L’Europe et les techniques de pointe
Séance publique annuelle des cinq Académies
PAR
M. Louis LEPRINCE-RINGUET
délégué de l’Académie française
Lorsque nous observons sur une carte du monde ce petit bout de continent que nous habitons de père en fils, cette Europe occidentale qui a connu au cours des siècles passés toutes les puissances, toutes les richesses, tous les déchirements, tous les progrès, toutes les sciences, tous les arts, toutes les aspirations, de la haine à la liberté, de la justice à l’amour, nous sommes frappés par une destinée aussi exceptionnelle. Puissante lumière, elle a rayonné sur le monde qu’elle a partiellement dominé, lançant ses enfants à la conquête des terres lointaines. En particulier, c’est bien en Europe occidentale que les sciences et plus tard toutes les applications techniques se sont épanouies avec l’imagination des créateurs et surtout grâce à la méthode rationnelle que Louis Pasteur magnifiait ici même le 27 avril 1882 lors de sa réception par Ernest Renan : « Admirable et souveraine méthode qui a pour guide et pour contrôle incessant l’observation et l’expérience, dégagées, comme la raison qui les met en œuvre, de tout préjugé métaphysique, méthode si féconde que des intelligences supérieures, éblouies par les conquêtes que lui doit l’esprit humain, ont cru qu’elle pouvait résoudre tous les problèmes. L’homme vénéré dont j’ai à vous entretenir (Pasteur succédait au positiviste Littré) partagea cette illusion. »
C’est, sur toute la planète, pendant plus de trois siècles depuis la Renaissance, l’Europe occidentale seule qui a fait progresser les sciences et les techniques de pointe de l’époque, issues des connaissances de la mécanique, de l’optique, de la thermodynamique, de l’électricité, du magnétisme, qui les a transmises au reste du monde et d’abord aux Etats-Unis, portées par ses propres fils, les plus pauvres et sans doute les plus entreprenants. Alors que chaque région du monde, chaque ethnie, pouvait exprimer ses traditions, ses religions, son art, sa culture, en un mot sa personnalité, les sciences et les techniques avaient comme unique pôle notre Europe.
Et voici que maintenant, dans tous les grands espaces de la planète, dans tous ses recoins, même ses déserts, la science pénètre. Soit par l’apport de nos technologies dans des pays fort jeunes et souvent très ignorants de l’utilisation de la méthode rationnelle — ainsi les usines textiles qui foisonnent dans le Tiers Monde, ainsi les puits de pétrole d’Arabie Saoudite, de Libye, des Emirats du Golfe Persique, au milieu des déserts, des peuples de pasteurs et de chameliers —, soit grâce à l’appétit de progrès manifesté partout. L’Asie de l’Est et du Sud-Est avec le Japon, la Corée du Sud, Singapour, Taïwan, manifeste une véritable mystique de ce que l’on appelle le progrès. Leurs habitants se lancent avec optimisme et ardeur en direction des techniques élaborées de la mécanique, de l’électronique, de l’informatique : ils le font avec intelligence et ténacité. Ainsi le jeune Japonais est-il beaucoup plus familiarisé que le jeune Français avec les jeux de l’informatique. C’est un des motifs de sa réussite. Ces peuples ne sont pas encombrés par une longue tradition, par le poids d’un confort excessif et anémiant, par la facilité d’une existence qui cherche à gommer les contraintes et à provoquer le relâchement dans le travail. Nous ne sommes plus aussi frugaux, nous tenons à nos avantages acquis tout au long de l’ère industrielle, nous devenons moins souples, peut-être moins capables d’adaptation ; notre système d’éducation est lourd et peu modifiable — 800 000 enseignants pour un ministre, c’est du gigantisme. Alors nous risquons fort d’être perdants dans une compétition internationale dont il est impossible de s’abstraire, tant l’interconnexion est devenue universelle. Ne sommes-nous pas déjà perdants ? les courses de motocyclettes dans la bonne ville, bien française, du Mans, se résument en une lutte entre quatre marques japonaises : Honda, Yamaha, Susuki, Hayakawa. Nous ne représentons plus que le décor, nous assistons, confortablement installés dans notre fauteuil de balcon, à la pièce grandiose qui se joue au niveau planétaire.
