Inauguration d'une plaque apposée en mémoire de Valentin Conrart, à Valenciennes

Le 14 juin 1936

Auguste-Armand de LA FORCE

Inauguration d’une plaque apposée
en mémoire de Valentin Conrart

A VALENCIENNES
Le dimanche 14 juin 1936

DISCOURS
DE
M. LE DUC DE LA FORCE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Monsieur le Maire,
Mesdames, Messieurs,

Le 18 janvier 1569, vingt bourgeois de votre ville, dont un échevin, montaient sur l’échafaud dressé face à la chapelle Saint-Pierre, près la Croix-aux-Ceps. Ils allaient porter leurs têtes sous la hache pour avoir trempé dans la sédition des huguenots brise-images, qui profanaient et dévastaient les églises. Philippe de Sainte-Aldegonde, seigneur de Noircarmes, grand bailli de Hainaut, s’était vu contraint d’assiéger Valenciennes, dont la régente des Pays-Bas venait de le nommer gouverneur. Les bourgeois avaient fini par ouvrir leurs portes, le 23 mai 1567. A présent, ils expiaient leur rébellion. Si quelques-uns d’entre eux avaient commis des actes fort répréhensibles, si le marchand Nicolas Bassée avait « pris part au saccagement, fait amener de Saint-Géry devant sa maison aucunes images de pierres rompues et icelles fait approprier pour jambes de cheminées », si le peintre Tisson avait « tiré de son arquebuse sur la croix de l’abbaye de Vicoigne », le marchand Pierre Conrart n’était condamné que pour avoir « suivi les prêches et contribué aux fortifications ».

Gardons-nous de le juger à notre tour, et ne décidons point à qui l’on doit imputer sa mort. Qu’il ait commis une faute en se rebellant contre l’autorité légitime ; que M. de Noircarmes en ait commis une autre en n’usant point de miséricorde à son égard, contentons-nous de dire avec saint Augustin : O felix culpa ! O felix culpa quae nobis talem ac tantum meruit habere secretarium ! Pardonnez-moi, Mesdames, Messieurs, d’altérer quelque peu la prose harmonieuse de saint Augustin, et de prendre, dans la traduction que j’en vais faire, des libertés encore plus grandes : O heureuse faute qui valut, un demi-siècle plus tard, à l’Académie française naissante un tel secrétaire perpétuel !

Sans cette faute, en effet, Jacques Conrart, le fils du décapité de 1569, ne se fût point expatrié, il ne se fût point marié avec Péronne Targer, fille d’un échevin de Paris ; Valentin, son fils, ne fût point né en 1603 rue Saint-Martin, dans une maison qui, si elle existait encore, porterait le numéro 135. Et l’Académie française, à peine fondée par le cardinal de Richelieu, ne se fût point donné pour secrétaire ce même Valentin.

C’est le 13 mars 1634 que, pour la première fois, Conrart tint le registre de la séance. A vrai dire, il semblait créé pour la charge, qu’il devait remplir durant plus de quarante années. Il avait le bon sens, la solidité et aussi la discrétion du Hainaut. Il n’eût point, comme Furetière — que, cinquante ans plus tard, l’Académie devait chasser pour plagiat — livré au public ses impressions de séance ; il n’eût point montré la docte compagnie s’abandonnant aux délices de la paresse : « Quand un bureau est composé de cinq ou six personnes, osait écrire Furetière, il y en a un qui lit, un qui opine, deux qui causent, un qui dort et un qui s’amuse à lire quelque dictionnaire qui est sur la table. Quand la parole vient au second, il faut lui relire l’article à cause de sa distraction dans la première lecture. Voilà le moyen d’avancer l’ouvrage. Il ne se passe point deux lignes, qu’on ne fasse de longues digressions ; que chacun ne débite un conte plaisant ou quelque nouvelle ; qu’on ne parle des affaires d’État et de réformer le gouvernement. » Mesdames, Messieurs, le secret professionnel et la modestie me défendent de dire si nous sommes plus laborieux, plus consciencieux que nos devanciers.

Avantage appréciable pour un fabricant de dictionnaire, Conrart connaissait la langue mieux que personne. Le Père Bouhours, le Jésuite grammairien, proclamait, dans ses Entretiens d’Ariste, qui eurent une si grande vogue : « Il serait à souhaiter que nous eussions les lettres du secrétaire de l’Académie, car il ne sort rien de ses mains qui ne soit fini, et il y a, dans tout ce qu’il fait, un certain air d’honnête homme qui me plaît infiniment. » Le bon sens de cet « honnête homme » s’aiguisait parfois de malice ; Conrart écrivit des vers finement satiriques, par exemple cette épigramme, que La Fontaine avait certainement lue avant de composer La Fille :

Au-dessous de vingt ans, la fille, en priant Dieu,
Dit : « Donne-moi, Seigneur, un mari de bon lieu ;
Qu’il soit doux, opulent, libéral, agréable. »
A vingt-cinq ans : « Seigneur, un qui soit supportable
Ou qui, parmi le monde, au moins puisse passer. »
Enfin, quand, par les ans, elle se sent presser,
Qu’elle se sent
vieillir, qu’elle approche de trente :
« Un tel qui te plaira, Seigneur, je m’en contente. »

J’irai même jusqu’à dire que certaine fable de Conrart, La poule et le renard, annonce l’inimitable fabuliste :

Une poule jeune et sage,
Toute faite pour charmer
A pouvoir se faire aimer
De tous les coqs du village,
Marchait d’un pas fort galant,
Et, comme poule qui veut plaire,

Portait pour habit d’ordinaire
Un petit drap d’or volant.

