INAUGURATION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
APPOSÉE SUR LA MAISON OU EST NÉ
ALEXANDRE DUMAS FILS A PARIS
Le mercredi 6 mai 1925
DISCOURS
DE
M. LE MARQUIS ROBERT DE FLERS
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Mesdames et Messieurs,
Au nom de l’Académie française, je viens apporter à Alexandre Dumas fils, l’hommage de la Compagnie qui a l’orgueil de l’avoir compté parmi ses membres. Au nom de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, j’ai l’honneur de remettre à la Ville de Paris cette plaque commémorant la naissance d’un des grands maîtres de notre littérature dramatique. Ce n’est pas un soin magnifique dont nous avons pris là l’initiative. C’est, croyons-nous, un soin pieux et utile. Dans le temps où nous vivons, dans celui surtout vers lequel nous nous dirigeons d’un pas inquiet et pressé, et qui semble devoir absorber pour l’action impérieuse et immédiate toutes les disponibilités de notre énergie matérielle et spirituelle, il est à craindre que les choses du passé ne nous apparaissent plus que comme un luxe dont nous n’aurons pas toujours le loisir de nous parer. Ceux-là que les livres ne sauraient plus arrêter, il est bon, il est juste qu’une brève inscription, qu’un ex-voto à la gloire, leur imposent au passage un nom, une date, et interrompent la prescription du génie et du talent. Ainsi, ceux qui traverseront cette place en levant les yeux vers cette maison, apprendront qu’Alexandre Dumas fils y naquit le 27 juillet 1824.
1824 ! Date déjà si lointaine et toute chargée d’événements depuis longtemps cristallisés par l’Histoire. C’est cette année-là que meurent Cambacérès et Louis XVIII ; que Chateaubriand abandonne le Ministère en faisant entendre des grognements grandioses et des paroles prophétiques, que Victor Hugo publie les Nouvelles Odes, Alfred de Vigny Eloa, Balzac la Dernière Fée, tandis que Benjamin Constant voit son élection à la Chambre des députés vivement et vainement combattue par, si j’ose dire, le Cartel des droites. A côté de ces grands noms, le Théâtre d’alors fait assez piètre figure. Il ne nous propose que des auteurs essoufflés, incapables d’ajouter une larme à la comédie larmoyante ou un éclat de rire à la comédie légère. Le Théâtre attend son grand homme. Il venait de naître ici même, Messieurs, dans un petit appartement mansardé du quatrième étage.
Jamais naissance n’eut, sur une existence tout entière, un retentissement aussi profond que celle d’Alexandre Dumas. Le fait d’être entré dans le monde en marge de la société domine son destin. Ce fut peut-être la douleur de sa vie, mais assurément le bonheur de sa gloire. Dès la pension Goubaux, où il fut élevé, l’odieuse et quotidienne, persécution de ses petits camarades, plus innocents pourtant que les propos de leurs parents, fit son œuvre et prépara la sienne.
Jamais il n’oublia cette pénible impression d’enfance. Jamais il ne perdit tout à fait la tristesse d’avoir été contraint de se battre avec la vie à un âge où l’on a accoutumé de jouer avec elle. Aussi, lorsqu’en 1841 il vint vivre auprès de son père et qu’il fut mêlé à son existence fastueuse, cordiale et bohème, il y trouva plus de mélancolie que d’agrément. Parce qu’enfant il avait fait le tour de tous les chagrins, jeune homme il fit plus vite encore le tour de tous les plaisirs. Comment n’eût-il pas joint, à l’affection profonde qu’il portait à son père, quelque sévérité ? Comment, lui déjà si sûr de sa raison et si durement formé par une expérience précoce, n’eût-il pas jugé tout bas l’insouciante prodigalité du bon géant qui, après trente années du succès le plus éblouissant, lui montrait, un jour, sur sa table, deux pièces d’or, en disant : « A vingt ans, j’avais un louis dans ma poche, j’en ai deux aujourd’hui, et tu prétends que j’ai été dépensier ? » Cette anecdote, comme plusieurs autres, indique-t-elle que ce père et ce fils aient vécu en un continuel désaccord ? Bien au contraire. C’est là une légende où se complut trop longtemps la malignité des contemporains. Ecoutez ce que l’enfant dit du père, dans la préface de ce Fils naturel, dont le seul titre aurait pu avoir l’air d’un reproche : « Cher grand homme, naïf et bon ! qui m’aurais donné ta gloire comme tu me donnais ton argent quand j’étais jeune et paresseux, je suis bien heureux d’avoir enfin l’occasion de m’incliner publiquement devant toi, de te rendre hommage en plein soleil et de t’embrasser comme je t’aime, en face de l’avenir ! Que d’autres de mon âge et de ma valeur se déclarent tes égaux, ne portant pas ton nom ! c’est affaire à eux et je n’ai pas plus à leur reprocher qu’à leur envier cette supposition, moi qui serais aussi connu qu’eux rien qu’à être ton fils. » Quant à ce père, il ne tint certainement pas un autre langage à ce fils que celui du comte de la Rivonnière, dans Un Père prodigue : « J’ai obéi à ma nature, je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter. J’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect ; je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai, mais je ne la savais pas... Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. »
