La poésie pure
PAR
M. HENRI BREMOND
délégué de l'Académie française
Messieurs,
Les modernes théoriciens de la poésie pure, Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé, M. Paul Valéry, ne sont pas les dangereux novateurs que parfois l’on semble croire. Nous pouvons, certes, les soupçonner d’hérésie sur quelques points de détail, et je ne m’en prive pas ; mais, pour le fond de la doctrine, ils continuent une tradition assez vénérable. En France, l’abbé Dubos, qui fut notre secrétaire perpétuel de 1722 à 1742, les devance, les prépare ; et Dubos, de son côté, ne fait que suivre les traces de l’humanisme italien, comme l’ont montré récemment, avec autant de pénétration que de science, deux historiens étrangers, M. Robertson en Angleterre, M. Toffanin en Italie([1]).
Mais un si long progrès ne se résume pas en quelques pages, aussi vais-je me borner à élucider la notion même de poésie pure.
Prenons cette notion au moment où elle traverse — oh ! timide, incertaine et sur la pointe des pieds ! — la cellule virgilienne du P. Rapin. Ce bon lettré vient d’énumérer, docile aux leçons d’Aristote, les caractères essentiels de la beauté poétique. Il devrait s’en tenir là, mais, poète lui-même, il sent confusément que tout lui reste à dire. « Il y a encore, insinue-t-il de son air gourmand — et cet encore est ici, pour nous, le mot capital — il y a encore, dans la poésie, de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont comme les mystères. Il n’y a point de préceptes pour expliquer ces grâces secrètes, ces charmes imperceptibles, et tous ces agréments cachés de la poésie, qui vont au cœur. » Qu’il est encore loin de nous et qu’il en est près !
Aujourd’hui, nous ne disons plus : dans un poème, il y a de vives peintures, des pensées ou des sentiments sublimes, il y a ceci, il y a cela, puis de l’ineffable ; nous disons : il y a d’abord et surtout de l’ineffable, étroitement uni, d’ailleurs, à ceci et à cela. Tout poème doit son caractère proprement poétique à la présence, au rayonnement, à l’action transformante et unifiante d’une réalité mystérieuse que nous appelons poésie pure.
Commençons par une expérience que noue faisons tous, mais, d’ordinaire, sans y prendre garde, quand nous lisons un poème. Pour que l’état poétique s’ébauche en nous, nul besoin, n’est-ce pas ? d’avoir pris d’abord connaissance du poème tout entier, même s’il est court. Trois ou quatre vers, rencontrés au hasard de la page ouverte, souvent même quelques lambeaux de vers ont suffi. Primas Graïus homo... Ibant obscuri... La phrase n’est pas finie ; ce qui va suivre, nous l’ignorons tout à fait, et cependant le charme opère déjà. La première scène d’Iphigénie est une ouverture, au sens musical du mot ; elle nous met, si j’ose dire, en état de grâce poétique ; elle fait pénétrer en nous la poésie de toute la pièce. Une toile de Delacroix, disait Baudelaire, « vue à une distance trop grande pour analyser et même comprendre le sujet, a déjà produit sur l’âme une impression réelle ». L’action que produisent sur nous certains vers, ainsi détachés de leur contexte, est également immédiate, soudaine et dominatrice. On est tout comblé ; on n’éprouve pas le besoin d’aller plus avant. C’est là même ce qui rend difficile la lecture continue de tels poètes, parmi les plus hauts, Dante, par exemple. Nous leur dirions volontiers : mais arrêtez-vous ; de ce beau vers au sens suspendu
Laissez-nous plus longtemps savourer les délices,
tandis que nous crions à la prose : marche ! marche ! Ad eventum festina. Et si le dénouement tarde trop, ou de la démonstration ou du récit, nous brûlons les pages. Prose et poésie veulent des rites différents. Lire le De natura rerum comme on ferait une thèse sur Épicure, attendre de l’Enéide le même plaisir que des Trois mousquetaires, c’est pécher contre la poésie elle-même, par une sorte d’avidité simoniaque ; c’est, pour prendre des termes plus doux, demander à M. Ingres un air de violon. Le poète, nous promet tout ensemble beaucoup plus et beaucoup moins que le romancier. Lui aussi, d’ailleurs, il est souvent comblé dès ses premières inspirations. La suite sera ce qu’elle sera, et la fin, puisque, bon gré, mal gré, il faut une fin. Le sonnet pour Hélène aurait pu s’achever en homélie ; « Heureux qui comme Ulysse... » par l’apothéose du Mont Palatin. « L’influence secrète » est une invitation aussi confuse que pressante. On part dans la nuit, sans bagages, parfois sans boussole. À la rime d’intervenir en cas de famine, à d’autres hasards de fixer le terme du voyage.
