Anatole France, dans Le livre de mon ami, note qu’arrivé à l’âge de quatorze ou quinze ans, il sent qu’il a grandi. Les fruits confits aux devantures ne lui semblent plus aussi désirables, il ne cherche plus « à comprendre le Y énigmatique qui brille en or sur l’enseigne des merciers », et ne s’arrête plus à déchiffrer « les rébus naïfs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, où l’on voit un coing ou une comète en fer forgé ».
Au moins trois énigmes dans la même phrase, qui donnent toutes une vision imagée, et attirante, d’un Paris disparu : le Y des merciers, la comète et le coing du marchand de vin.
Le « coing », c’est facile : probablement « le beau » ou « le bon coin », un jeu de mots rudimentaire.
Mais la comète du marchand de vin ? Et le « Y » des merciers ?
Les merciers jusqu’à la fin du xixe siècle vendaient du fil, de la dentelle, mais aussi des vêtements, comme gilets, culottes, ainsi que de menus objets de décoration, fleurs artificielles, petits vases, etc. « Mercier » et « mercerie » viennent tous deux de merx, en latin « marchandise », qu’on retrouve dans com-mercium, et Mercu-rius, Mercure, dieu du commerce. Et dans mereo, « gagner de l’argent, toucher un salaire », qui a donné meretrix, « prostituée » (de là à voir l’origine, chez les « marchandes à la toilette », d’un coupable penchant à favoriser des amours tarifées, ou pour tout dire, merce-naires, il n’y a qu’un fil, qu’on peut aisément tirer).
Des merciers, il y en a de toute sorte, et notamment des petits, qui vont portant leur marchandise dans un panier, comme celui qu’on entend dans une ballade de Charles d’Orléans pousser son appel dans les rues :
Petit mercier, petit pannier !
Pour tant si je n’ay marchandise
Qui soit du tout a vostre guise
Ne blasmez pour ce mon métier
Je gangne denier a denier
C’est loings du tresor de Venise
Mais rien de tout cela n’explique ce mystérieux « y ». Aucun dictionnaire historique ne le signale à l’article « mercier » ; et aucun dictionnaire de langue française à la lettre « y ». Sauf le Larousse illustré en dix volumes de 1923 : « À Paris, les bonnetiers prenaient autrefois pour enseigne « À l’y » pour « à li gregues », « aux chausses ». Le mot « grègues » est aujourd’hui un synonyme argotique de « culotte » qu’on trouve surtout dans l’expression « tirer ses grègues », autrement dit, toujours en argot, « se tailler ».
Tout cela nous oriente vers une science dont le xixe siècle finissant a eu la passion : la science des enseignes, souvent parlantes et imagées, que l’on baptise alors d’un nom savant, celui d’« apothiconomie » (du grec apothêkê, « magasin »). C’est le moment en effet où on les voit disparaître une à une. De ces apothiconomes, écrit Marie-Dominique Arrighi dans un numéro de Libération (1995), « Édouard Fournier est sans conteste le maître. Bibliothécaire au ministère de l’Intérieur, c’est un érudit éclectique, du style polygraphe. Après avoir écrit sur les lanternes, les cabarets ou les rues de Paris, il meurt en 1880, laissant inachevée une histoire des enseignes de Paris ».
Et justement, en 1878, Édouard Fournier a réédité le Livre commode des Adresses de Paris, 1692, « du sieur de Blegny, sous le pseudonyme d’Abraham du Pradel ». Voici ce qu’il écrit : « Le commentaire que j’ai joint à mon édition du Livre commode présente une assez amusante étymologie : au no 14, à l’angle de la rue du Chat-qui-Pêche, un médaillon plaqué sur la façade est orné d’un Y, rébus pour « lie-grègues », lacets de fixation entre culottes et hauts-de-chausse. [...] Autrefois on appelait le haut-de-chausses : grègues, grèques, à cause de la ressemblance avec les courtes et larges culottes des Grecs. Le nœud de ruban, que les merciers vendaient pour l’attacher au pourpoint, se nommait lie-grèques. Or, c’est de ce mot, un peu modifié, que vient notre enseigne. De lie-grèques, en forçant légèrement la prononciation, on eut l’Y, et la fameuse lettre fut ainsi acquise aux merciers. Elle a, d’ailleurs, la forme d’une culotte, les jambes en l’air, et par là convient d’autant mieux, comme armes parlantes, à ces marchands de culottes et de caleçons. »
Le jeu de mots sur les enseignes est une vieille tradition médiévale, ainsi pour les auberges, appelées « Au lion d’or » parce que « au lit on dort ». (Ce qui rend absurdes les « lions d’argent » qui pourtant pullulent.) Mais on a aussi « l’Épi scié » (épicier). Ou le « singe en batiste » : « Au Saint-Jean-Baptiste » (enseigne du marchand de toile, représentant un singe avec un col et des manchettes en batiste).
