi. Admirable est le texte de l’Esprit des lois que Montesquieu intitule « Très humble remontrance aux Inquisiteurs d’Espagne et de Portugal ». Une juive de dix-huit ans ayant été brûlée à Lisbonne, il se met à la place d’un juif pour fournir aux Inquisiteurs la preuve de leur incohérence. Je retiens ce passage : « Nous vous conjurons, non par le Dieu Puissant que nous servons, vous, et nous, mais par le Christ que vous dites avoir pris la condition humaine pour nous proposer des exemples que vous puissiez suivre; nous vous conjurons d’agir avec nous comme il agirait lui-même s’il était encore sur la terre. »

Le chapitre vingt-sixième souleva des passions. Montesquieu y condamne l’Inquisition avec une rigueur implacable. En outre, il faut bien reconnaître que, ici et là, l’Esprit des lois prend certaines positions difficilement acceptables pour l’Église au XVIIIe siècle. Le 29 novembre 1751 le livre fut donc inscrit par la Congrégation de l’Index au registre des ouvrages prohibés. Cela malgré les efforts de plusieurs cardinaux et surtout l’avis du pape Benoît XIV qui s’était montré constamment favorable à Montesquieu. Ce dernier en eut beaucoup de peine.

Bien que dans l’Esprit des lois il n’y ait pas une compréhension intérieure du christianisme, le Père Lacordaire estima que nous possédions là une apologie de grande valeur. Mais c’est dans un domaine privilégié qu’il va rejoindre la postérité de Montesquieu : celui de la liberté. Je viens de nommer la liberté des consciences. Cette liberté ne peut se concevoir isolément. Dans son célèbre panégyrique de Daniel O’Connel, homme politique qui s’employa au sein du Parlement anglais à améliorer la situation de l’Irlande, Lacordaire s’écrie : « Toutes les libertés sont sœurs ; elles entreront ou elles sortiront le même jour toutes ensemble, famille en effet inséparable et sacrée, dont nul membre ne peut mourir sans la mort de tous. » Et si la situation se retourne, pour défendre la liberté civile Lacordaire s’appuiera sur celle de la foi.

Il aura fallu attendre quarante années pour qu’en 1830 un jeune prêtre, Lacordaire, revendique les acquis de la Révolution soigneusement enterrés. Il agit d’abord avec Lamennais pour que retrouvent leur légitimité la liberté de la presse, la liberté d’enseignement, le suffrage universel. Plus tard, en ces mois dont l’Ordre de Saint-Dominique fête, en France, le 150e anniversaire, il devra, pour restaurer un ordre religieux, batailler avec le gouvernement de Louis-Philippe. Il s’agissait, cette fois, de la liberté d’association. Celle-ci, dépassant le cadre des couvents, encouragera le syndicalisme et préconisera des lois sociales inédites.

Ce que 1789 fit pour les juifs, ce qu’il tenta de faire pour les esclaves et qui devait être mis en échec jusqu’en 1848, Lacordaire l’appliqua en s’élevant contre le colonialisme et le racisme. Cependant, comme Montesquieu, il sait que la loi est là pour empêcher les excès du libéralisme; d’où la magnifique déclaration qu’il fait à Notre-Dame de Paris : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »

Parce qu’il garde le souci des rapports entre la religion et la société civile, il ne sera pas séduit par la formule de Lamennais : « L’Église libre dans l’État libre », formule que soutiendra Frédéric Ozanam et que Charles de Montalembert rendra célèbre; de même, il se montrera prudent pour juger la Révolution encore trop proche. Le 24 août 54, il déclarera que « la Révolution a soutenu quelques idées chrétiennes en soi qui, malgré les crimes et les fautes, ont fini par devenir générales en Europe ». Il n’insiste pas davantage sur ces crimes et sur ces fautes, causes de convulsions terribles, car ce qui importe pour lui, c’est de rendre leur pouvoir à ces idées chrétiennes. Or, je l’ai dit il y a un instant, ces idées ont été vite bafouées; son combat pour la liberté sera tel qu’il renoncera à prêcher à Notre-Dame de Paris le carême de 1852 : estimant que sa parole était aussi une liberté, Lacordaire protestait ainsi contre le coup d’État du Prince-Président.

On ne comprit pas toujours, loin de là, de telles attitudes. Le pouvoir politique se montre hostile à la démocratie, nombre de catholiques, meurtris par les suites de la Constitution civile du clergé et par les massacres de la Terreur, freinent tout progrès. Montalembert se plaindra à Lacordaire du parti, « de la coterie, qui a si longtemps étouffé toute vie dans le diocèse de Paris et peut-être dans le clergé de France, qui est radicalement hostile à la France nouvelle, à ses institutions, qui empêchera tant qu’elle le pourra la réconciliation essentielle entre l’Église et la société moderne ». À quoi Lacordaire apportera cette précision : « Ce n’est pas l’esprit moderne qui nous attaque, c’est l’esprit ancien dont s’arme encore l’esprit moderne par défiance contre nous. »

Heureusement, Lacordaire avait en Montesquieu un allié dont les idées en matière religieuse trouvèrent de temps à autre quelques applications. Dès 1834, la loi sur la liberté de l’enseignement primaire est promulguée et, en 1854, celle de l’enseignement supérieur. Certes, les membres de la Contre-Révolution ne les favorisaient pas. L’un d’eux, l’abbé Morel, ancien condisciple de Henri Lacordaire au séminaire de Saint-Sulpice, fut l’un des plus virulents. En 1867, le Père Alphonse Gratry, oratorien, ayant déclaré dans son discours de réception à l’Académie française, avec moins de nuances que Lacordaire, que « les principes de 1789 sont conformes à la loi morale éternelle et à l’esprit de l’Évangile », l’abbé Motel riposta par une question pleine de délicatesse : « Ne dirait-on pas qu’on cesse d’être prêtre quand on devient académicien ? »

Je n’aborderai pas les conflits qui suivirent entre l’Église et l’État. J’ai voulu, pour les années présentes, signaler simplement la modernité des projets de Montesquieu. Ils sont sortis, intacts, du bain de sang de la Terreur. Si les idées de 1789 ont d’abord fait faillite, puis ont repris leurs conquêtes, celles qui concernent la religion, et qui sont de Montesquieu, peuvent utilement inspirer les actuels promoteurs de nos lois. Ainsi, comme disait Lacordaire, ils ne manqueront pas « aux grands pressentiments de l’humanité ».

Je m’arrête. J’aurais trop peur de partager avec le Père Gratry les colères de l’abbé Morel, moi qui, naïvement, comme le Père Gratry, crois qu’on est toujours prêtre, même quand on devient académicien.