La petite fille et le sabot

Le 4 octobre 2018

Dominique BONA

 
 

« S’il te plaît, dessine-moi un sabot ! » La petite fille n’avait jamais entendu le mot. À cinq ans, elle ne connaissait pas la chose. Quand je lui dis que le sabot était une chaussure en bois qu’on portait autrefois à la campagne, elle regarda ses sandales d’été, dorées, légères, et crut que je me moquais d’elle : comment pouvait-on marcher avec des chaussures en bois ?

Je lui lisais la comtesse de Ségur, où tout lui était mystère. Les bonnes et les cochers, les cotillons et les ombrelles, les encriers et les vases de nuit, les rossées et les espiègleries. Je devais expliquer, commenter, traduire. Têtue, elle n’abandonnait pas. Il lui fallait suivre les aventures : les « bons enfants » lui plaisaient, elle les voyait gambader dans l’histoire, elle les entendait rire et aurait bien voulu entrer dans leur jeu. Mais le vocabulaire était un obstacle.

Ce sabot, surtout, l’intriguait. « Des gamins étaient montés dans les marronniers ; avec leurs sabots et des bâtons, ils faisaient tomber une pluie de marrons. » Étaient-ils en hêtre ou en peuplier, ces sabots, fourrés de foin ou de fougère, en bois brut ou décorés et peints, avec des clous sous la semelle ? Je me documentais pour elle. Nous avons dessiné des types de chaussures, des souliers d’hommes, des mules, des chaussons, des savates, et même une pantoufle de vair – encore un mot mystérieux ! Je n’osais pas lui dire que les « gamins » de la comtesse de Ségur portaient probablement des « chausses », qui sont l’ancêtre du pantalon. Vêtus de chausses et chaussés de sabots, les petits paysans du Perche n’avaient pas l’habitude de pareil « festin ».

La curiosité sémantique de la petite fille m’émerveillait.

Je mesurais pourtant le fossé qui nous séparait, elle et moi, de cette lecture familière de mon enfance. Alors, je n’avais pas eu besoin de faire appel à un adulte pour une traduction simultanée de la comtesse de Ségur. Comme pour ma mère et ma grand-mère avant moi, les mots allaient de soi. Ils forment désormais, dans certains textes, un obstacle infranchissable. Un mur de pierre ou de glace.

Il en va de même des Fables de La Fontaine, qu’on a récemment distribuées dans les écoles, devenues au fil des ans tels les vieux grimoires qui font rêver Harry Potter ; devant elles, les enfants ressentent un charme, une magie. Ils écoutent, ravis et médusés, mais n’y comprennent « goutte ». De nouvelles éditions proposent un glossaire, ou bien des notes en bas de page, pour leur offrir une aide. Mais c’est pour eux comme de lire une langue étrangère, mal maîtrisée – la fatigue finit par avoir raison des meilleures volontés.

Françoise Sagan l’avait compris avant tout le monde : elle a réécrit La Cigale et la Fourmi, pour les enfants d’aujourd’hui ! Car comment dessiner « la bise venue », « le grain pour subsister » et le « crier famine » ?