INAUGURATION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
APPOSÉE SUR LA MAISON PATRIMONIALE
OÙ VÉCUT LAMARTINE JUSQU’À SON MARIAGE
DISCOURS
DE
M. GEORGES LECOMTE
DÉLÉGUÉ. DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
I
MESDAMES, MESSIEURS,
C’est le cœur lourd d’émotion, et avec un cortège de chers souvenirs, que, enfant de Mâcon, élevé dans le culte de Lamartine, de son œuvre si simplement humaine, de son tendre lyrisme, de ses idées généreuses, je viens, au nom de l’Académie française, lui rendre hommage dans sa ville natale.
Autour de mon berceau, on devait parler de lui, car il prolongeait jusqu’à la fin de l’arrière-saison ses étés, qu’il vivait au milieu de ses compatriotes, et, après tant de gloire, les infortunes de sa vieillesse, subies avec une grandeur sereine, hantaient les esprits, touchaient les cœurs.
De Monceau et de Saint-Point, lorsqu’il venait à Mâcon, il ne pouvait passer que devant la maison de mes parents. Sans que je pusse avoir conscience d’une telle apparition, mes yeux de tout-petit ont certainement vu sa silhouette toujours élégante, sa longue redingote, son haut chapeau gris. De même, je n’avais pas deux ans lorsqu’en 1869 le cortège funèbre de M. de Lamartine défila sous nos fenêtres. Naturellement, je n’ai pu participer à l’émotion de ce spectacle dont, en leur vénération, mes parents voulaient emplir mes regards. Mais, dès mon enfance, j’ai si bien entendu parler des passages de M. de Lamartine, de la neige ensoleillée pour le décor de ses funérailles, que longtemps j’eus l’illusion d’avoir eu conscience de ces visions et d’en garder un souvenir personnel.
Du moins, ce que je me rappelle nettement, comme une chose comprise sans intermédiaire, c’est, par des amis de ma famille, le récit de la cérémonie toute simple où, en 1874, à Milly, le buste de M. de Lamartine, par Adam-Salomon, fut inauguré devant les vignerons de l’immortel petit village.
Puis, j’ai entendu l’immense acclamation de la foule lorsque, le 18 août 1878, fut dévoilée, dans la splendeur d’un radieux après-midi, la statue d’Alphonse de Lamartine à l’endroit même où, trente et un ans plus tôt, à la lueur des éclairs, dominant le tonnerre et la tempête, sa grande voix prophétique s’éleva au milieu de six mille auditeurs électrisés et retentit dans l’âme de la France.
Par suite de quels contretemps ou malentendus les pouvoirs publics furent-ils absents de ces fêtes qui, ardentes, cordiales, magnifiques, enfiévrèrent Mâcon trois jours durant ? Ce que je sais et me rappelle, pour avoir grisé mes onze ans de cet enthousiasme, c’est que le peuple était là, frémissant, chaleureux et que, célébrant à plein cœur son héros, il le vengea des vingt années d’oubli dont sa fière et généreuse vieillesse fut offensée.
À cette époque, notre ville et notre région étaient encore peuplées de personnes qui, ayant connu Lamartine, causé avec lui, vécu autour de sa haute figure, participé à certains événements de son existence, pouvaient nous le raconter et le rendre vivant pour nous.
Dans les rues de Mâcon et les chemins agrestes, on rencontrait des hommes qui, ayant eu à ses côtés un rôle politique ou même littéraire, lui faisaient affectueusement cortège depuis 1848, un poète dont l’admiration désintéressée et quasi filiale avait fait de lui son secrétaire, mieux : son confident, ou encore de jeunes amis de son génie vieillissant. Hôtes familiers de Lamartine à Saint-Point, à Monceau, ils maintenaient parmi nous la tradition de sa pensée, de sa délicate courtoisie, de son spiritualisme invaincu.
Il n’était pas jusqu’au peuple lui-même — celui de la ville comme celui des champs — qui ne nous offrît les plus précieux témoignages. Ainsi, le premier voyage de Lamartine en Orient me fut conté par un propriétaire rural qui, en qualité de serviteur, y avait accompagné le poète. Il donnait ingénument les plus savoureux détails sur ses violences et son généreux empressement à se les faire pardonner de ceux qui se résignaient sans honte, mais non sans profit, à en être les victimes.
En 1905, un vieux plâtrier-peintre de village me racontait, avec une mémoire précise, le banquet de 1847, offert par Mâcon à l’enivrant auteur des Girondins, banquet dont il avait été l’un des convives : l’allégresse du trajet à travers le vignoble mâconnais, la longue file des voitures s’augmentant, à chaque croisée des chemins, des carrioles amenant les campagnards des autres hameaux, et, au retour, la joie de tous ces pèlerins chantant, sous les étoiles d’un ciel rasséréné, leur enthousiasme et leur espérance.
Ayant respiré, si j’ose dire, tous ces souvenirs lamartiniens pendant ma jeunesse, presque tout entière passée à Mâcon, j’étais devenu un homme lorsqu’en 1890 la vigilante Académie de notre cité organisa les émouvantes fêtes du Centenaire de son illustre fils.
Elles furent magnifiques. Exilé de ma ville natale par mes études et mes travaux, j’y revins pour me mêler, certes obscurément, mais pieusement, à cette glorification du poète vingt ans après sa mort.
Cette fois, le Gouvernement et les grands Corps de l’État s’étaient fait représenter. Comme en 1878, la foule célébrait avec ferveur la mémoire du poète-tribun qui avait su toucher l’âme du peuple et l’élever jusqu’à lui.
Nous entendîmes l’éloquence chaleureuse et nuancée de M. Léon Bourgeois qui, ministre de la République, loua le parlementaire clairvoyant l’homme d’État si fièrement brave, l’orateur qui, par la noblesse de sa pensée, par la splendeur et le rythme de sa phrase imagée, domptait l’émeute sans rien céder à ses illusions violentes.
