L’expression justice fiscale a été très employée ces temps derniers. Cependant, si elle nous intéresse aujourd’hui, c’est essentiellement parce que, en quelques siècles, la manière dont nous l’entendons a changé du tout au tout, et ce, parce que d’une époque à l’autre, on n’a pas donné, dans cette locution, le même sens au nom justice. Dans justice fiscale, on comprend de nos jours justice comme le « caractère de ce qui est conforme au droit et à l’équité ». Mais ce même nom désigne aussi « le pouvoir de faire droit à chacun, de récompenser et de punir », et « l’autorité judiciaire, l’institution comprenant l’ensemble des tribunaux, des magistrats et des officiers, qui est chargée de l’exercice de ce pouvoir », et c’est ainsi qu’on l’entendait jadis quand on parlait de justice fiscale. On en a une preuve avec L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, où l’on peut lire, à l’article Justice : « Justice fiscale : on donnait ce nom aux justices qui étaient établies dans le domaine du roi appelé fiscus. »
Le sens de l’adjectif fiscal a lui aussi évolué. S’il signifie aujourd’hui « qui a rapport au fisc, à l’impôt », il signifiait autrefois « qui appartient au fisc », c’est-à-dire au trésor du prince ou de l’État. De ce mot, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française nous apprend qu’« Il n’est guere en usage qu’en ces phrases. Procureur fiscal. Advocat fiscal, Qui se disent des Officiers qui ont soin de la conservation des droits d’un Seigneur Haut Justicier, & des interests du public dans l’estenduë de sa Seigneurie », on y lit ensuite que l’« On dit d’Un homme fort attaché à ce qui regarde l’interest du Fisc, que c’est Un homme extremement fiscal. » Au sujet de cet homme fiscal, la sixième édition précisait : « Dans ce sens, il ne se prend qu’en mauvaise part. » Quant à Montesquieu, évoquant dans L’Esprit des lois, au chapitre XXI du livre XXIII, des lois censées dissuader les Romains d’épouser des affranchies, parce que, dans ce cas, ce dont ils devaient hériter reviendrait au fisc, il nous dit qu’elles « parurent plutôt fiscales que politiques et civiles ».
L’expression justice sociale est plus récente et justice y a bien le sens de « caractère de ce qui est conforme au droit et à l’équité ». On la rencontre dès le début du xixe siècle, en 1805, dans Le Spectateur français puis chez des politiques comme Clemenceau, dans Vers la réparation, mais aussi chez des romanciers comme Mauriac ou Romain Rolland. Faisant pendant à cette expression, on rencontre aussi, beaucoup plus rarement, injustice sociale. Cette locution figure dans l’acte d’accusation contre les auteurs de l’attentat du 13 septembre 1841, qui visait le duc d’Aumale : « Ce sont presque tous des ouvriers dont l’esprit et le cœur ont été pervertis par des publications qui leur font regarder leur condition comme une injustice sociale, et le bien-être auquel ils aspirent comme une conquête que ne pourra pas interdire à la révolte un gouvernement démantelé par les attaques des factions. » Marcel Aymé l’utilise aussi à plusieurs reprises, notamment dans Silhouette du Scandale : « L’injustice sociale est une évidence si familière, elle est d’une constitution si robuste, qu’elle paraît facilement naturelle à ceux-mêmes qui en sont victimes et qu’elle ne choquerait peut-être personne si quelque événement significatif n’en imposait parfois le spectacle violent. » Il écrit également, dans Le Confort intellectuel : « Nous autres écrivains, voyez-vous, l’injustice sociale, la misère, l’humiliation des pauvres gens, les taudis, le travail triste et autres calamités constituent notre matière première. » Comment, de plus, ne pas constater avec tristesse que si la justice sociale semble unique, l’injustice sociale peut prendre mille formes, puisque, contrairement à la première, elle se rencontre au pluriel. Ajoutons pour conclure sur une note plus joyeuse que l’expression fiscalité verte, elle aussi fort en cour aujourd’hui, se rencontre dès le xviiie siècle, sous la plume de Jean-Baptiste Lucotte du Tillot, dans son Mémoire pour servir à l’histoire de la fête des fous qui se faisait autrefois dans plusieurs églises. Il y met en scène un fou, auteur d’une lettre où il se présente comme un fiscal (un procureur fiscal) verd (vert) et qu’il termine par ces mots : « Votre folâtre serviteur tant en la fiscalité verte [une charge qui n’est bien sûr que le fruit des élucubrations de l’auteur] qu’en quelque autre charge d’honneur qui n’est maintenant découverte. » Sans-doute faut-il rappeler que le mot vert, quand il n’était pas encore une forme de label écologique, pouvait dénoter un manque de sérieux. Ne lit-on pas en effet dans la première édition de notre Dictionnaire : « On dit, qu’Un homme a la tête verte, que c’est une tête verte, pour dire, qu’il est étourdi, évaporé » ?