Se voyant posséder des beautés sans égales,
Malgré mille rivales,
Du mari qu’elle aimait elle croyait aussi
Etre aimée ; et, sans doute, il le fallait ainsi.
Mais bientôt du contraire elle se vit certaine,
Car cet emplumé sultan,

Suivi de son sérail qu’il menait dans la plaine,
Se faisait chaque jour, des autres, une reine,
Quand celle-ci ne recevait qu’à peine

Le mouchoir une fois l’an.
Un juste désespoir s’empara de son âme,
Et suivant le destin qui l’entraîne et l’enflamme,
Elle court à venger de si cruels dédains.

Mille desseins elle roule,
Mais elle est poule,

Et la crainte lui fait emprunter d’autres mains.
Sottement elle s’adresse
Au renard son ennemi,

Et, non sans avoir frémi,
Lui dit le mal qui la presse...

On devine comment finit l’aventure. Voyons la morale qui suit ce petit drame de basse-cour :

Quand on veut venger une offense,
Et que, seul, on ne peut se venger qu’à
demi,
C’est une grande imprudence
D’employer son ennemi.

Morale dont La Fontaine semble s’être souvenu, quelque trente ans plus tard, en écrivant à la fin du Cheval s’étant voulu venger du cerf :

Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher que l’acheter d’un bien
Sans qui les autres ne sont rien.

Le premier secrétaire perpétuel de l’Académie savait égayer la gravité de sa charge. Il s’essayait même à des chansons à boire. Voici comment il célébrait le vin nouveau :

Son rouge a pour moi tant de charmes,
Que je veux porter pour mes armes
De gueule à la bouteille d’or ;
J’entends à la bouteille pleine

De ce jus tiré du trésor
Ou d’Argenteuil ou de Suresne !

Malheureusement, ce jus d’Argenteuil ou de Suresnes n’était peut-être pas étranger à la goutte qui le tortura de bonne heure :

On ne vit onc un tel goutteux,

lui mandait le poète Sarrazin. Et le 28 septembre 1670, Chapelain, l’auteur de La Pucelle, donnait à Godeau, évêque de Vence, ces tristes détails : La santé de M. Conrart est déplorable, car, sans laisser craindre pour sa vie, il est sans aucun usage de ses jambes... Tous ses amis essaient d’adoucir son chagrin par de fréquentes visites, soit à la ville, soit à la campagne où il est présentement. » Aussi, le 23 septembre 1675, nul d’entre eux ne s’étonna d’apprendre sa mort.

La Gazette d’Amsterdam, le 3 octobre de cette même année, traça de Conrart ce portrait fort exact : « Ce n’était pas par quelques belles qualités séparées qu’il avait fait bruit dans le monde, mais par un assemblage de toutes. La piété, la probité, le bon sens, la sagesse, la fermeté d’âme, l’esprit, la délicatesse, la justesse et l’humeur bienfaisante étaient les vertus par lesquelles cet homme rare s’était attiré le cœur et l’estime de tous les honnêtes gens, tant dedans que bien loin hors du Royaume. Sa chambre était le rendez-vous ordinaire de tout ce qu’il y avait à Paris de plus trié et de plus poli, et elle a été souvent honorée de la visite des plus grands seigneurs, même de princes et de princesses. La langue française perd en lui, pour ainsi dire, son réformateur, l’Académie son père, et tous les célèbres auteurs, en général, leur maître ou leur conseiller. »

Ni cette chronique funèbre, ni les éloges académiques, ni le gros et savant ouvrage de MM. Kerviler et de Barthélemy, ni le livre plein de charme que vient de publier M. Mabille de Poncheville ne peuvent tirer que pour un instant Conrart du barathre où, parmi tous les écrivains qui n’ont que du talent, il demeure enseveli. Le grand public ignorerait jusqu’à son nom, si le vers satirique de Boileau ne lui avait assuré l’immortalité :

J’imite de Conrart le silence prudent.

L’Académie française, Monsieur le Maire, vous est reconnaissante d’avoir réparé l’ingratitude de la postérité. Grâce à vous, grâce à la plaque apposée par vos soins, aucun passant, à Valenciennes, ne pourra plus ignorer le nom de Conrart : en l’honneur de l’homme éminent que votre ville donna jadis à notre compagnie, vous aurez fait parler les pierres.