Et, comme tous les auditeurs, je fus émerveillé par la fine, claire et fluide parole, si bien inspirée, de cet autre séducteur, M. Jules Simon, qui exalta, en Lamartine, le haut et généreux spiritualisme de la génération de 1848.
Venu très modestement, à titre personnel, comme ami du poète, il se trouva là fort à propos pour remplacer son confrère de l’Académie française, le charmant François Coppée, officiellement délégué par elle, mais qui, malade au dernier moment, ne put — quel dommage ! il les lisait si bien ! — venir donner lui-même lecture des beaux vers où il fit revivre le tendre, l’humain génie de Lamartine.
Enfin, sous les voûtes de l’église-cathédrale Saint-Vincent, la grande voix du cardinal Perraud, évêque d’Autun et de Mâcon, lui aussi membre de l’Académie française, montra son âme humblement chrétienne, rendit hommage au sentiment religieux qui rayonne dans son œuvre comme dans ses actes.
Inoubliables journées de fêtes, après lesquelles les petits Mâconnais de mon temps, et ceux qui nous suivirent, se jetaient avec plus de curiosité, de ferveur et d’émotion sur les livres de Lamartine, allaient se recueillir dans les paysages qu’ils inspirèrent, où ils furent écrits.
II
Notre imagination cherchait Lamartine partout où, petit, adolescent, homme, vieillard, il a vécu.
Le voici à Milly : il écoute sa mère qui, au soir de ses journées, fait la lecture à ses enfants, de sa douce voix commente les textes, leur parle de Dieu, leur fait joindre les mains pour élever vers lui leur pensée vagabonde. Puis, au jardin de la maison vêtue de lierre, il assourdit un instant son rire pour ne pas troubler la prière de la tendre femme qui, tous ses devoirs accomplis, s’accorde, dans l’allée des noisetiers qu’elle se réserve pour ce recueillement quotidien, le temps de la méditation et de la prière.
Dans les prés, au bord des ruisseaux, à l’ombre des châtaigniers ou parmi les pierres de la montagne, il joue avec les pâtres du village, tandis que paissent leurs vaches et que, debout sur les murs de pierres sèches, les chèvres broutent les basses branches des arbres. Il s’attarde près des vendangeurs qui rient, laisse passer les chars lourds des « bennes » où les raisins tressautent, écoute au cellier le grondement des cuves qui fermentent.
Jeune homme, il s’abrite dans l’étroite charmille, seul refuge d’ombre au milieu de la fournaise des vignes, pour s’émouvoir des rumeurs de la vallée, des cloches qui font entendre leurs voix, et pour écrire ses premiers vers.
Avec quelle vénération attristée nous nous le représentions, vieillard survivant à sa gloire et à son bonheur, venant évoquer autour de la maison familiale d’où sa pauvreté l’exile, les douceurs et les visages de son enfance, et rapportant, de ce mélancolique pèlerinage, ses derniers vers, le chant douloureux, pathétique, immortel, de la Vigne et la Maison.
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* *
À Saint-Point, surgit, pour notre pensée, le Lamartine heureux, triomphant, enivré de sa force harmonieuse et tout illuminé d’espérance.
Guéri de ses meurtrissures au cœur par la plainte même qu’elles lui ont inspirées, époux très aimé, il égaye ce vieux castel de fantaisies architecturales dans le goût romantique. À cheval parmi les gambades de ses six lévriers, grands seigneur illustre et fêté, il reçoit magnifiquement les princes de l’esprit, les poètes, les artistes, les orateurs, les politiques, les reines de la beauté et de la grâce.
Comme il est resté simple, ce souverain ! Comme, du haut de sa gloire, il sait être naturellement familier ! La bonté secourable est son élégance préférée. Il sait parler aux pauvres gens et s’en faire aimer, parce qu’il les aime.
Sous la voûte surbaissée du modeste cabinet de travail qu’il s’est aménagé dans l’une des tours, et dans le bouquet de chênes frémissants où il transporte son écritoire pour vivre plus intimement la vie de la nature, il compose avec aisance de beaux vers qui prolongent sa gloire littéraire et le reposent de l’action politique. Il s’apprête à la mission fulgurante et brève dont son cœur a le pressentiment.
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* *
Sur la terrasse fleurie du château de Monceau, ou du haut du perron qu’on atteint par un double et majestueux escalier aux rampes fourrées de buis épais, M. de Lamartine, désabusé, vieilli, mais simple, généreux et grand dans l’infortune comme il l’avait été dans le triomphe, se redresse contre l’adversité et l’oubli. Après le brusque effondrement de sa popularité comme de son rêve, il a vécu là vingt arrière-saisons laborieuses. Au lendemain même de sa défaite, il y avait harangué les Mâconnais de la ville et des villages qui, drapeau en tête, se succédèrent durant plusieurs jours au pied de ce monumental escalier, pour donner à M. de Lamartine, dans l’atmosphère d’indifférence qui pouvait l’attrister, le réconfort de l’amitié confiante. Du haut de ce perron, que de nobles paroles ailées, sans amertume et sans plainte, tombèrent sur ces paysans et sur ces citadins qui n’avaient renié ni leur grand homme ni son idéal !
Au seuil de cette demeure l’image qui, avant tout, surgit et persiste, c’est celle de Lamartine luttant avec mélancolie contre le naufrage. Certes, il n’a plus l’espoir de faire descendre Dieu sur la terre et de mettre l’Évangile dans les lois. Mais, s’il ne croit plus guère en la sagesse éclairée du peuple, encore moins en la raison juste et désintéressée de la plupart de ceux qui le conduisent, il croit en ses vignes qui s’étendent autour de lui, à perte de vue, et, « premier vigneron de France », comme il s’appelle lui-même en ne souriant qu’à demi, il a l’illusion de pouvoir se libérer par elles des besognes épuisantes et des dettes que cette servitude littéraire n’éteint pas.
