Inauguration d’un buste de Gabriel d’Annunzio, à Arcachon

Le 5 octobre 1958

Robert KEMP

INAUGURATION D’UN BUSTE

DE

GABRIEL D’ANNUNZIO

à Arcachon le 5 octobre 1958

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. ROBERT KEMP
de l’Académie Française

 

La hâte d’oublier, qui devient souvent ingratitude, n’est certainement pas le défaut capital de l’Académie Française. Elle garde les vertus de son âge.

Elle se souvient de l’immense gloire qui auréolait Gabriele d’Annunzio à la charnière de ce siècle et de son aîné ; de l’accueil fervent que lui faisait le monde des lettrés et des artistes chaque fois qu’il venait à Paris. Si les générations nouvelles sont un peu rétives à son égard, si l’exubérance de son verbe, l’enthousiasme de sa sensualité, son lyrisme leur sont devenus suspects, si elles le trouvent, ce que Bainville appelait « trop coruscant », — mais il le disait aussi de Voltaire, — et, hélas, le lisent fort peu, les anciens, dont je me sens être, n’oublient ni le Feu, ni l’Enfant de Volupté, ni le Triomphe de la Mort, ces hymnes éclatants à la nature, et ces prouesses d’éloquence, ces partitions verbales, chanteuses de la beauté du monde. Les académiciens français vénèrent d’Annunzio pour l’amour qu’il portait à notre pays, dont il n’a cessé de célébrer les beautés visibles et les beautés d’esprit et de cœur. Ils savent et se redisent que d’Annunzio parlait le français avec magnificence, qu’il connaissait tous nos poètes, depuis ceux du Moyen Age et de la Pléiade, jusqu’à nos romantiques, nos parnassiens, nos symbolistes ; et nos poètes en prose même, et qu’il avait pour Maurice Barrès une admiration fraternelle que Barrès lui rendait parcimonieusement.

Ils ont en mémoire les efforts victorieux de d’Annunzio pour entraîner sa patrie italienne aux côtés de la France, dans la guerre contre une orgueilleuse nation de proie et d’oppression ; ils admirent sa conduite de guerrier épique, dans le ciel, entre ses ailes d’aviateur ; et les prouesses du conquérant de Fiume.

Ils mesurent enfin ce que d’Annunzio a donné à notre littérature quand il écrivit, dans notre langue, deux au moins de ses œuvres (sans compter les sonnets-joyaux qu’il appelait Cisalpini, cisalpins) ; vous nommez en vous-mêmes : le Chèvrefeuille, composé dans un parler antique de chez nous, médiéval, fraternel au poème du Chèvrefeuille de Marie de France, les anciens adolescents du début du XXe siècle, nous nous rappelons avec tendresse qu’il nous a donné le Martyre de Saint-Sébastien, suprême chef-d’œuvre de Debussy. D’Annunzio voulait être, il le disait, un second Brunetto Latini. Qui était ce Brunetto ? Un des maîtres de Dante, qu’il a cruellement enfoui dans son Enfer parce que les mœurs de son maître auprès des jeunes gens n’étaient pas d’une limpide innocence. Mais Brunetto Latini avait écrit que le parler de France est le plus doux qui résonne sous le ciel. C’est ce que lui-même, d’Annunzio, n’a cessé de répéter. Merci à lui, de la part de la Compagnie qui a été nommée gardienne de ce langage divin.

Oui, nous, de ce temps-là, nous avons aimé surtout d’Annunzio pour sa fidélité au français, et pour avoir suscité la partition de Saint-Sébastien. Nous eussions tout pardonné à Maeterlinck, s’il avait eu quoi que ce fût à se faire pardonner, pour avoir été le « parolier » de Pelléas et Mélisande, qui recevait de nous un culte passionné, et nos plus chères rêveries.

La naissance de Saint-Sébastien provoqua, j’ose dire chez les meilleurs et les plus musicaux d’entre nous, un accueil aussi ému, aussi amoureux. À dire vrai, la grosse masse du public, désorientée par un soudain et profond changement de style, hésita et bouda presque. Mais la lumière s’est faite ; et Saint-Sébastien est maintenant classé parmi nos plus nobles sources d’émotion et d’orgueil.

Or c’est d’ici, c’est du Moulleau et du « Chalet », comme il disait, Saint-Dominique, que d’Annunzio, le 25 novembre 1910, adressait à Debussy la lettre par laquelle il le suppliait d’écrire la musique du drame lyrique et religieux qu’il esquissait dans l’air des pins ; des pins arcachonnais qui lui semblaient, à cause des blessures par où coule le sang blanc de la résine, des symboles de son « archer doré », traversé de flèches. Et Debussy, par retour du courrier, écrivit qu’il acceptait et que la joie de collaborer avec d’Annunzio lui donnait « à l’avance une sorte de fièvre ».

D’Annunzio était venu à Arcachon pour réparer une santé affaiblie et échapper à la meute de ses créanciers qui, pendant ces mois-là, dévastèrent sa maison et vendirent ses meubles et ses objets d’art. Il lisait, à mesure de leur création, les scènes de Saint-Sébastien au propriétaire du chalet, le vieil Adolphe Bermond, qu’il admirait comme un saint, et à qui il aurait pu devoir sa conversion. Mais il était volage, en mystique comme en amour, et la conversion ne tint pas.

Nous sommes maintenant les créanciers de Gabriele, de celui qui, au début du Feu, se nomme l’Imaginifique, le distributeur intarissable d’images éclatantes. Vous payez, citoyens d’une chère cité, une partie de notre dette. Et l’Académie Française, sans hésiter un atome de temps, s’est associée à votre geste. Si elle m’a délégué auprès de vous et chargé de son hommage devant le monument qu’on inaugure en ce moment, c’est parce que j’ai levé la main le premier, et sollicité cette mission...

En effet, je suis presque un enfant d’Arcachon. S’il est indiscret de mêler la personne de l’orateur à une cérémonie en l’honneur d’un écrivain géant, qu’on m’en excuse. J’ai le cœur trop plein de souvenirs, trop chargé de tendresse pour réussir à me taire. J’ai vécu sept ans dans votre cité, dans les baumes dont son air est chargé, sous ses brises du sud, grisantes des parfums des hauts pins, des bruyères, des genêts et des arbousiers, sous ses brises du nord, amères des senteurs du varech, du sel et des parcs à huîtres. J’y ai recueilli, des mains de M. Lesca, propriétaire, je crois, en l’île des Oiseaux, le louis d’or qui récompensait mes épreuves passables au Certificat d’Études, dans la cour de l’École Communale, sur la route de Saint-Ferdinand. J’ai fait ma première communion à Notre-Dame, du temps du curé Lacouture, et des pères Robert, Corneloup, Larose, dont les noms réveillent peut-être un souvenir dans les têtes blanches des plus anciens d’entre vous... Et j’ai reçu les premières notions de savoir chez Marie-Suzanne Boy, mêlé à ses petites élèves, cours Lamarque de Plaisance... Ce sont, vraiment, des images, des souvenirs que je conserverai pieusement jusqu’à mon dernier souffle.

Oserai-je dire que cette cérémonie n’est pas seulement pour moi la fête de d’Annunzio, dont je salue l’image, ce visage tant aimé qui, presque incroyablement, fit frémir d’amour les cœurs de femmes belles et inspirées ; cette fête est aussi la mienne. Et me voici, malgré la mélancolie d’être si loin de l’enfant qui retrouva, ici, la santé, la joie de revivre et goûta des tendresses ineffaçables, dans une journée de Bonheur.