L'exil de l'écrivain
par
M. Dany Laferrière
délégué de l’Académie française
Séance de rentrée des cinq Académies
le mardi 22 octobre 2024
J’ai connu tant d’exils que c’est devenu ma condition naturelle, au point que je me demande si celui qui n’a pas été bousculé dans son histoire, sa terre, sa langue, ses rêves, n’a pas raté quelque chose dans cette vie. Je n’exclus pas la douleur ni la folie, mais il y a aussi des éblouissements comme celui de se retrouver dans un nouveau pays, du jour au lendemain, sans aucune protection et dans cette condition d’infériorité qui fait qu’on se demande parfois si ce déracinement total n’est pas la dernière grande aventure humaine.
L’exil dans l’Histoire
Tout individu doit avoir un sol
un endroit où poser son pied
et si cet endroit n’existe pas
il aura des problèmes avec le reste.
L’exil a bien commencé avant mon départ du pays, je devrais plutôt dire la sortie du pays, car un départ est un acte volontaire. On est jeté, un jour, hors de l’île. Haïti, cette presqu’île de 27 000 kilomètres carrés dont la voisine est la République dominicaine. Deux pays dont le destin reste lié pour le meilleur et plus souvent le pire, mais qui font penser parfois à des esclaves désenchaînés qui se croisent, sans pouvoir échanger un seul mot, dans la nuit coloniale car ils viennent de tribus diverses et donc parlent des langues différentes. L’un colonisé par la France, l’autre par l’Espagne. À défaut de la langue, ils ont la douleur en partage. Cette image de l’île en mouvement me vient d’un recueil de poèmes de René Philoctète, publié en 1973, trois ans avant mon départ d’Haïti, sous le titre de Ces îles qui marchent. Ce titre évocateur donne l’impression d’une dérive continue sur une mer de boue et de sang. À son retour d’un voyage à Montréal, qu’il a vécu comme un exil, le poète témoigne : « Je reviens des giboulées du nord, et le soleil que j’ai vu là-bas était froid comme la mort. » C’est dans un poème que j’ai croisé, pour la première fois, le nom de cette ville, Montréal, où je passerai la plus grande partie de ma vie. L’hiver m’était lors inconnu, comme le hockey et la tourtière. Aujourd’hui, je me reconnais dans ces vers chaloupés de Gaston Miron, le poète national : « Hommes aux labours des brûlés de l’exil selon ton amour aux mains pleines de rudes conquêtes, selon ton regard arc-en-ciel arc bouté dans les vents, en vue de ville et d’une terre qui te soit natale. » Si j’ai passé vingt-trois ans en Haïti, je vis hors de mon pays depuis près d’un demi-siècle. La glace a succédé au feu dans mes veines. L’impression de m’éloigner de plus en plus des notions idéologiques pour me rapprocher des éléments naturels. En hiver, je pense plus souvent au froid qu’au racisme. Je me renseigne chaque matin entre décembre et avril sur le temps qu’il fait, et ne m’inquiète du niveau du racisme en Amérique que quand l’été arrive et qu’on occupe les terrasses des cafés. Bien sûr que cela ne saurait se résumer ainsi : Haïti/dictature, Québec/hiver ou racisme, mais force est d’admettre que ce sont de puissants vocables. François Duvalier, le dictateur haïtien qui a régné de 1957 à 1971, a exilé mon père vers la fin des années 1950, tandis que son fils Jean-Claude Duvalier, qui lui a succédé de 1971 à 1986, m’a poussé à l’exil vingt ans plus tard. Père et fils dictateurs, père et fils exilés – une équation courante dans certaines régions du monde. Les enfants du dictateur cherchent désespérément à garder le pouvoir, tandis que ceux de l’exilé se perdent dans la recherche de leur identité en terre étrangère.
L'exil de la langue
C’est qu’un mot n’a pas le soir
la couleur, ni la saveur
qu’il avait à midi.