Une tasse d’argent à la main, de mois en mois il va consciencieusement goûter son vin à la gerbe qu’on fait jaillir pour lui dans l’épaisseur des foudres et des muids. Irrégulièrement remboursés de leur récolte, achetée trop cher par M. de Lamartine et vendue à perte avant de leur être payée, ses nombreux vignerons, laissant leurs sabots au pied de l’escalier extérieur qui mène à son cabinet, n’hésitent pas à l’assaillir de leurs réclamations ou, lorsqu’il s’en repose un instant, sous les hauts marronniers qui forment au-dessus de sa rêverie comme une cathédrale frissonnante, à troubler sa méditation de grand vieillard qui vient, dans l’air frais, vivifier son front las.
Mais le poète se raidit contre l’ensevelissement... Une soudaine inspiration l’illumine encore. Tandis que s’éveillent en lui les images et les amples rythmes où ses pensées se balancent, nous nous plaisons à imaginer son visage marmoréen, le bleu sombre du regard profond, devant les grandes lignes harmonieuses du paysage que, de Monceau, l’on découvre. Même à Saint-Point, même à Milly, il n’en est pas de plus « lamartinien ».
Entre la colline feuillue de Charnay et les douces pentes, aux verdures dorées, des vignobles qui s’élèvent jusqu’au pied des falaises de Solutré, s’ouvre la gracieuse vallée de la Grosne, dont une double ligne de peupliers frémissants et le chatoiement argenté des saules révèlent la fraîcheur à travers les gras pâturages que le soleil blondit. Plus loin que les vignes, les prés et les bois, par cette échancrure sur l’infini, on découvre l’immensité bleue de la Bresse qui s’étale jusqu’aux premiers plateaux du Jura et, par-dessus leurs lignes, la blancheur sereine des cimes alpestres avec leurs vastes plans de neige lumineuse, aux ombres bleutées, aux féeriques embrasements, aux reflets roses, lilas et pourpres.
Tout à coup, un sursaut de fierté, une émotion venue du lointain de son passé, raniment magnifiquement sa muse. Et ce sont les strophes du noble poème Au Comte d’Orsay qui le vengent, ou bien son suprême chant, la plainte tendre et pathétique la Vigne et la Maison qui, à Monceau même, jaillit d’une dernière visite à Milly, passé en d’autres mains. Et sa douloureuse vieillesse est si bien incrustée à Monceau qu’ayant peut-être le pressentiment de sa fin prochaine, il s’y accroche comme pour y mourir et se refuse à quitter la voiture qui le conduit au train vers Paris, d’où il ne reviendra plus que dans son cercueil.
III
À travers tout, le Mâconnais, le souvenir de Lamartine rayonne. Il en a immortalisé les paysages, qui ont le charme et l’harmonieuse douceur de son génie. Il n’y avait qu’un lieu où jusqu’à présent on ne le voyait guère : c’était Mâcon, sa ville natale.
Sans doute parce que le décor lui paraissait avoir moins d’enchantement ou de grandeur, et que les sources de poésie ne s’y élançaient pas aussi dru, Lamartine s’est peu raconté dans les rues de Mâcon. Et, trop docile au silence du poète, notre imagination n’a pas assez pris soin de se le représenter, à toutes les étapes de sa vie, dans les murs de la Cité où pourtant s’accomplirent des événements mémorables de sa destinée, où il éprouva quelques-unes de ses émotions les plus fortes, où il écrivit les premiers et quelques-uns de ses plus beaux vers, ceux-là mêmes que le cœur des hommes n’oubliera jamais.
Certes, les pèlerins ne manquent pas d’aller se recueillir rue des Ursulines, devant la petite maison, à la porte écussonnée d’étoiles et d’une flamme, où il est né un peu par hasard. Mais rares sont ceux qui, renseignés, vont voir, dans la rue transversale Bauderon-de-Senecé, la plus imposante demeure longtemps habitée par son grand-père, où’ il aurait dû naître.
Et surtout — parce que peu de visiteurs en étaient informés — personne ne songeait à faire une pieuse station au 15 de la rue Lamartine (autrefois, rue de l’Église-Nouvelle), devant la maison patrimoniale du poète, acquise par son père en 1804 et, après sa mort, possédée par Lamartine lui-même jusqu’en 1841.
Or, sous ce toit, il a aimé et souffert. Il y fut illuminé d’espérance et meurtri des pires déchirements. Doué pour l’action, il y eut ses premiers rêves d’un rôle public. Né avec une âme de poète, il y fit connaissance avec la beauté et la pensée antiques. Là, ses premiers chants naquirent de ses ferveurs juvéniles, puis de sa mélancolie qui se soulagea en un mélodieux lyrisme.
Heureusement, par la cérémonie de ce matin, l’Académie de Mâcon restitue à la mémoire de Lamartine cette maison qui abrite tant de souvenirs. Elle force les passants à se rappeler qu’enfant, écolier, jeune homme rêvant d’amour et de gloire, poète célèbre, parlementaire de haut prestige, tribun populaire, puis vieillard se raidissant avec une fière bravoure contre l’infortune, Lamartine a vécu à Mâcon, qu’il ne cessa jamais d’y venir et que trente-six années de son existence — les plus décisives — tiennent dans cette maison jusqu’aujourd’hui inconnue.
Milly et Saint-Point ne furent longtemps que les vacances d’une vie familiale qui, plus sévère en un décor moins pittoresque, s’écoulait derrière cette façade.