Ces enseignes parlantes sont un écho direct, roturier, des blasons parlants de la classe aristocratique, comme l’écureuil des armes de Fouquet (écureuil se dit « fouquet » en gallo), ou le faucon sur un mont pour les De Montfaucon. Les enseignes usent des symboles de la même façon qu’eux, et elles en proviennent parfois même directement : comme l’enseigne « Aux trois Couronnes » dorées sur fond bleu, blason ancien de la Suède. Apparues peut-être sur les hostelleries où les Scandinaves venus pour les Croisades avaient coutume de s’arrêter ?
Le Conteur vaudois, « journal de la Suisse romande », signale dans son volume 17 (1879) « quelques enseignes dont M. Blavignac, de Genève, architecte et archéologue distingué, que notre modeste feuille a eu l’honneur de compter au nombre de ses collaborateurs pendant plusieurs années, a publié une histoire excessivement curieuse ». Toute enseigne « est le reflet d’une pensée ». Ainsi « un cordonnier avait-il pour enseigne un tableau représentant un passant étendant la main droite sur une paire de chaussures neuves, tandis que sa main gauche essayait de s’emparer d’une oie grasse qui fuyait sous la table. Au-dessous, on lisait : Si tu prends les souliers, laisse au moins là mon oie (la monnoie) ».
Et l’almanach vaudois cite pour terminer « cette idée originale, mais peu républicaine, d’un marchand de tabac qui avait inscrit sur sa devanture ces trois mots : Liberté – Égalité – Fraternité. Une énorme blague à tabac était peinte au-dessous de chacun de ces mots, et l’enseigne portait pour légende : « Aux trois blagues ».
Aujourd’hui, ce sont les salons de coiffure qui détiennent un record dans l’art des enseignes fondées sur des jeux de mots : à vrai dire, souvent misérables, comme ces « Chambres à Hair », « Adult ’Hair », « Mo-Tifs » et autres « Atmosp-Hair »... Où on ne trouve guère la trace de la joyeuse et goguenarde inspiration médiévale.
Troisième et dernière énigme : reste à expliquer la « comète » en fer forgé des débits de boisson. Son origine est moins mystérieuse que celle de l’Y des merciers, il s’agit de la comète du 30 août 1811, qui fut visible à l’œil nu pendant plusieurs mois, et passa au périhélie au moment des vendanges. On lui attribua la qualité exceptionnelle des vins de cette année-là. Balzac, à qui rien n’échappe, en fait le début de la fortune de Grandet : « Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres » (Eugénie Grandet, 1833). Dans les années qui suivent, de nombreux cabarets choisissent pour enseigne une étoile chevelue, prennent son nom ou se débaptisent en sa faveur.
En Russie, la comète de 1811 passe pour avoir annoncé, non pas un malheur, selon sa réputation, mais un dénouement heureux (de leur point de vue) : le désastre subi en 1812 par l’armée de Napoléon. Tolstoï la décrit à plusieurs reprises dans Guerre et Paix ; pour Pierre Bezoukhov, l’apparition dans le ciel de la « lumineuse comète » se confond avec le regard jeté sur lui par Natacha qui va bouleverser sa vie.
Et le commerce des vins en profite : surtout celui du champagne, dont les Russes sont grands amateurs. La Veuve Clicquot en reçoit des commandes massives, à la condition que les bouteilles portent une vignette avec la mention : « Vin 1811 de la comète ».
Sur les bouchons du célèbre champagne, dépourvue de sa chevelure, la comète subsiste aujourd’hui sous la forme d’une étoile, dont on a oublié probablement l’origine et le sens. Quant aux cafés, hôtels, bars et restaurants « à la comète », ou « de la comète », on ne les compte pas : mais il existe aussi une bière qui a porté ce nom pendant près d’un siècle. La brasserie de la Comète s’était installée à Châlons-sur-Marne pour approvisionner la capitale tout en concurrençant les bières allemandes. En 1881. Qui est aussi une « année de la comète » ! Apparue d’abord dans l’hémisphère Sud, la « grande comète de 1881 » fut observée le 30 juin 1881 par Jules Janssen à l’observatoire de Meudon. Les brasseurs avaient-ils voulu rééditer l’exploit (commercial) de 1811 ?
C’est sans fin.
Danièle Sallenave
de l’Académie française