Puis ce fut en entrant à l’école la découverte qu’une autre langue m’attendait derrière la grille verte des Frères de l’instruction chrétienne dont le fondateur était ce natif de Saint-Malo, Jean-Marie Robert de la Mennais, mort depuis si longtemps qu’on priait encore dans mon village pour qu’il soit canonisé un jour. L’accent et l’air du grand large m’ont plu même, si je ne comprenais rien de ce qu’on disait autour de moi, ni pourquoi c’était à un Breton de m’ouvrir les yeux sur le monde. Le drame est arrivé quand j’ai compris que presque chacune des choses dont la musique et le sens faisaient partie de ma chair avait un autre nom. Avant, je dégustais des mangos jaunes, charnus et juteux avec ce parfum à vous chavirer le cœur (je ne m’étais pas encore aperçu qu’il y avait des filles dans le paysage) pour apprendre plus tard qu’il s’agissait de mangues et non de mangos. Avait-on le droit de nommer un fruit qui n’existe pas chez soi, me demandai-je, ahuri ? Jusqu’à aujourd’hui, même étant à l’Académie française, je ne mange que des mangos. Mais j’ai remarqué bien plus tard, en devenant écrivain, que cette langue maternelle me permettait une certaine originalité. Une langue ne disparaît jamais, elle se cache dans la nouvelle pour lui insuffler une plus grande densité et des nuances plus discrètes. Je pense à Nabokov, Conrad ou Bianciotti qui ont écrit dans une langue dite étrangère, et, dans une perspective différente, à Kateb Yacine. Mais je dois admettre que pendant un certain temps ma langue maternelle était une reine en exil sur ses propres terres. Aujourd’hui je n’ai plus le sentiment de perdre une langue, je gagne plutôt une nouvelle ; je ne perds pas non plus un pays, j’ajoute de nouveaux pays à ma constellation. Comme du temps de la haute enfance où je passais mes soirées, avec ma grand-mère, à compter les étoiles filantes dans le ciel de Petit-Goâve. L’exilé tente désespérément de réactiver des souvenirs périmés. Mon enfance me manque beaucoup plus que mon pays.
Le moment fatal
Le ciel est devenu si bas
ue n’importe qui peut
décrocher une étoile
pour la piétiner à sa guise.
J’avais 23 ans et j’étais journaliste à Port-au-Prince quand j’ai appris, un midi, que mon ami et confrère Gasner Raymond était retrouvé sur une plage, le crâne fracassé par des sbires du pouvoir. Il était donc impératif que je quitte le pays au plus vite. C’est un colonel qui était venu demander à ma mère de me faire partir. Quand, demanda celle-ci, déjà morte d’angoisse ? Demain au plus tard car son nom est sur la liste. Comment c’est arrivé puisqu’il n’écrit que dans la section des arts ? C’est moi qui ai fait la liste, répondit-il. Et pourquoi son nom s’y retrouve alors ? C’était la seule façon de le sauver. Ma mère a eu l’intelligence d’éviter d’entrer dans le dédale sombre et marécageux du cerveau d’un conseiller particulier du dictateur. Je suis donc parti sans rien dire à personne, pour ne pas créer de panique qui pourrait mettre en danger mes amis, et surtout Lisa. Sinon il y aurait toujours une mère qui chercherait à savoir si le nom de son fils est sur la liste; on la rassurera avant d’aller cueillir le dit fils dans son lit au milieu de la nuit. En réfléchissant à tous ces événements durant les froides nuits d’hiver, j’ai compris que cette vie sous la dictature si difficile, dangereuse, gorgée de détonations, de chausse-trapes et de secrets, était en fait une dure école qui m’a permis d’éviter bien des embuscades durant mes pérégrinations hors de mon île.
La clé
L’aventure c’est de rendre possible la découverte
de nouveaux paysages intérieurs
et non d’aller au bout du monde pour contempler
ce que tout le monde peut voir n’importe où.
Petit-Goâve, comme à Port-au-Prince, ma grand-mère gardait sur elle la clé de la maison. Je passais mon temps à entrer et sortir, simplement pour voir cette grosse clé dorée surgir de sa poche. J’en avais fait une obsession. La possession de la clé me fera entrer dans l’âge adulte. Ce n’était pas le dictateur qui contrôlait ma vie, mais la détentrice de la clé. J’étais sûr que cette histoire de clé qui ouvre et ferme les portes court dans toutes les mythologies, et se retrouve au cœur d’un grand nombre de mystères dans notre vie. À la question « Qu’est-ce qui vous étonne ? » Borges répond « Je m’étonne qu’une clé puisse ouvrir une porte. » Et voilà qu’après la signature du bail le concierge me remet cette clé. J’ai longuement arpenté la ville, ce soir-là, la clé dans la poche droite de mon pantalon. Je voulais goûter à cette sensation sauvage d’être dans un nouvel univers où tout a un goût étrange. J’ai fait danser la petite clé dans ma main avant d’ouvrir la porte. Me voilà assis au milieu de la pièce, dans la pénombre, avec le sentiment qu’à partir de maintenant ma vie m’appartenait. Deux jours plus tard, j’avais perdu la clé, mais le concierge n’avait pas l’air embêté. Il m’a simplement fait payer cinq dollars la nouvelle clé que j’ai encore égarée trois jours après. Depuis, je me concentre à ne pas perdre cette clé qui semble être le pivot de ma nouvelle vie.