Désormais, personne n’ignorera plus que, rentrant de Belley, l’année scolaire finie, l’ardent et religieux élève des Pères de la Foi faisait escale ici avant de s’élancer vers les douces joies libres de Milly et que, de là, l’automne venu, après le temps d’arrêt dans sa maison familiale, il regagnait pour une nouvelle saison de travail ce collège où, tout en s’ornant de la culture grecque et latine, son âme, déjà préparée à cette ascension par une mère tendre et pieuse, prit l’habitude de s’élever vers l’infini.
Ses études terminées, nous le voyons jeune homme oisif qui, dans cette maison, s’abandonne presque avec ivresse à la mélancolie. Comme tous ceux dont les forces ne se dépensent point dans l’action héroïque, il est atteint de ce qu’on appelle « le mal du siècle », mal qui, se dessinant à peine, ne fera que croître. Lamartine frémit de tous les désirs : il est impatient de gloire ; il s’enfièvre et s’alanguit dans l’attente de l’amour ; sans bien savoir sous quelle forme, il rêve d’agir. Triste adolescent que ses traditions familiales exilent d’une époque de grandeur, il s’étiole et piaffe dans le silence et l’immobilité d’une étroite société provinciale, elle-même assombrie par les regrets où elle s’attarde. Ne nous a-t-il point parlé, avec un effroi rétrospectif, de soirées et de conversations qui, dans ce monde engourdi, auraient, nous dit-il, « fait croupir l’eau même des cascades des Alpes » ?
Tantôt, il s’abandonne au désespoir, et sa mère s’inquiète d’une telle prostration. Il s’enferme, sombre, dolent, inactif, épanche sa tristesse en longues lettres à son ami Virieu, qui sont de longues plaintes, et se refuse à franchir ce seuil.
Tantôt, avec toute la fougue de sa jeune vie, il veut réagir contre l’enlisement, alarme son père et sa vigilante mère. Par cette porte, il court vers le plaisir et en revient tard. Il va au théâtre et, de bonne foi, cherche à se distraire en certains salons qu’égaye le sourire de belles jeunes femmes et jeunes filles. Il est si frémissant ou si déprimé qu’avec l’autorisation de ses parents et sous prétexte d’étudier, il sort de cette maison pour monter dans la diligence qui le conduit vers Lyon, ses théâtres et ses coulisses, ses amusements, et, dans la fête, aux révélations physiques de ce qui est la comédie de l’amour.
Heureusement pour sa gloire et pour notre plaisir, ces jours de repliement, pendant lesquels sa silhouette n’apparaît pas dans le cadre de cette porte, sont des jours d’étude et de méditation. Là, il assouvit sa fringale de lectures. Par elles, sous ce toit, il complète si bien les leçons de ses maîtres que, désormais, elles feront à elles seule l’éducation de son esprit. Dans le fameux « Cabinet des Muses » qu’il nous a décrit et dont le décor fut toujours respecté dans cette maison, il se nourrit de la substance des écrivains antiques dont ses professeurs de Belley lui ont appris la langue. C’est là qu’il se grise de Voltaire et de Rousseau, dont il vient d’avoir la révélation chez son ami Guichard de Bien-Assis ; là qu’il s’enthousiasme pour les chefs-d’œuvre de la littérature anglaise, allemande, italienne, septentrionale ; là que, jusqu’au point de les imiter, il se délecte des petits maîtres du XVIIIe siècle, si étrangers pourtant à son inspiration personnelle.
Puis, un jour du printemps de 1814, passant enfin du rêve à l’action mais sous une forme qui lui déplaira vite ce fils d’un officier royaliste accouru, au 10 août 1792, pour défendre Louis XVI et le Trône, sort par cette porte pour aller à Paris, puis à Beauvais, prendre sa place parmi les Gardes du corps de Louis XVIII. Bientôt, il revient en congé à Mâcon qui s’émerveille de son élégance militaire. Regardez-le sur ce trottoir, finement serré dans le bel uniforme rouge avec lequel il fait des visites et va en soirée ! Mais le retour de l’île d’Elbe le ramène dare-dare à sa garnison.
Après avoir regagné Beauvais, mais trop tard pour escorter l’exode de la Cour vers Gand, après s’être dérobé en Suisse aux réquisitions de l’empereur Napoléon ressurgi à nouveau, il s’enferme dans cette maison pour une nouvelle période de recueillement, de vie studieuse et inactive, d’appels incessants vers quelque poste diplomatique ou même administratif qui le sauverait de l’ennui.
Il en est si fort accablé que, bientôt, malade, — ou se croyant tel, — il franchit à nouveau ce seuil où notre piété l’évoque, pour chercher la guérison à Aix-les-Bains. Il y trouve l’amour et, par lui, la révélation de son génie, puis la gloire.
À partir de ce moment, notre imagination ne le quitte plus. Rentré à Mâcon après quelques semaines d’enchantement, il ne vit que dans l’espoir de rejoindre Elvire à Paris, qu’à l’affût de l’occasion qui le lui permettra. Le voyez-vous debout sous cette porte dès que, aux aguets à sa fenêtre, il a entendu la voix et la crécelle du facteur annonçant son passage ? Il s’est précipité au bas de l’escalier intérieur, a franchi d’un bond le sombre et tortueux vestibule, pour recevoir, sans le contrôle vite inquiet de sa mère, la chère lettre fiévreusement attendue. Et, dans son impatience, il s’irrite contre les commères et servantes de cette rue qui, en payant le port de leurs correspondances, retardent le messager par trop de bavardages.
