Inauguration du quai Anatole France
Le dimanche 26 octobre 1947
Discours
De
M. Jules Romains
Messieurs,
Il est probable qu’en apprenant l’inauguration du Quai Anatole France, bien des gens se seront dit : « Quoi ! Si tard ? Voilà vingt-trois ans que France est mort. Et il n’avait point encore sa rue ou son boulevard dans ce Paris qu’il a tant aimé, et dont son œuvre préserve les essences les plus antiques et les plus fines ? » Certes, reconnaissons que, cette fois, l’on a compté sur la solidité d’une gloire. Nous nous dépêchions de fixer sur des plaques bleues des noms qui, abandonnés à eux-mêmes, risquaient de s’effacer un peu vite. Avec ce nom-là nous étions tranquilles. D’autres désignations de voies publiques deviendront des problèmes pour les érudits, ou fourniront aux historiens le témoignage de modes curieuses que notre temps eut le loisir de cultiver entre deux catastrophes. Mais Quai Anatole France n’aura jamais rien de beaucoup plus mystérieux que Quai Voltaire à quoi, finalement, il fait suite.
Je sais bien qu’il y a d’autres causes à ce retard, et de fort honorables. D’abord l’on ne voulait point se débarrasser d’Anatole France, en le casant au petit bonheur, et au plus vite, dans quelque recoin indigne de lui. Et puis l’ère des catastrophes, à laquelle je viens de faire une discrète allusion, n’a pas été sans troubler des desseins d’une nature aussi paisible. Moi-même, depuis quelque dix ans, je préside en Touraine un comité qui s’est donné pour tâche d’élever, à Tours, au bord de la Loire, un monument de belles dimensions, qui ferait voisiner Anatole France avec Rabelais et Descartes. Nous avions travaillé de notre mieux, avant 39, tout en somme était prêt. Il est survenu ce que vous savez.
Mais pourquoi ne pas avouer aussi qu’à la mort du maître le ciel de l’époque était plein d’influences et de signes bien peu amis d’une telle gloire. Le moindre jeune homme de lettres, vaticinant dans une feuille obscure, parlait de France avec dédain, lui reprochait son manque de sérieux et de profondeur, nous annonçait qu’une fois disparu cet amuseur superficiel, des génies autrement riches de substance s’empresseraient d’occuper le tréteau, et qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Des personnages plus redoutables, de ceux qui, en divers pays et sous diverses bannières, fomentaient dès ce temps-là une grande coalition contre l’esprit, et méditaient les affreuses revanches du fanatisme, de la férocité, du mensonge, auxquelles nous avons depuis assisté, apercevaient bien qu’il leur fallait d’abord discréditer l’intelligence, et le goût de l’intelligence. Abattre une renommée comme celle de France, en détruire autant qu’il se pouvait le rayonnement, faisait partie des préparations tactiques. Enfin des sots purs et simples n’hésitaient pas à rendre le maître plus ou moins responsable des difficultés que nous avions rencontrées en 14, des lenteurs de la victoire, et des embarras de l’après-guerre.
Notons ceci, Messieurs, qui est assez philosophique, au sens francien du mot : bon nombre de ses adversaires d’alors qui nous adjuraient de renier un mauvais maître, conseiller de bienveillance molle et corruptrice, dangereux pour la santé de la patrie, et qui s’offraient à nous guérir de ses charmes, par une cure d’action, d’énergie, d’héroïsme, devaient se rencontrer seize ans plus tard parmi les auxiliaires, les valets, les complices de l’ennemi. Tel professeur de vertu en 1924, tel rigide censeur de Jérôme Coignard, ne trouvait pas en 42 assez de prose rampante à dérouler sous les pieds du chef de bande momentanément victorieux.
Cette journée est donc en quelque manière une réparation, dont l’Académie française est la première à se réjouir. Non qu’il y ait lieu de prévoir pour l’œuvre de France un retour en faveur immédiat et bruyant. Un fanatisme multicolore s’est trop nourri de nos malheurs — après les avoir engendrés — pour céder si tôt la place à la raison harmonieuse. Mais l’on peut bien dire que la gloire d’Anatole France restera une mesure, un indice. S’il retrouve de nombreux lecteurs et admirateurs dans les jeunes générations, et non seulement chez nous, mais en Europe, mais à travers le monde, c’est que le ciel se sera décidément purgé de quelques influences néfastes. Mars et Saturne seront en recul. Il n’y aura plus d’absurdité à croire en l’avenir. Il ne sera plus inopportun et mal venu de parler une bonne langue, de penser honnêtement, de préférer la vérité aux formules intéressées d’une secte, de croire qu’une cause peut être salie par les moyens dont elle use. Il y aura de nouveau place dans notre vie pour la pleine liberté intellectuelle, pour l’élégance morale, le respect de l’adversaire, l’indulgence du pardon.
C’est qu’en effet l’œuvre d’Anatole France, outre les délices qu’elle procure à quiconque n’est pas un barbare, enseigne et montre en charmantes images une façon de vivre, un art de vivre, insinue avec douceur une conception du monde. On a souvent traité ce grand homme de sceptique et de dilettante. On a voulu nous faire croire qu’il n’était bon qu’à désennuyer une société décadente de raffinés et d’oisifs. Rien n’est plus faux. Anatole France est un sage, qui appartient à une lignée éternelle. Je prétends que tout homme, jusqu’au plus humble, peut recevoir du maître un don, fait de grâce, de sympathie intelligente, de bonté sans les illusions, d’ironie, et que, nanti de ce don, il trouvera l’existence plus supportable, voire plus plaisante, le prochain moins irritant ou moins odieux ; qu’il sera plus habile à découvrir çà et là de tendres lumières, et que surtout lui-même désapprendra d’être méchant. Cette sagesse ouverte à tous, et plus nécessaire que jamais, n’est autre que l’humanisme. Elle est née chez nous, il y a déjà bien longtemps, au milieu de fureurs un peu pareilles aux nôtres, et avec un souriant courage.
Comme je le rappelais tout à l’heure, quand nous pénétrons dans notre bonne ville de Tours, passé le grand pont de la Loire, ceux qui nous accueillent — en avant, héla ! de tout un paysage de ruines — ce sont Rabelais et Descartes. Et Anatole France les rejoindra bientôt pour monter cette gare sainte de la civilisation. Ici, nous le voyons maintenant en coude à coude avec Voltaire ; et Montaigne n’est pas si loin. La Seine aussi est bien gardée. Et la présence de ces génies tutélaires nous aide, avec d’autres signes, à croire que tout n’est pas perdu.