Les repères
Nous sommes tissés de rêves et de récits
qui nous relient secrètement
à de lointaines contrées
dont nous n’avons aucune idée.
J’ai eu du mal, au début de mon exil, à comprendre cette vie réglée par des lois si strictes. Je parvenais à circuler dans la jungle de Port-au-Prince, sans aucun papier, et me voilà aujourd'hui dans une ville où tout est codé. Un univers qui change quatre fois par an au rythme de ces saisons contrastées. Comment reconnaître ces nouveaux félins dont l’arme la plus redoutable est un sourire que je ne parvenais pas toujours à décrypter ? Que comprendre de ces jeunes gens qui s'embrassent sans s’embraser ? Que dire à cet homme croisé dans un parc qui, apprenant mes difficultés à trouver du travail, me conseille gentiment de retourner dans mon pays d’origine – une expression qui fait plus penser à un produit défectueux qu’à un être humain. Sachant qu’il venait d’un village près de Rimouski, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, et qu’il se sentait exilé à Montréal, j’ai hésité à lui répondre que l’exil n’était pas de quitter son bled, mais de ne pas pouvoir y retourner. J’ai croisé dernièrement des camarades ouvriers de cette époque dans un bar de l’est de la ville. Leur situation n’avait pas changé d’un iota des décennies plus tard, et leurs rapports avec la police restaient toujours conflictuels. On les accuse de commettre une variété de crimes inusités, d’adorer d’étranges dieux, de faire baisser le niveau de scolarité, et d’exacerber des tensions politiques, en un mot de mettre en péril l’équilibre social, alors qu’ils ne rêvent que de se faire embaucher au salaire minimum afin d’élever décemment leurs enfants. Couché sur le dos, les bras en croix, regardant le plafond pendant des heures, je tentais de redéfinir ma vie avec mes propres mots. Il m’a semblé que ce travail préliminaire était nécessaire pour un jeune homme, destiné à l’usine, qui s’apprêtait à franchir une nouvelle frontière, c'est-à-dire l’écriture de son premier roman. Je ne pouvais pas commencer ce travail d’écrivain sans tout revoir par mon propre prisme.
L’exil de ma mère
Je dois tout dire dans une langue
qui n’est pas celle de ma mère
c’est ça le voyage.
Tous les chants d’exil depuis Ovide sont assez larmoyants. Est-ce parce qu’on trouve inconvenant d’évoquer la moindre joie ressentie hors du pays natal ? On ne voudrait pas que le dictateur croie que l’exil, qu’il ne connaît pas, soit plus une recréation qu’une punition, de peur qu’il n’alourdisse la peine en y ajoutant un bras à couper. Je me souviens de l’argument de Julien Green à propos de la peine de mort, cet exil définitif. On ne peut pas condamner quelqu’un à une peine dont on ignore tout. Mes lettres, du moins au début, n’ont pas mentionné la joie de retrouver la nuit sans détonation, ou d’entendre un discours politique qui ne soit pas un éloge du dictateur. Je me souviens qu’aux premiers jours je refusais de rejoindre des amis à une petite fête parce que j’avais l’impression d’être en deuil. L’impression aussi que ma vie, même en exil, restait liée au dictateur. Me demandant comment ma mère parvenait à surmonter cette tragédie intime, j’ai compris qu’elle vivait les affres de l’exil sans bouger de cet univers dont j’étais le centre. Je lui cachais mes joies, il ne lui restait que mon absence. La nouvelle ville m’offrait tant de distractions et de consolations que j’ai parfois oublié ma peine. Mais, pour ma mère, c’était l’exil à domicile. La maison restait imprégnée de mon odeur et fourmillait de mes traces : une chemise jaune ici, un livre annoté sur la petite étagère, et mon peigne sous le lit. Les yeux brillants de ma mère, dans la pénombre, comme des cristaux de douleur. Et ce sourire de me savoir là-bas – là-bas, c’est ainsi qu’elle a toujours appelé Montréal, mais ça veut dire aussi un endroit où je suis hors de tout danger. Le dictateur, lui, ne pouvait pas faire un pas sans une forte protection armée, ce qui ne l’empêchait pas de se méfier de tout. Le voilà en exil de la vie même. Le pouvoir absolu tue tout ce qui est vivant autour de lui. Cette solitude du dictateur est racontée par tous les grands romanciers sud-américains : Gabriel Garcia Marquez l’a fait dans L’Automne du patriarche, Miguel Angel Asturias dans Monsieur le Président, Augusto Roa Bastos dans Moi, le Suprême et, dernièrement, notre confrère Mario Vargas Llosa dans La Fête au Bouc. Je plains le dictateur qui ne pourra quitter le pays que dans le bruit et la fureur.