Et bientôt, l’ardente lettre d’Elvire lue dans la solitude et le secret de sa chambre, voici notre amoureux si embrasé, si éperdu, si bouleversé que, incapable de tenir en place, il éprouve le besoin de marcher dans la direction de Paris, avec l’illusion de se rapprocher de la bien-aimée. L’apercevez-vous qui, le long de la Saône ou entre les peupliers de la grande route, s’avance, fébrile, le cœur bondissant, la volonté tendue, d’une démarche rapide et harmonieusement cadencée ?
De cette même porte, le 4 janvier 1817, après les lettres implorantes et jalouses d’Elvire, s’ébranle la carriole qui l’emmène vers sa frémissante amoureuse et vers une brève félicité dont le regret fera de lui le plus émouvant des poètes romantiques.
C’est là qu’après l’attente sur les rives du Bourget et la détresse poignante d’où naîtra la plainte géniale du Lac, au soir du Noël de 1817, il est comme foudroyé par la nouvelle de la mort d’Elvire. Ce cœur ne bat plus, qui l’avait tant aimé ! Déchirement Solitude !
Un seul être nous manque et tout est dépeuplé !
Suivez-le, par l’imagination, le long de cette rue où, fou de douleur, il s’enfuit pour pleurer, toute une nuit et tout un jour, dans les bois. Et, plus tard, debout dans cette entrée que vous apercevez ici même, il reçoit l’exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ qu’Elvire lui a légué et où il retrouve comme le parfum de son âme, puis le Crucifix sur lequel a expiré son dernier souffle et que, près d’un demi-siècle plus tard, la tendresse de sa nièce Valentine approchera du sien.
Les mois passent. Peu à peu, la douleur trouve une autre expression que les sanglots. Elle prend la force de se soulager en poèmes.
Du deuil qui se cache au fond de cette demeure familiale monte vers le ciel le chant plaintif des Méditations.
L’écho en a déjà retenti jusqu’à certains salons parisiens. Et comme, sans s’effacer, la douleur est devenue moins farouche, le jeune poète s’abandonne aux douceurs de la gloire qui vient le chercher dans la maison où notre admiration voit, penchée sur ses feuillets et ses livres, sa mince et haute silhouette élégante, telle qu’à partir de ce moment-là l’image l’a popularisée.
C’est là que, très jeune encore, il eut le pressentiment de son génie oratoire et de la fascination que, par sa prestance, son verbe et son geste de tribun, il pouvait avoir sur la foule, et sa confuse ambition d’un rôle politique. Et nous savons par lui-même qu’élu membre de l’Académie française en 1829, c’est là qu’il écrivit son discours de réception.
C’est de là qu’il se mit en route pour Marseille, afin de gagner l’Orient. C’est là aussi que, d’un mariage heureux, naquit sa fille Julia, qui devait mourir au cours de ce célèbre voyage sur les rives d’Asie.
Une autre douleur lui était réservée dans cette maison où, dans la fièvre, l’angoisse, l’espérance et les larmes, il s’est préparé à la vie : ébouillantée dans un bain dont elle n’eut pas la force d’arrêter le jet brûlant, sa mère, dont la tendresse eut tant d’influence sur sa sensibilité, s’éteignit dans une de ces chambres, en novembre 1829.
Quelques mois plus tôt, cette sainte femme qui, toute aux soins de sa couvée, ne voyageait guère, était partie de ce seuil pour aller contempler, à Paris, son fils dans sa jeune gloire. Et, avant de mourir, elle avait eu cette joie, dans le salon de Mme Récamier, un soir que Chateaubriand y lisait les vers de son Moïse.
Revenu en hâte au foyer familial qui s’abritait ici, il n’y trouve même plus le corps de sa mère, qui déjà repose au cimetière de Mâcon. Le voyez-vous qui s’y rend — avec quel accablement dans l’allure et quel air de désolation ! — pour la faire inhumer dans le tombeau de Saint-Point, où déjà il a inscrit le fervent spiritualisme dont son œuvre et sa vie s’illuminent : Speravit anima mea.
Comme notre imagination serait pauvre et mal informée, si elle n’apercevait pas encore l’élégante silhouette de Lamartine s’éloignant de cette façade pour se rendre aux séances de l’Académie de Mâcon — dont il fut membre à vingt ans, dès ses premiers vers — et, plus tard, à celles du Conseil général de Saône-et-Loire, dont il fut président ; plus tard encore, aux bureaux de son journal mâconnais, le Bien public.
Enfin, bien qu’ayant vendu en 1841 la maison familiale dont la mort de son père l’avait fait possesseur, toutes ces allées et venues de Lamartine au cœur de sa ville natale ne se complètent-elles pas lumineusement, dans notre souvenir, par la vision du poète-tribun se dirigeant, le 18 juillet 1847, vers l’immense banquet offert par Mâcon à l’auteur des Girondins, qui vient d’enfiévrer la France par son récit idéalisé et grisant de la Révolution ?
Quatre heures venaient de sonner à l’église et à l’Hôtel de ville. Plus pâle que de coutume, en habit noir à la française, escorté du maire, M. Charles Rolland, que, enfants, nous avons salué ici même, et des conseillers municipaux, Lamartine s’avance, dans une étouffante atmosphère d’orage, à travers les rues de la cité.
Elles sont vides et silencieuses, parce que toute la population l’attend sur le quai, où se dresse maintenant sa statue, sous la vaste tente où quatre mille personnes debout entourent les deux mille cinq cents convives du banquet. Une immense ovation accueille l’éloquent annonciateur de l’avenir.
Et voici que sa grande voix s’élève. Le tonnerre la ponctue, l’ouragan la couvre, l’éclair l’illumine. De Mâcon, comme s’il trouvait des forces neuves dans la terre natale, Lamartine parle à la France. Et le cœur de la France l’entend.
Six mois plus tard, d’un élan fraternel, elle se lèvera pour réaliser son idéal et son espérance. Notre ville est à jamais associée, pour l’Histoire, à ce généreux élan.
