Le bachot de mes rêves
Séance publique annuelle des cinq Académies
PAR
M. Louis LEPRINCE-RINGUET
délégué de l’Académie française
« Mon copain est vachement génial. T’as vu l’prof, il est débile. Quel emmerdant le mec, c’est un... nous fait ch... » C’est une citation caractéristique ; j’ai longtemps hésité à la présenter sous notre auguste coupole. Ces propos ne constituent pas la quintessence des séances du jeudi mais représentent le langage fondamental de beaucoup de jeunes qui fréquentent nos établissements scolaires. Pendant tout l’été j’ai pu en admirer à longueur de journée la concision et la simplicité dans la bouche de certains de mes petits-enfants dont les âges s’échelonnent de dix à vingt ans. Supposons un instant que cette dizaine de mots percutants soient supprimés de leur vocabulaire, je n’imagine pas comment la communication aurait pu s’établir entre nous. Au moins je pouvais distinguer entre le bien et le mal, le bon et le mauvais, avec un dièse ou un bémol exprimé par le mot « vachement ».
Ce que l’on peut reprocher le plus à ce langage, qui par ailleurs permet aux jeunes de se reconnaître et de se protéger, c’est qu’il brade les gros mots, il détruit leur efficacité. Un gros mot possède une saveur, il doit être manié avec respect, utilisé à bon escient.
Et pourtant les jeunes collégiens ou lycéens possèdent une connaissance très étendue. Toute l’école parallèle contribue à leur formation : en premier lieu les images de la télévision qui s’inscrivent de façon très nette et presque indélébile, mais aussi les voyages en commun, les disques écoutés à longueur de soirée, les discussions en petits groupes. Certains sont très capables, il faut le dire, de développer une dialectique serrée, dure, sur des sujets dont ils ne connaissent que très partiellement les réalités et qu’ils discutent dans l’abstrait, même lorsqu’ils ont une licence de sciences économiques. D’autres ont une notion intuitive qu’ils ont peine à exprimer clairement et leurs réactions se traduisent par les rudes expressions de leur langage fondamental. Ajoutons qu’une politisation prématurée risque de développer un jugement définitif et simplifié, faisant appel à l’irrationnel sentimental.
Mais notre enseignement n’a-t-il pas sa part dans un aboutissement abstrait et dans l’élaboration d’une pensée d’où suinte souvent la confusion. Nous avons en France une sympathie excessive pour l’abstrait. Toutes les constructions, les planifications abstraites, nous séduisent et provoquent en nous une jouissance particulière. Si bien que notre enseignement se ressent de cette attitude d’esprit. Il est à base d’abstraction aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur, il est orchestré dans le but de former un diplômé pour lequel la réalité avec ses incertitudes, l’imprécision des approches, le caractère peu satisfaisant des solutions, comptera peu et apparaîtra comme ennuyeuse.
Les jeunes, formés aux disciplines scolaires à base de français et de mathématiques peuvent être brillants, posséder une logique dont ils sont fiers ; les meilleurs, entrer dans les grandes écoles où les sciences expérimentales méritent souvent leur dédain, puis on les envoie remplir les hautes cases des administrations ; les voilà attelés aux projets, aux planifications. Ils sont heureux de construire le monde intellectuellement et lorsqu’ils ont les possibilités de décision, ils risquent fort de nous orienter vers des solutions catastrophiques.
Pour les moins brillants, la formation est encore plus déséquilibrée. Elle suscite, par l’excès même de l’abstrait, une réaction profonde des élèves qui adhèrent souvent aux affirmations des pseudosciences les plus dévergondées et aux doctrines politiques qui s’appliquent à un monde dont ils ne connaissent pas les mécanismes. Il règne finalement un mélange de rationalisme mal digéré et de crédulité parfois effrénée sans capacité de critique réaliste. Que de Français croient plus ou moins à l’astrologie, cette entreprise de rêve et d’intoxication puissamment commercialisée, qui n’a pas la moindre assise scientifique. Comme le dit avec humour Jean Rostand « l’homme croit qu’il a un destin et que ce destin est écrit dans les astres ». La croyance en l’astrologie à la fin des études scolaires, c’est une des preuves les plus évidentes de l’échec de la formation.
Il manque chez nous, presque complètement, l’approche expérimentale de la réalité. Les sciences physiques occupent une part mineure, lorsqu’elles sont enseignées. Elles apparaissent de façon très scolaire comme une sorte de domaine d’applications peu satisfaisantes des mathématiques. Aucune science physique n’est proposée à aucun élève entre la sixième et la seconde, c’est-à-dire pendant tout le premier cycle du secondaire. Tout juste un peu de sciences naturelles et ce que l’on nomme pompeusement e la technologie ». Mais tout ce qui peut provoquer l’intérêt des jeunes dans les domaines passionnants de la mécanique, de l’astronomie, de l’optique, de l’électricité, de l’électronique, de l’informatique, de l’atome, tout cela ne fait l’objet d’aucune approche. Plus tard, dans le second cycle secondaire, pour les sections dites littéraires, les sciences physiques apparaissent en seconde et en première mais ne donnent lieu à aucun examen ni à l’écrit, ni à l’oral du bac, c’est dire l’intérêt que leur portent les élèves.