Regardons à nouveau la carte du monde, ses richesses et ses capacités actuelles. On peut dire que la caractéristique de l’Europe est que tout y est rare ou devenu rare. L’espace tout d’abord, quand on le compare aux immenses territoires de l’Asie, de l’Afrique, des deux Amériques. L’énergie est rare, nous l’éprouvons chaque jour par une dépendance redoutable, économique et politique devant nos nouveaux maîtres qui disposent à leur gré de l’or noir découvert et extrait grâce à nos technologies. Les matières premières sont rares : nous avons déjà largement gratté notre sous-sol et nous n’avons plus grand chose à espérer. Les filons de charbon de l’Artois qui subsistent ont rarement un mètre d’épaisseur et, dans peu de mois, les habitants de Lens ne verront plus tourner la roue de leur dernière fosse. Le crédit est rare. La population le devient progressivement car les enfants sont de moins en moins nombreux. Et même on peut dire que le travail doit être considéré comme un bien rare puisqu’il est cher, surtout par rapport au Tiers Monde et probablement aux États-Unis : il semble que l’heure de travail soit, dans certains pays d’Europe occidentale, la plus chère du monde, à condition bien entendu de comprendre non seulement le salaire mais tous les avantages, ceux que l’on connaît comme la sécurité sociale et aussi les avantages socio-professionnels souvent importants, à condition d’y introduire également les pertes de temps par absentéisme.
Tout cela est inquiétant. D’une part l’envahissement du marché mondial par des produits à très bas prix va se poursuivre, avec le milliard de Chinois en particulier. Sans doute nos beaux costumes d’académiciens gardent toute leur chance chez nous, ils ne seront pas coupés en Malaisie avant la fin de notre immortalité ; mais tous les objets simples de fabrication courante vont échapper définitivement aux possibilités de nos usines occidentales. D’autre part nos industries techniques, sidérurgiques, mécaniques, chimiques, électroniques, subissent les assauts redoutables et souvent victorieux des nouvelles puissances technologiques, nous venons d’en parler. Alors quel espoir nous reste-t-il ?
À vrai dire, nous disposons, dans nos régions de l’Europe occidentale, d’une possibilité remarquable et presque illimitée. Il s’agit de la capacité d’innover. Nous ne pouvons ni trouver du pétrole là où il n’y en a pas, ni agrandir un territoire aux limites définies, ni découvrir des matières premières alors que presque tout est déjà fort bien exploré. En revanche, il nous est possible de valoriser notre potentiel culturel, scientifique, technologique, si nous voulons vraiment lutter pour orienter notre destin dans un sens favorable. Et même nous possédons un avantage par rapport au reste du monde, par rapport aux pays qui vont chercher eux aussi à gagner la bataille des techniques nouvelles. Nous disposons en effet d’un atout majeur : c’est, dans l’ensemble des régions européennes, en particulier dans celles qui s’associent déjà en communauté, notre grande diversité en tout domaine. Edgar Pisani dans son beau livre « Défis du monde », le constate avec force. Alors que la société japonaise est hiérarchisée, unitaire, largement uniforme, contraignante, alors qu’aux États-Unis, malgré la diversité des Etats, des climats, des paysages, c’est une conception de l’existence, un mode de vie, de pensée, une civilisation définie, l’american way of thinking, il en est tout autrement en Europe. Les héritages des Français, des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Flamands, des Britanniques, des Nordiques sont fort différents. Nous sommes formés avec des modes d’enseignement, des cultures, des traditions très variés. C’est une richesse considérable pour l’invention, pour la recherche, pour l’élaboration de nouvelles techniques. Nous pouvons nous fertiliser réciproquement. Il faut le vouloir et organiser cet enrichissement. Alors nos originalités se multiplieront et nous éviterons la solitude.
Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. Un des hauts lieux de la Science doit son magnifique succès à cette volonté et à cette fertilisation croisée des esprits, des méthodes, des imaginations de tous les Européens. Il s’agit du CERN, l’organisation européenne pour la recherche nucléaire — recherche de la structure de la matière, de l’asti-matière, des particules à vie brève, étranges ou charmées, des bosons, des leptons, des quarks et des gluons, recherche complexe et onéreuse. Le centre scientifique, situé à cheval sur la frontière franco-suisse, est le plus grand d’Europe, le plus riche en informatique, en substance grise, en physiciens, en techniciens, en appareils immenses d’une extraordinaire perfection. Il fait l’admiration des Américains, des Soviétiques et des Orientaux qui postulent pour y travailler.