Pouvons-nous croire qu’au soir de ce triomphe dans la Cité qui le vit naître, Lamartine n’eut pas un tendre souvenir pour cette maison patrimoniale où s’abritent trente-cinq ans de sa jeunesse et de sa maturité, où, avant toute action, en interrogeant sa nature, ce fils de l’aristocratie osa penser et dire qu’il avait « l’instinct des masses » et où il avait généreusement rêvé ce qu’il était en train d’accomplir ?
Grâce à la pieuse initiative de l’Académie de Mâcon, grâce aux efforts de l’ardent et fin animateur qu’est M. Armand Duréault, son secrétaire perpétuel, de son président d’hier, le colonel baron du Teil, dont la haute et charmante figure est si parfaitement représentative du Mâconnais, et de M. G. Duhain, son dévoué président actuel, — avec l’unanime approbation d’une ville qui veut la lumière sur ses gloires, — cette maison, jusqu’à présent trop indistincte et méconnue, aura, dans l’histoire du poète, la place importante qui lui appartient.
IV
Désormais, nous verrons, dans les rues de Mâcon, Lamartine vivant ; le monde y viendra chercher son souvenir. Seule, sa statue y apparaissait ; maintenant, on y trouvera son âme.
À Mâcon, aussi bien qu’à Milly, Saint-Point et Monceau, nous serons à l’aise pour évoquer cette mémoire, et pour lui rendre hommage en toute lucidité de gratitude.
À mesure que l’œuvre, la vie, l’action de Lamartine nous deviennent plus familières, on s’émerveille davantage de leur unité.
Qu’il chante en vers ses émotions et ses regrets, qu’il exprime en prose ses idées et ses souvenirs, qu’il parle à l’émeute ou du haut de la tribune parlementaire, qu’il s’élance dans la mêlée politique ou même révolutionnaire, aussi bien par la doctrine que par la forme, il est toujours pareil à lui-même.
C’est un homme bon, sensible, tendrement pitoyable à l’humaine misère, et généreux, avec l’exquise simplicité qui caractérise la vraie grandeur. Il le sera jusqu’à son extrême vieillesse et jusqu’au fond de l’infortune.
Nourri de Jean-Jacques Rousseau, pèlerin passionné des Charmettes, constant admirateur de Voltaire, cet homme au cœur ardemment fraternel est aussi un homme du XVIIIe siècle.
Il a le culte de la nature. Il croit en Dieu. Il a foi au Progrès.
Pas un de ses poèmes, pas une de ses œuvres en prose où il ne parle avec amour, avec ravissement, des arbres, des plantes, des fleurs, des eaux, des bêtes, des travaux rustiques, des rumeurs de la campagne, du frémissement des feuillages sous la brise, des changeantes féeries de la terre et du ciel selon les saisons et les heures.
Derrière les enchantements de la nature, il voit Dieu. Il élève sa pensée vers lui et même lorsque, par intermittences, au cours de sa longue vie tourmentée, il lui arriva de n’être pas aussi fidèle aux dogmes que sa mère lui avait enseignés, il ne cessa jamais d’être croyant à sa manière et d’entrer en communion avec le divin. Retrouvant la foi de sa jeunesse, il voulut que, chaque dimanche, le curé de Prissé vînt dire pour lui la messe dans cette chapelle du château de Monceau où, ce matin, elle fut célébrée devant nous, à son intention, avec tant de ferveur, de piété et aussi l’éloquence, par M. l’abbé Gaillard, directeur de l’École Ozanam.
Puis, lorsque mourut le grand poète, s’il désira une croix devant ses suprêmes regards, ce ne fut pas seulement parce que c’était le crucifix d’Elvire, mais parce que c’était le Crucifix.
Avant chanté des hymnes à Dieu dans ses vers et dans sa prose, c’est lui sans cesse qu’il invoque clans son action parlementaire et politique. C’est en son nom que, démocrate, il réclame la liberté et l’égalité des Droits, fait une révolution, fonde la République, établit le suffrage universel, supprime la peine de mort contre laquelle il avait si éloquemment lutté, fait voter l’abolition de l’esclavage. Relisons ses manifestes, discours, harangues. C’est en parlant de Dieu que, jusque dans le périlleux tumulte de la Salle Saint-Jean, des couloirs et des abords de l’Hôtel de Ville, où déjà flotte le drapeau rouge, il dompte et attendrit l’émeute. La pensée de Dieu est encore dans la noble et fière lettre à nos ambassadeurs où, ministre des Affaires étrangères de la République, selon la formule célèbre, il « déclare la paix au monde ».
Comme la plupart des républicains généreux et fraternels de 1848, il pense et montre par ses actes que, bien compris et sincèrement pratiqués l’un et l’autre, selon leur vraie doctrine, la Déclaration des Droits de l’Homme s’accorde avec l’Évangile.
Ardemment spiritualiste dans toute son œuvre, Lamartine l’est non moins dans son action politique. Au banquet de Mâcon, il avait annoncé « la Révolution du mépris ». Mieux inspiré quelques mois plus tard, c’est la révolution de l’esprit qu’il a dirigée contre l’arrogance des trop exclusives préoccupations matérielles, contre la bassesse des intérêts et des calculs sans idéal, contre le cynisme de l’égoïsme oppresseur et cupide.
Élevé dans une morale très stricte, homme d’État, il s’est efforcé de moraliser la vie publique et d’y faire triompher la vertu, de hausser le niveau moral de ses contemporains, aussi bien que, poète, romancier, historien, conteur de voyages et de souvenirs, il sut faire rayonner la séduction des cœurs purs, des consciences sereines.