Quoi qu’il en soit, pour lire un poème comme il faut, je veux dire poétiquement, il ne suffit pas et, d’ailleurs, il n’est pas toujours nécessaire d’en saisir le sens. Une paysanne bien née s’épanouit sans effort à la poésie des psaumes latins, même non chantés, et plus d’un enfant a goûté la première églogue avant de l’avoir comprise. Huit ou dix contre-sens, disait Jules Lemaitre, c’est tout ce qui reste de Virgile à la moyenne des bacheliers. Eh ! pourvu que le message parvienne à son adresse, qu’importe la défroque du messager ? Tel de ces contre-sens nous livre la poésie même de Virgile plus sûrement que ne l’eût fait l’interprétation orthodoxe du texte. Après tout, le sens exact de la IVe églogue, si elle en a un, n’est pas grand chose ; plus virgiliens que Virgile, mais grâce à Virgile, nous réalisons la poésie inexprimée qui inspira ces lignes obscures, l’appel au Rédempteur qui ne peut plus tarder. Contre-sens d’un côté, intuition infaillible de l’autre ; victoire du pur sur l’impur, de la poésie sur la raison. Il est vrai que le pur et l’impur s’opposent rarement l’un à l’autre avec tant d’éclat ; mais un cas extrême comme celui-ci nous avertit qu’on ne doit jamais les confondre.
On ne sait pas, un homme de goût ne cherche même pas à savoir ce que signifie telle chanson de Shakespeare, exquise pourtant. « Il semble qu’il n’y ait plus rien, disait le robuste Angellier de certains poèmes de Burns ; les pièces sont dépouillées du moindre contenu intellectuel, elles sont vides. Tout s’en est retiré : images, idées, couleurs. Elles tremblent d’une flamme invisible. L’effet est insaisissable et pénétrant. » « Mes sonnets, confesse gaiement Gérard de Nerval, ne sont guère plus obscurs que la métaphysique de Hegel..., et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible. » Cela nous empêche-t-il de les réciter avec ferveur ?
Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie ;
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie...
La poésie populaire de tous les pays, et même du nôtre, aime le non-sens. Il lui en faut toujours au moins quelques grains. C’est pourquoi Béranger ne fut qu’un homme d’esprit. La strophe cristalline : « Orléans, Beaugency... Vendôme, Vendôme...» ne présente même pas le simulacre d’un jugement. Qui, néanmoins, ne la préfère à cent volumes de vers raisonnables ? Après la défaite de Ramillies, on a voulu donner du lest à cette chanson, et c’est devenu :
Villeroy, Villeroy
A fort bien servi le roi
Guillaume, Guillaume...
Comme effrayée de cette épaisseur de sens, la poésie s’est envolée. Non qu’il lui répugne de se poser sur une épigramme. Songez plutôt à l’indiscutable chef-d’œuvre :
Lorsque Maillart, juge d’enfer, menoit,
À Montfaulcon, Semblançay l’âme rendre...
Le poète des Châtiments ne fera pas mieux. Là-dessus, remarquez cette chose singulière. Il semble que, pour s’accumuler et éclater ainsi, le courant poétique ait eu besoin de rencontrer le nom de Maillart. Remplacez-le par Dupont. La pensée n’y perdrait rien de sa pointe, mais l’étincelle ne jaillirait pas. Ainsi les cigognes de Victor Hugo, si elles venaient de Mulhouse et non du Caystre, une glorieuse strophe des Mages perdrait sa lumière.
Il arrive même que, suivant le degré de l’inspiration poétique, le courant que nous avons dit électrise plus ou moins un sens et même mot. Le vers, convenable, mais tout narratif, de Stace,
...Solatur lacrymas : qualis Berecynthia Mater...
s’empourpre, dès que notre Joachim s’en empare, de tous les feux du soleil couchant :
Telle que sur son char la Bérécynthienne...
Attendons enfin que les philosophes de la poésie-raison nous expliquent, d’abord, pourquoi le vers de Malherbe,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs,
est un des quatre ou cinq miracles de la poésie française, ensuite, comme il se fait qu’on ne puisse toucher à la moindre lettre de ce vers, sans le dégrader tout entier. Ajoutez le poids d’un flocon de neige au troisième de ces divins anapestes :
Et les fruits passeront les promesses des fleurs,
le vase est brisé.