La folie de mon père
Je sais où cacher ma douleur
mais j’ignore ce qu’elle fera
de moi.
La politique étant la passion de mon père, il lui était impossible de vivre hors de son pays. Les nuits d’insomnie se succédant, il a perdu la tête. Dès que j’ai eu mes papiers, j’ai filé à New York pour le rencontrer. Je me souviens qu’enfant il m’avait soulevé de terre et ma tête avait frôlé le plafond. Ce vertige m’habite encore. Ma mère ne l’évoquait pas souvent par crainte de nous infliger une souffrance inutile. Un des frères de mon père m’a emmené le voir dans son studio, à Brooklyn, où il vivait seul dans une chambre monacale. J’ai frappé longtemps avant d’entendre des bruits de pas : « C’est moi, papa. » Il a répondu après une éternité, et sans jamais m’ouvrir la porte, qu’il n’a jamais eu d’enfant, ni de femme, ni même de pays. J’étais arrivé trop tard. Le choc de ma voix identique à la sienne, selon ma mère, n’avait peut-être pas aidé non plus. Je ne l’ai revu que des années plus tard, à ses funérailles, pour découvrir que nous avions aussi les mêmes mains.
La ville de l’exilé
Le dictateur m’avait jeté à la porte du pays
pour y retourner
je passe par la fenêtre du roman.
On gagne peu à l’usine, et s’habiller en hiver coûte cher. Il faut payer le loyer chaque jeudi. Je distribue des prospectus à domicile, ce qui fait un salaire de misère. Le propriétaire de l’immeuble ne me fait pas confiance. Les autres locataires, des jeunes comme moi, ne sont pas mieux lotis, mais si d’aventure on les met à la porte, ils n’ont qu’à traverser la rue avec leur baluchon pour prendre un autocar au Terminus Voyageur qui les ramène chez mamie qui vit dans une de ces petites villes calmes de l’autre côté du fleuve, ou parfois plus loin à Chicoutimi ou à Rivière-du-loup. Je suis dos au mur, et c’est peut-être ma chance. Il me faut trouver une solution ici puisque je n’ai personne en région, et que je ne peux pas retourner à Port-au-Prince. De plus, je ne veux pas quitter Montréal, ne cessant de m’abreuver de son énergie. Cette ville n’est pourtant pas toujours facile, et cela même pour les gens nés sous son ciel. J’ai commencé à noter tout ce que j’aime autour de moi, et un ami m’a dit que j’étais en train de changer tranquillement de métabolisme. C’est qu’on ne peut pas empêcher le corps de ressentir des émotions nouvelles, et l’esprit de chercher à résoudre les problèmes qui se présentent à lui. Les expériences accumulées au fil des ans me permettent d’éviter les erreurs du début. Je reste imperturbable quand je vois des gens s’embrasser dans la rue. Ma façon de flâner dans la ville a changé aussi, me poussant vers des quartiers plus modestes où l’on ne cherche pas à m’en mettre plein la vue. J’ai vécu dans ce furieux désir de traverser le miroir pour rejoindre l’autre dans sa vie nue jusqu’à cette révélation qui m’a ébranlé au plus profond : le fait qu’on peut être de l’endroit où on se trouve. Et ma question n’est plus : qui suis-je ? mais : où suis-je ? Cependant si les lieux changent au fil du temps, ce qui demeure immuable c’est le fait que j’habite ma vie.