V
En même temps, dans ses vers comme dans sa prose, il montra toujours — et cela dès sa jeunesse — une égale foi en la bienfaisance de la Liberté.
Il en avait une vision poétique et grandiose.
Alors qu’il commençait à se battre pour elle, dans une lettre à son ami Virieu, il lui rappelait l’espèce d’enivrement sacré dont elle surexcitait leurs dix-huit ans. « Nourris l’un et l’autre de l’antiquité grecque et romaine, nous admirions la Liberté comme un mot sonore avant de l’adorer comme une chose sainte et comme la propriété morale dans l’homme libre. »
Orienté vers l’avenir par sa raison et par l’élan de son cœur, il ne veut pas être un de ceux que, plus tard, un autre magnifique écrivain, Barbey d’Aurevilly, devait appeler « les prophètes du passé ».
Certes, au passé il rend pieusement hommage. Il en sent la poésie et ne méconnaît aucune de ses grandeurs. Il n’est pas de ces ingrats et de ces téméraires qui se refusent à utiliser, pour étayer les constructions en train de naître, ce qui reste de sain et de solide dans les architectures ébranlées.
Mais il a la sagesse de penser, de dire « que le progrès est le plus haut et le plus utile conservatisme ».
De très bonne heure et de très bonne foi, c’est avec cette conviction qu’il prend parti dans
Cette lutte finale où le passé vaincu
Dit, pour toute raison de vivre : « J’ai vécu ! »
Il croit que les idées humaines sont temporaires, qu’elles sont sans cesse, et que prétendre arrêter leur cours est une périlleuse faiblesse. Il est convaincu que, même logiques et fortes, les institutions humaines sont à l’état de perpétuel devenir. L’Histoire de l’Humanité n’est, pour lui, qu’une série d’étapes. Il ne voit partout que des pierres d’attente pour les bâtisses futures, et il est de la race des hommes d’État qui, volontairement, en laissent dans leurs constructions. Si délicieusement qu’il s’attendrisse sur les êtres, les choses et les souvenirs d’autrefois, il salue le cheminement ininterrompu de l’Humanité :
Et du dogme et du temps qui ne croit plus finir
Ne fait qu’un marchepied pour l’obscur avenir.
Dans cette idée politique de l’humanité, de la société, rapides passagères d’un monde immobile, ne retrouve-t-on pas l’équivalent de la pensée littéraire habituelle à Lamartine — celle qui inspire ses plus émouvants poèmes — de la chétivité précaire et si vite disparue de l’homme au sein de la nature impassiblement éternelle ?
VI
Cette communion entre les idées littéraires et les doctrines politiques de Lamartine, la parfaite identité spirituelle du poète, de l’historien et de l’orateur apparaissent non moins dans l’éveil rapide, en son âme ardente, du désir de représenter sa terre natale à la Chambre, de participer au gouvernement de notre pays.
Quelle erreur d’insinuer que ce fut chez lui une nouvelle ambition de sa maturité s’ajoutant aux ambitions satisfaites de ses trente ans et que, comme on l’a dit, « le poète aspirait à se rajeunir dans l’orateur ».
Très tôt, tout en écrivant ses premiers vers, il a senti grandir en lui sa force d’action et jaillir l’éloquence qui s’épand en toute son œuvre de prosateur et de poète.
Dès février 1824, c’est-à-dire en pleine gloire, il s’occupe des élections, regrette de n’être pas encore éligible et se réjouit de son succès certain le jour où il aura quarante ans. En 1826, il déclare « avoir dans la tête plus de politique que de poésie ». Et, en 1827, comme pour les années suivantes, dans beaucoup de ses lettres, on trouve des preuves de cet espoir, de cette impatience. Non par ambition. Car, célèbre, fêté, et dans la plénitude de son inspiration créatrice, toutes ses ambitions seraient inférieures à la radieuse réalité. Mais parce qu’il est né pour la vie publique, qu’il éprouve le besoin de s’y dévouer, et que, librement grandi au milieu des petits pâtres et des vignerons de Milly, il a la certitude de savoir parler au peuple. C’est en 1828 qu’il écrit sa fameuse phrase : « J’ai l’instinct des masses, voilà ma seule vertu politique. »
Mais surtout, homme parmi les hommes, Français tendrement attaché à son pays, Lamartine a un très vif sentiment du devoir civique. Ayant vécu au milieu des petites gens, il connaît leurs mérites, leur courage, leurs souffrances. Il voudrait les voir heureux.
Il n’est pas de ceux qui, égoïstes, indifférents, joyeux profiteurs des enchantements et du prestige de la France, se calfeutrent voluptueusement dans ce qu’on est convenu d’appeler « la Tour d’Ivoire ». Poète illustre, acclamé par tous les partis, il n’a qu’injures, dénigrements et coups à recueillir dans la bagarre. Pourtant, il s’y jette, le front haut et la poitrine découverte. Et il montre l’unité de sa vie, en apportant, dans la politique, la pitié, la tendresse la générosité humaine dont toute son œuvre est comme frissonnante.
VII
N’est-ce pas cet accent d’humanité profonde qui caractérise le mieux ses poèmes et sa prose ? Il écrit comme il parle à la tribune et comme, plus tard, il agira. C’est la même flamme qui partout rayonne. C’est le même cœur qui s’émeut, se soulage et trouve son expression presque pareille, soit que Lamartine formule au Parlement son idée ou son espérance, soit qu’il nous les confie dans ses vers ou dans ses romans.
Pas d’artifice. Aucune virtuosité. À ce point que parfois même on regrette que le grand improvisateur, trop spontané pour corriger avec patience le magnifique jaillissement de son inspiration, n’ait pas pris le temps de sertir plus de gemmes dans la coulée de ses harmonies. Mais, par contre, quelle sincérité, quelle fraîche profondeur d’âme ! Quelle émotion humaine ! Voilà plus de cent ans qu’elle n’a pas cessé de bouleverser les cœurs.