Ce vers a un sens — la récolte sera bonne, — mais si indigent qu’on ne peut imaginer que tant de poésie en découle. Et ceci est vrai d’une foule de splendides poèmes, à commencer par les Géorgiques. Mais à quoi bon prolonger cette analyse ? Intelligenti pauca. Est donc impur — oh ! d’une impureté non pas réelle, mais métaphysique ! —tout ce qui, dans un poème, occupe ou peut occuper immédiatement nos activités de surface : raison, imagination, sensibilité ; tout ce que le poète nous semble avoir voulu exprimer, a exprimé en effet, tout ce que nous disons qu’il nous suggère, tout ce que l’analyse du grammairien ou du philosophe dégage de ce poème, tout ce qu’une traduction en conserve. Impur, c’est trop évident, le sujet ou le sommaire du poème ; mais aussi le sens de chaque phrase, la suite logique des idées, le progrès du récit, le détail des descriptions, et jusqu’aux émotions directement excitées. Enseigner, raconter, peindre, donner le frisson ou tirer des larmes, à tout cela suffirait largement la prose, dont c’est aussi bien l’objet naturel. Impure, en un mot, l’éloquence, entendant, par là, non pas l’art de beaucoup parler pour ne rien dire, mais bien l’art de parler pour dire quelque chose. Et, sans doute, le vers de Boileau dit toujours quelque chose, mais ce n’est pas pour si peu qu’il est poésie. En sa qualité d’animal raisonnable, le poète observe d’ordinaire les règles communes de la raison, comme celles de la grammaire, non en sa qualité de poète. Réduire la poésie aux démarches de la connaissance rationnelle, du discours, c’est aller contre la nature même, c’est vouloir un cercle carré. « Ce serait peu de chose, avoue encore le classique Rapin, que ce que disent la plupart des poètes, s’il était dépouillé de l’expression. » D’où il suit nécessairement que, même d’une œuvre où le sublime abonde, la qualité proprement poétique, l’ineffable est dans l’expression.
Mais encore, cette expression, ou vide de sens, ou dont le sens n’a que peu de prix, ou qui, même riche du plus beau sens, nous réserve des plaisirs inconnus à la raison ; ces mots de tous les jours et de tout le monde, par quelle métamorphose inouïe se trouvent-ils vibrer soudain d’une lumière, et d’une force nouvelle, séparés de la prose pure, mariés à la poésie ?
Pourquoi tant chercher, répondent plusieurs, et, parmi eux, de hautes intelligences, l’auteur de Variété, par exemple ([2]) ? La métamorphose s’opère, l’expression devient poétique, le vers poésie, dès qu’une technique subtile et patiente, d’ailleurs secondée par d’heureux hasards, est arrivée à capter, pour les orchestrer délicieuses ressources musicales du langage. Une plume experte fait chanter la page comme « un petit roseau... la forêt ». Le poète n’est qu’un musicien entre les autres. Poésie, musique, c’est même chose.
Je veux bien ; mais, la musique pure ne paraissant pas moins mystérieuse que la poésie, je me demande si ce n’est pas là définir l’inconnu par l’inconnu. Que si, du reste, on se flatte de nous donner ainsi une grande idée de la poésie, il me semble que l’on se trompe. Grêle musique et monotone, dès qu’on la compare à la véritable : Baudelaire à Wagner. Et puis, si toute poésie est musique verbale, comme j’en conviens, toute musique verbale n’est pas poésie. Bossuet musicien égale Victor Hugo. Je sais bien que, par endroits, la prose d’un Bossuet, d’un Michelet, d’un Loti, d’un Barrès ne se distingue plus de la poésie. Mais d’Ablancourt simple traducteur d’ouvrages en prose, mais Balzac l’ancien ne sont-ils pas aussi harmonieux que n’importe quel poète ? D’Ablancourt, de qui, au gré de Saint-Evremont, tout le charme s’évanouit, si l’on déplace la moindre de ses syllabes. Fixez donc, si vous le pouvez, l’exacte nuance, et exclusivement musicale, par où, de ces deux musiques, une seule, et parfois la moins harmonieuse, est poésie. Après quoi, vous aurez encore, je le crains, à bouleverser les cadres établis, à mettre Desportes et Bertaut sur le même rang que Ronsard, Malherbe assez au-dessous de Quinault, Delille très au-dessus d’Alfred de Vigny. Nous savons tous des vers immortels qui n’ont de musique que ce qu’en exigent les règles de la prosodie. Il en est aussi, et beaucoup, dont nous ne vantons l’harmonie, d’ailleurs réelle, que dans l’impuissance où nous sommes de qualifier autrement leur étrange séduction.