Or l’approche expérimentale du réel est essentielle à toute formation. Le réel que l’on aborde souvent difficilement avec des cheminements variés, que l’on ne saisit jamais complètement, dont les erreurs, les incertitudes, les approximations marquent le caractère. Ainsi, lorsque l’on souhaite observer un rayon lumineux et le définir, on commence par faire passer le faisceau de lumière dans une suite d’ouvertures pour le limiter. Par exemple les ouvertures circulaires pratiquées dans deux écrans situés à une certaine distance l’un de l’autre. Pour améliorer la finesse du pinceau on réduira progressivement les ouvertures et on espère, lorsqu’elles seront devenues très petites, aboutir assez bien au rayon lumineux. Or, c’est le contraire qui se produit. Si l’on veut forcer le rayon à s’affiner, on s’aperçoit qu’il s’élargit au sortir de l’ouverture et cela de plus en plus. On obtient alors sur un écran des images compliquées, des figures de diffraction. Ainsi la définition toute simple et abstraite du rayon lumineux : plus on veut la parfaire dans la réalité, plus elle échappe. Il en est de même, on le sait bien, pour la représentation d’un corpuscule lorsqu’on cherche à affiner sa position. Il devient de plus en plus vain de chercher à définir sa vitesse et l’image même d’un corpuscule ne peut jamais décrire la totalité des effets observés.
L’ignorance un peu méprisante des sciences expérimentales, souligne notre confrère Alfred Kastler, le snobisme antitechnique, le dédain pour le travail manuel qu’on rencontre chez de trop nombreux intellectuels de ce pays, ne sont pas une marque de culture, mais la manifestation d’une regrettable étroitesse d’esprit.
Or le manque de formation des élèves aux sciences expérimentales est sans nul doute la cause de l’inadaptation des étudiants français à la résolution des problèmes concrets, de leur désarroi et leur maladresse devant tout ce qui ne se présente pas avec la pureté d’un problème mathématique bien posé. Ces lacunes sont manifestes.
Si nous voulons former des esprits plus équilibrés, plus réalistes, il faut accroître considérablement l’importance des sciences physiques et expérimentales. Mais ce n’est pas une petite affaire car le temps correspondant devra être prélevé sur d’autres matières. Ce qui soulèvera, comme toujours dans ces cas, les protestations indignées et l’obstruction des enseignants et des groupements intéressés. Enfin cette réforme sera coûteuse, elle exigera toute une organisation de travaux pratiques, de laboratoires de recherches, la présence d’assistants et la difficile et inhabituelle formation d’enseignants aux réalités expérimentales. Mais n’est-ce pas l’un des premiers devoirs d’un pays de bien préparer à la vie les générations montantes ?
Tout cela concerne l’aménagement du programme scolaire normal mais je ne donnerais pas le bac avec la seule réussite scolaire. Mon rêve comporte d’autres épreuves très différentes et d’abord une manifestation de l’esprit de création, de la personnalité. Ce pourrait être la musique, composition ou exécution, la peinture, un poème, une sculpture ou encore la réalisation d’objets originaux de bois, de métal ou autres matériaux. Bref, un apport personnel, quel qu’il soit, au choix, montrant un potentiel de créativité. Je donnerais une priorité au travail manuel. La peinture, le dessin, la musique, la fabrication d’objets, font partie du travail manuel. Mais pourquoi pas également la danse, même la cuisine. Le travail manuel est tellement important comme antidote de l’excès de théorie que l’on retrouve partout dans nos classes depuis le secondaire jusqu’après l’université ou les grandes écoles. Pourquoi cet apport de création ? Parce que notre vie professionnelle et personnelle a besoin pour son épanouissement, d’activité créatrice qui s’oppose non seulement aux vues purement théoriques mais surtout à l’affreuse et désolante routine, source de la plupart des déceptions, des amertumes et des retards sur la vie du moment. La création permet de s’adapter aux transformations de l’existence, de ne pas les subir et d’y trouver un renouvellement.
Enfin, une épreuve indispensable concerne la santé physique. Le sport sous une forme ou sous une autre doit intervenir. Que l’on soit bon nageur, bon skieur, joueur de rugby ou de football, que l’on fasse correctement de l’athlétisme ou du tennis, peu importe, à chacun selon son goût. Un bon skieur a du réflexe, de l’esprit de décision, un équilibre physique et probablement l’esprit sportif. Pour les sports collectifs, l’acquisition du sens de l’équipe est précieuse. Nos « intellectuels sans fesses » objecteront que les génies sont parfois à l’opposé des sportifs et qu’il ne faut pas les éliminer. D’accord, Messieurs les intellectuels ou les artistes désincarnés, si l’on a affaire à un génie, mais le cas est exceptionnel, il méritera une juridiction d’exception.
Voilà donc mon rêve : une formation scolaire équilibrée, pas trop exigeante avec français, maths, langues, philo, histoire, géographie et surtout sciences expérimentales. Mais aussi une manifestation de la personnalité, dotée d’un esprit créateur et si possible capable de réaliser une œuvre avec ses mains et enfin un sport, au choix du candidat, pour affirmer des qualités physiques et morales équilibrantes. On aurait un bon départ pour la vie plus personnelle, plus intelligente, moins routinière, mieux adaptable à l’évolution de notre monde. Mais ce n’est qu’un rêve car je n’ai pas de haute fonction à l’éducation nationale. En aurais-je, je serais bien incapable de briser les obstacles qui se dressent toujours dans notre vieux pays devant les réformes de structures.