Mise à l’eau du cuirassé Richelieu
A BREST
le mardi 17 janvier 1939
DISCOURS
DE
M. LE DUC DE LA FORCE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE
Monsieur le Ministre,
En 1634, le Mercure françois félicitait le Roi d’avoir un ministre doué de « toutes les qualités requises au gouvernement de la mer » Ce ministre s’appelait Armand du Plessis, cardinal duc de Richelieu. Aujourd’hui ceux qui « gouvernent la mer » ont eu l’idée magnifique de décorer du nom de Richelieu le cuirassé splendide qui va flotter tout à l’heure. La gloire de l’avoir fait construire est la vôtre et celle de vos prédécesseurs, elle est la gloire de toute la France.
L’Académie française, Monsieur le Ministre, vous est reconnaissante de l’avoir invitée à cette fête, — qui n’est pas une fête académique. Ce n’est point, en effet, à son fondateur que l’Académie vient rendre hommage en ce port de Brest ; ce n’est point â l’écrivain vigoureux et subtil, plein d’imagination, de saveur et de verve, dont la vaste correspondance élève un monument admirable ; ce n’est point à l’auteur de si éloquents livres de théologie et de spiritualité, encore moins au protecteur de Corneille, au dramaturge oublié de Mirame. C’est le restaurateur génial de la marine française qui fixe aujourd’hui tous les regards. Voltaire a dit : « Le plus beau de ses ouvrages, c’est la digue de La Rochelle », — l’énorme digue, que, durant des heures, le cardinal regardait s’avancer pierre à pierre, la digue battue des flots et des vents, à laquelle le roi Louis XIII, « avec autant de gaieté que s’il se fût trouvé au plus beau lieu du monde », avec la précision d’un maçon véritable, mettait lui-même la main sous le ciel noir de décembre. Non, la plus belle œuvre de Richelieu, ce n’est pas seulement la digue, c’est la force navale et coloniale de la France tout entière.
Qu’on ne s’étonne pas de rencontrer chez le cardinal cet amour de la mer. Richelieu avait des marins dans son ascendance féminine. N’était-il pas l’arrière-petit-fils de ce Guyon Le Roy, seigneur de Chillon, qui avait fondé le port du Havre ? N’avait-il pas pour oncle maternel le commandeur de la Porte; dont la compétence maritime lui rendit d’un service, et son propre ère n’achetait-il pas des vaisseaux ? C’est au mois d’octobre 1626 que le cardinal fut créé grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France. En 1625, il avait le Royaume sans flotte, obligé, pour vaincre les protestants rebelles, de recourir aux vaisseaux d’Angleterre et de Hollande. « Etre fort enterre, pensait-il, et faible en mer, c’était n’avoir qu’un bras et un pied ; et partant agir plus faiblement et plus imparfaitement. » Aussi, dès 1635, la flotte du Ponant comptait trente-cinq vaisseaux de ligne, douze navires de soutien, trois frégates et six brûlots. Les canons étaient au nombre de mille et les hommes d’équipage au nombre de cinq mille cinq cents. Cette flotte s’enorgueillit, en 1638, d’un vaisseau qui soulevait l’enthousiasme de tous les connaisseurs étrangers, la Couronne. La Couronne était longue de deux cent vingt pieds et large à proportion. Elle était armée de quatre-vingt-huit canons et son immense voilure lui donnait une agilité merveilleuse. Parmi les vaisseaux qui, auprès de ce chef-d’œuvre des chantiers de La Roche-Bernard, constituaient l’élite de la flotte du Ponant, il y en avait un que l’on avait baptisé le Richelieu.
La flotte du Levant comptait vingt et une galères, montées par neuf mille sept cuit cinquante-cinq hommes, dont trois mille sept cent-trente-quatre combattants, navires rapides, qui se riaient des calmes plats et couraient sur la Méditerranée sous l’effort de leurs centaines de rameurs. Deux d’entre elles promenaient à travers les flots la gloire du grand maître de la navigation : l’une se nommait la Cardinale et l’autre la Richelieu. Le 10 septembre 1636, au combat de San-Remo, livré par M. de Sourdis, archevêque de Bordeaux, commandant l’armée navale, les voici qui se détachent des vaisseaux pour s’en aller vers les galères espagnoles, « qui n’y veulent point mordre et moins encore s’arrêter ». Et dans sa relation, M. de Sourdis les cite parmi les quatre galères qui ont le mieux « fait leur décharge ».
Nul doute que le cardinal n’ait été sensible à l’honneur qu’avaient acquis les deux galères qui portaient son nom. En une autre occasion où la Cardinale et la Richelieu, — cette fois au large de Gênes, — se distinguèrent de nouveau, il écrivit à son confident M. de Chavigny, secrétaire d’État : « Les victoires du Roi me ravissent... La galère du général a pris une galère et les deux miennes chacune une. »
La Cardinale n’avait que cent vingt tonnes. Que dirait le grand ministre, — « le plus grand serviteur, au dire de Louis XIII lui-même, que jamais la France ait eu », — s’il voyait s’élancer dans la mer un Richelieu de trente-cinq mille tonnes ! Il serait heureux de voir son nom porté par un tel vaisseau, lui qui donnait cet ordre le 28 novembre 1627 : « La devise pour les canons est Ratio ultima regum et, pour les armes, ce sont celles du Roi avec une ancre au-dessous, dans laquelle est écrit : Le Cardinal de Richelieu. » Il serait heureux de voir son vaisseau servir la France au côté du vaisseau de son neveu, ce Maillé Brézé qui fut lancé naguère et qui rappelle les victoires d’Armand de Maillé Brézé, duc de Fronsac, grand maître de la navigation après la mort de son oncle. II serait heureux de voir les vaisseaux de sa famille; — si l’on peut dire, — figurer parmi les unités d’une marine à laquelle chaque siècle qui passe laisse une gloire nouvelle pour adieu. Il serait heureux de voir que, tout en se conformant aux exigences du temps, la France continue d’accomplir les volontés qu’il a exprimées dans son Testament politique : « Si Votre Majesté, disait-il, a toujours dans ses ports quarante vaisseaux bien outillés et bien équipés, elle en aura suffisamment pour se garantir de toute injure et se faire craindre dans toutes les mers... Avec trente galères, Votre Majesté ne balancera pas seulement la puissance d’Espagne, qui peut, par l’assistance de ses alliés, en mettre cinquante en corps ; mais elle les surmontera par la raison de l’union qui redouble la puissance des forces qu’elle joint. Vos galères seront toujours en état de s’opposer à la jonction de celles d’Espagne, — dont une partie venaient des ports italiens du Roi Catholique, — tellement séparées par la situation de ce Royaume, qu’elles ne peuvent s’assembler sans passer à la vue des ports de Provence »
Au début de son ministère, le cardinal, mesurant les forces des rivaux de la France, disait au Roi : « Il est impossible que Sa Majesté se puisse mettre en cet état, principalement en peu de temps, sans miracle ou sans un notable effort qui requiert un soin continuel, une vigilance extraordinaire et autant d’argent qu’un tel dessein le requiert. »
Cet effort qui tient du miracle, la France le renouvelle aujourd’hui. A ceux qui en doutent, elle répond en montrant le Richelieu.