Je crois donc qu’il faut renoncer à tout expliquer par cette assimilation paresseuse. Non que nous, entendions rompre, ce qu’à Dieu ne plaise, avec les théoriciens de la poésie-musique, nos alliés naturels et invincibles contre les théoriciens de la poésie-raison. Loin de classer la musique de l’expression parmi ces impuretés dont la prose revendique le monopole — les idées, les images, les sentiments, — nous affirmons, nous aussi, que cette musique est inséparable de la poésie. Il n’y a pas de poésie sans une certaine musique verbale, d’ailleurs si particulière que peut-être vaudrait-il mieux l’appeler d’un autre nom ; et dès que cette musique frappe des oreilles faites pour l’entendre, il y a poésie. Mais nous ajoutons aussitôt qu’une chose aussi chétive — quelques vibrations sonores, un peu d’air battu — ne saurait être l’élément principal, encore moins unique, d’une expérience où le plus intime de notre âme se trouve engagé. Grelots de la rime, flux et reflux des allitérations, cadences tour à tour prévues et dissonantes, aucun de ces jolis bruits ne parvient jusqu’à la zone profonde où fermente l’inspiration, où l’on ne perçoit, avec le Périclès de Shakespeare, que la musique des sphères. Avec cela, comment se peut-il que, de ces profondeurs spirituelles, quelques mots mis en leur place, le rythme, la rime, nous ouvrent soudain l’accès, et que le poète, s’il veut faire passer en nous son expérience poétique, doive recourir à des moyens si grossiers ? Eh ! comment se peut-il qu’une âme immortelle dépende étroitement de l’argile qui l’emprisonne, et qui ne vit que par elle. Il semble toutefois certain que, dans cette collaboration paradoxale, les mots n’agissent pas seulement et d’abord en vertu de leur beauté propre, pittoresque ou musicale. Nous nous offrons à ces vibrations fugitives, si exquises d’ailleurs que soient leurs caresses, non pour goûter le plaisir qu’elles donnent, mais pour recevoir le fluide mystérieux qu’elles transmettent : simples conducteurs, plus ou moins précieux ou sonores, il importe peu ; ou plutôt, conducteurs qui doivent leur sonorité même et leur splendeur éphémère au courant qui les traverse. Vous vous rappelez les anneaux dont parle, Socrate dans l’Ion de Platon : la pierre merveilleuse qu’Euripide appelle magnetis, non seulement les attire, mais encore leur communique sa propre force attirante. Ce sont des talismans ou des sortilèges, des gestes ou des formules magiques, des charmes au sens premier de ce mot. Simple harmonie et nouée au sens dans la prose, cette musique verbale devient, dès qu’elle s’est imposée au poète, une véritable incantation. « Magie suggestive », disait Baudelaire, sans prendre garde que le pouvoir de suggérer, d’évoquer, s’adresse exclusivement à nos facultés de surface, appartient à la prose pure. Contagion, ou rayonnement, dirais-je, voire création ou transformation magique, par où nous revêtons, non pas d’abord les idées ou les sentiments du poète, mais l’état d’âme qui l’a fait poète : cette expérience confuse, massive, inaccessible à la conscience distincte. Les mots de la prose excitent, stimulent, comblent nos activités ordinaires ; les mots de la poésie les apaisent, voudraient les suspendre. Ils nous détournent de ces ombres éblouissantes que notre impérialisme anti-mystique, suite du premier péché, nous rend trop délectables, pour nous transporter dans ces heureuses ténèbres, où les griffes des trois concupiscences ne trouvent plus où se prendre. Magie recueillante, comme parlent les mystiques, et qui nous invite à une quiétude où nous n’avons plus qu’à nous laisser faire, mais activement, par un plus grand et meilleur que nous. La prose, une phosphorescence vive et voltigeante, qui nous attire loin de nous-même. La poésie, un rappel de l’intérieur, un poids confus, disait Wordsworth, une chaleur sainte, disait Keats, un poids d’immortalité sur le cœur : an awful warmth about my heart, like a load of immortality. — Amor, Pondus. — Ce poids, où veut-il nous précipiter, sinon vers ces augustes retraites où nous attend, où nous appelle une présence plus qu’humaine ? S’il en faut croire Walter Pater, « tous les arts aspireraient à rejoindre la musique ». Non, ils aspirent, tous, mais chacun par les magiques intermédiaires qui lui sont propres — les mots, les notes, les couleurs, les lignes, — ils aspirent tous à rejoindre la prière.
[1] J. G. ROBERTSON, Studies in the genesis of Romantic theory in the eighteenth century, Cambridge, 1923 ; G. TOFFANN, La fine del Umanesimo, Turin, 1920.
[2] « Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes... de « reprendre à la Musique leur bien ». Paul Valéry, Variété, p. 97.