Notre avenir dépend de notre capacité d’élaborer et de lancer des techniques de pointe. Elles exigent énormément d’invention et de science, une recherche dans tous les domaines, ce qui n’est pas possible sans vitalité intellectuelle, sans imagination, sans cette fertilisation croisée de nos cerveaux, mais aussi dans une organisation à la dimension des grands problèmes à aborder et à résoudre.
Le succès du prestigieux Concorde est venu de la coopération de deux industries nationales. Mais son échec est dû à coup sûr à l’absence d’une unité transnationale commune qui aurait eu la responsabilité du projet : deux industries associées par de simples contrats mais restant indépendantes, voire concurrentes, ne peuvent pas gagner une bataille difficile. On l’a compris en construisant l’Airbus.
Les grands domaines des techniques de pointe actuellement explorés sont déjà nombreux. L’informatique avancée, la télématique est l’une de ces disciplines. Avec des appareils extraordinairement riches de possibilités, sous un volume très réduit, un potentiel d’information d’une ampleur inimaginable sera à la disposition des hommes. L’espace en est une autre, combien importante. Songez que dans très peu d’années, quatre ou cinq au plus, la puissance des satellites géostationnaires installés à 36 000 kilomètres au-dessus de nos têtes nous permettra de recevoir directement, sans passer par les Pleumeur-Boudou, les émissions de télévision du monde. Mais de lanceurs nous n’en avons pas encore. On compte sur Ariane, prochainement, alors que les Américains ont réussi depuis 1962.
Citons encore le nucléaire, les surrégénérateurs, le thermonucléaire, les énergies dites nouvelles, la récupération des déchets de toute nature, l’exploration des fonds des océans qui recèlent d’immenses richesses. Dans aucun de ces domaines essentiels de la vie du XXIe siècle nous ne pourrons figurer si nous n’acceptons pas deux conditions fondamentales : un développement scientifique très large, qui soit organisé institutionnellement au niveau de l’Europe en respectant et en favorisant la diversité, de façon à couvrir l’ensemble des domaines de la recherche. La réalisation d’un grand marché européen qui, au-delà des susceptibilités nationales, s’organiserait au niveau de la Communauté et grâce auquel chaque politique nationale trouverait sa pleine signification et son efficacité. Mais notre monde occidental a-t-il compris la dimension des défis à relever ?
Pourquoi donc, Messieurs, représentant l’Académie Française à cette réunion solennelle, ai-je choisi avec votre accord le sujet des techniques de pointe ? La raison est simple. Pouvons-nous supposer un instant que notre culture, que les valeurs auxquelles nous sommes attachés, que notre potentiel de rayonnement, que notre art de vivre, ne s’effaceraient pas progressivement si nous n’étions plus capables de figurer parmi les vivants, les forts de la lutte mondiale, scientifique, technique et économique ? C’est leur prépondérance, leur maîtrise dans ces domaines qui a permis aux États-Unis, depuis la fin de la guerre, d’exercer une influence culturelle indéniable dans le monde, en particulier dans nos pays. Nous avons cherché à nous rapprocher de « l’american way of life ». Nos enfants reçoivent ou subissent à jet continu l’audiovisuel américain avec les westerns, avec les diverses formes de danses, de jazz, de pop-music, avec le développement extraordinaire des bandes dessinées trop souvent « débiles » ou hideuses, avec les sinistres scènes de violence présentées quotidiennement sur nos écrans de télévision ou dans nos salles de cinéma. Nos enfants sont marqués, grâce à la pression constante qui entraîne acceptation et habitude, par la culture américaine et il ne nous est pas possible de les élever en les protégeant de ce que nous considérons comme suspect ou mauvais dans cette invasion.
Alors, pour que rayonnent notre belle langue française, notre culture, nos traditions intellectuelles, artistiques et spirituelles, notre sens de la personne, de la liberté, notre sensibilité, toutes les valeurs à l’épanouissement desquelles l’Académie Française et les autres sections de notre Institut de France contribuent depuis longtemps, il nous faut comprendre et ressentir toute l’importance des mutations actuelles, il nous faut orienter résolument et efficacement notre activité en direction des sciences et des techn iques avancées dans le cadre de l’Europe.