Aussi bien, de l’ascendance si variée qui fut la sienne, Dumas fils ne laissa rien perdre. Dans trois générations successives, que de gloire accumulée, que de contrastes de race, de condition, de nature et, en dépit de cette diversité, que de fidélité à transmettre l’héritage aussitôt transporté dans un autre domaine ! Le grand-père, le général, le « Diable noir », comme l’appelaient les Autrichiens, chargeait un contre vingt, à la française ; le père, en cent volumes et pendant cinquante années, imagina bravement, généreusement, follement, à la française ; le petit-fils en tant de drames, d’une ardente logique, plaida la cause des victimes contre les coupables et, lui aussi, se battit un contre vingt, à la française. Ne dirait-on pas déjà les trois mousquetaires : le mousquetaire de la bataille, le mousquetaire de l’imagination, le mousquetaire de la pitié. « Ah ! ces Dumas, s’écriait Théophile Gautier, quelle famille ! Tous les Dupont et tous les Durand vont en crever de jalousie. » Pourtant, si d’aventure il restait encore quelques Dupont et quelques Durand à désespérer, il ne tiendrait qu’à vous de le faire, Monsieur le Président du Conseil municipal, à vous si bienveillant aux arts et artistes. Il vous suffirait, pour cela, d’obtenir de vos collègues, comme le demanda Victorien Sardou, il y a vingt ans, qu’ils consentissent à changer le nom de la place Malesherbes en celui de « place des Trois Dumas ». Nos édiles, depuis quatre jours, sont, ou remis à neuf ou tout neufs ; ils doivent être de bonne humeur ; quelle excellente occasion, pour eux, de nous offrir, en don de joyeux avènement, la « place des Trois Dumas ».
S’il fallait décider quel est celui d’entre les trois dont la mémoire restera baignée de la plus vive lumière, je crois bien, Messieurs, quelles que soient la bravoure épique du soldat et l’imagination « Mère Gigogne » du grand conteur, que c’est Dumas fils que nous choisirions, soit que nous nous souvenions de sa personne, soit que nous nous attachions à son œuvre.
Sa personne : lorsqu’on l’avait une fois approchée, on ne l’oubliait plus. Comment ne pas conserver la mémoire précise de ce visage de grand seigneur, de cette bonne grâce en même temps hautaine et familière, de cette allure de maître et de cette gaminerie d’élève, de ce regard devant lequel il semblait que l’on comparût. Que de disparates ! Que d’oppositions sans heurts, dans ce caractère robuste et loyal dont les contradictions faisaient la richesse. Méfiant par souvenir, il était confiant par plaisir. Redoutable par l’esprit, il était bienveillant par le cœur. De son vivant, sa bonté demeura secrète. Il la voulait telle. Entre ses obligés et lui, c’était à qui oublierait le plus vite les services rendus et, contre toute attente, c’était lui qui gagnait la course. Sa pensée et sa sensibilité s’ennoblissaient de leur fréquent désaccord. Il pensait en aristocrate et sentait en plébéien. En lui voisinait, l’instinct de la révolte avec le goût de l’autorité ; entre l’un et l’autre, sa merveilleuse raison était l’arbitre et établissait l’équilibre. Le respect de la liberté humaine le jette dans la lutte en faveur du divorce, tandis que le respect de l’ordre et de la famille le pousse à combattre l’union libre. Il fut, en quelque sorte, un révolté social. Il haïssait les conventions et les préjugés ; sachant que l’iniquité n’a pas d’agent plus actif et plus sûr. C’était une rude entreprise que de les provoquer. N’importe ! Chez lui, lorsque l’occasion en valait la peine, d’Artagnan se haussait jusqu’à Don Quichotte et c’était irrésistiblement qu’il partait en guerre contre les moulins où les meuniers pharisiens continuaient égoïstement de moudre leur vieille farine. Aura-t-il raison de leur routine ou de leur vilenie ? Il ne s’attarde pas à le discuter. Son pessimisme et son enthousiaste, qui coexistent, se prêtent, lorsqu’il le faut, une assistance réciproque. Il attaque, se défend, contre-attaque, mais ne rompt jamais. Sa volonté fait partie de son génie, elle donne à son œuvre cette rigueur et cette puissance qui lui ont valu son immense retentissement. Pour être sûr d’être mieux entendu, il voulut parler de plus haut et, par tout son procédé, il s’appliqua à donner à la scène la dignité de la tribune ou de la chaire. C’est sa conscience qui commande à son esprit. Sa conscience décide qu’une courtisane peut être réhabilitée par l’amour ; que le véritable père d’un enfant est celui qui l’élève et se sacrifie pour lui ; qu’un honnête homme peut épouser une fille séduite dont l’innocence et la foi ont été surprises et trahies. Et aussitôt son esprit imagine, et c’est : La Dame aux Camélias, le Fils naturel, les Idées de Madame Aubray et Denise.