Après avoir lu les. Méditations, M. de Talleyrand, dont la qualité maîtresse fut de connaître les hommes et leurs passions aussi bien que leurs intérêts, fit à leur auteur le plus beau compliment qui pût sortir de ses lèvres pincées : « Dans ces vers, il y a un homme. »
D’autres ont eu plus de splendeur et de variété, une plus grande richesse verbale. Et nous sommes étreints par l’émotion qui halète, soupire, grande sous le faste chatoyant de leurs pierres précieuses, sous le pur grain du marbre ou la sévérité du bronze. Mais personne n’a été plus humain que Lamartine.
« La poésie, c’est le chant intérieur », a-t-il écrit. Petite phrase qui le résume tout entier. Et, parlant de ses vers, il a dit : « Ce sont les harmonieuses confidences de ma propre rêverie. »
En effet, il ne recourait à la musique des vers que s’il avait à lui confier quelque sanglot de son âme meurtrie, quelque secret tressaillement d’espérance, quelque révolte de fierté ou de justice, ou encore pour se chanter à lui-même la mélancolie de ses regrets et de ses souvenirs. Alors, cette douce plainte, cette évocation attendrie ou ce chant d’allégresse s’élèvent aussi naturellement que, sous la brise, le bruissement des feuillages sonores ou la grande rumeur ininterrompue de la mer. Ils se prolongent à ce rythme harmonieusement fluide qui est particulier, non seulement aux vers de Lamartine, mais à sa prose et à son éloquence.
Dans sa forme, aussi, apparaît cette unité qui nous frappe. La poésie de Lamartine est souvent oratoire, mais sa prose toujours poétique. Les images illustrent son éloquence, souple, cadencée qui, dans son ampleur, se développe avec le même balancement mélodieux. Dans son Histoire même, beaucoup plus solide et contrôlée qu’on ne l’a prétendu, il reste encore orateur et poète. Et c’est lui qu’à travers les Girondins ou les Constituants il raconte.
VIII
L’unité de sa vie, de son œuvre et de son personnage, cette invariable conformité avec lui-même — quels que soient ses modes d’action ou d’expression — prennent un saisissant relief dans son pacifisme généreux, qu’il confessa et promit à son père mourant, qu’il aima en Robespierre jusqu’à l’indulgence pour son sectarisme glacé et sanguinaire, et qu’il chanta avec une grandeur poignante dans sa Marseillaise de la Paix.
Ce chant est sublime. Mais, depuis un demi-siècle, deux invasions, en rougissant du sang français le Rhin « libre et paisible » qu’il saluait comme un lumineux trait d’union entre les peuples, nous ont montré le péril de sa trop généreuse confiance.
Attendri par le labeur et la peine des hommes, par leur touchant effort pour un peu de joie et de sécurité, Lamartine aimait ses semblables et, d’une affection particulièrement pitoyable, les petites gens, les artisans, les cultivateurs. Il avait l’amour des villages et de leurs touchantes églises, des humbles chaumières. Il avait le respect des travaux rustiques et il goûtait la grave et simple beauté de leurs rites traditionnels. Dans sa bonté fraternelle, il désirait préserver de la mort les paysans et les ouvriers de France, comme d’ailleurs tous les Français, et leurs terres de la dévastation, leurs villages de l’incendie. Il se révoltait à l’idée de voir leurs veuves sangloter et leurs maisons en ruines. Et il croyait qu’il suffisait d’être, comme la France, une nation pacifique, de vouloir la paix comme elle l’a toujours voulue, comme elle la veut plus que jamais, pour jouir imperturbablement de ses bienfaits.
S’il avait vécu une seule année de plus, quelle désillusion ! Et si, pendant le long calvaire de la guerre récente, il avait vu, au foyer de toutes les familles françaises — aristocratiques, bourgeoises, plébéiennes, paysannes — tant de vides, de deuils, de larmes, n’aurait-il pas été bouleversé de se voir si cruellement déçu ?
Il est délicat de faire parler les morts. Mais, sur ce point, le poète de la Terre natale s’est exprimé avec une tendresse qui ne laisse aucun doute. Il aimait trop son village, le libre labeur rustique, et l’indépendance de son pays, pour se refuser à leur sauvegarde.
À Mâcon, à Prissé-Monceau, à Bussières, à Pierreclos, à Milly, à Saint-Point, comme dans tous nos villages — dont il chérissait tant la claire et douce intimité, — comme dans toutes nos villes — à l’histoire et à la beauté desquelles il était si sensible, — en lisant ces trop longues listes de héros et de victimes sur les plaques commémoratives de nos moindres églises, sur les monuments de nos plus humbles bourgs, avec quelle douleur, lui, le grand poète si humain, il se fût agenouillé pour pleurer, avec nos morts, sa belle espérance morte !
Certes, à notre tête, et aussi sincèrement que tous les Français d’aujourd’hui, il tendrait sa volonté clairvoyante vers les solutions de désarmement moral et d’accords entre les peuples. Comme la Nation française tout entière, il ne voudrait pas que l’on pût lui reprocher d’en avoir négligé une seule.
Mais, comprenant que, pour les pacifiques, le meilleur moyen de s’assurer de la paix est de garder assez de force pour faire respecter les chaumières et les ateliers, les maisons familiales, le blé et la vigne, l’existence des hommes et le bonheur des femmes, l’avenir libre de nos enfants, avec nous il chanterait tendrement et fièrement, de sa belle voix chaude, caressante et grave, la seule Marseillaise qui nous ait préservés et qui puisse encore nous défendre, celle de la Liberté et de la Patrie en danger, celle de nos ancêtres.