Plus le sujet est dangereux, plus il lui est cher, dédaigne de prendre le public pour complice, il préfère le prendre pour adversaire ; à lui de le contraindre à se rendre, par la force de la logique et la profondeur de l’émotion. Si la thèse développée, si la solution proposée choquent jusqu’à l’exaspération les opinions reçues, tant pis pour elles ou tant pis pour lui. L’audace, c’est l’honneur de l’écrivain.
Pour ce lutteur infatigable qui ne veut la victoire que si elle est celle des faibles et des souffrants, le théâtre n’est pas le but, mais le moyen.
Hors du théâtre utile, point de salut ; « l’art pour l’art » le met en fureur ; le talent doit avoir sa raison d’état. « La reproduction pure et souple des faits et des hommes est un travail de greffier et de photographe. » Et il n’admet point qu’un seul écrivain, consacré par le temps, n’ait pas eu pour dessein la plus-value humaine.
Cette haute et large conception de l’art dramatique, Alexandre Dumas fils l’a exposée, avec une admirable éloquence, dans ses préfaces pleines de puissance et de désordre, dans ses préfaces qui ont la fièvre et où l’ardeur démonstrative jette, pêle-mêle, raisonnements, citations, histoire, théologie, comparaisons, paraboles, tantôt avec la ferveur mordante d’un polémiste, tantôt avec la ferveur visionnaire d’un prophète. La moitié de ses pièces ne relève-t-elle pas de la morale chrétienne, parfois un peu violemment laïcisée ? Ce grand apôtre dramatique ne se contenta point de développer des théories, il les illustra par tous ses ouvrages, en mettant à leur service les ressources magnifiques de son art et de son métier : solidité de la composition, mouvement et progression de l’intrigue, observation des caractères, netteté et pureté du style.
Il a été fort à la mode, pendant un temps qui n’est pas éloigné, de dénigrer les drames et les comédies de Dumas fils ou, tout au moins, de nier leur importance. L’histoire du Théâtre est là pour remettre au point ces ignorants ou ces ingrats. Dans son évolution, le rôle de Dumas fut et reste considérable. Son œuvre a assuré la transition du romantisme au réalisme. Il suffit, pour s’en persuader, de se souvenir que l’auteur de la Dame aux camélias est l’auteur de Monsieur Alphonse. L’on a souvent discuté le point de savoir comment il avait été amené à renoncer en partie au romanesque au profit de la réalité. Il semble bien qu’il s’y décida par la volonté de revendiquer, pour toute une catégorie de victimes et de sacrifiés, la justice qu’on leur avait jusqu’alors refusée. Or, l’on ne peut réclamer la justice qu’en faveur de la réalité, car elle a besoin, pour dicter ses lois, d’être en possession de la vérité. Cette vérité, Dumas fils l’a servie avec une énergie et un courage que ni les honneurs ni les attaques ni l’âge ne réussirent jamais à atténuer. C’est pourquoi il conservera une grande place, non seulement dans les annales du Théâtre, mais aussi dans l’histoire de l’Esprit public. Sans doute, certaines de ses pièces nous apparaissent aujourd’hui désuètes et démodées, mais, il l’a dit lui-même, qu’importe que la balle soit perdue, pourvu que le coup ait porté.
Nous saluons avec respect la fière et noble mémoire de celui qui a donné à la scène française tant d’œuvres fortes et généreuses, et qui a incliné le cœur des hommes vers plus de justice, de miséricorde et de bonté.