INAUGURATION DU MONUMENT
ÉLEVÉ À PIERRE CORNEILLE
À PARIS
Le Dimanche 27 mai 1906.
DISCOURS
DE
M. JULES CLARETIE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU NOM DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE ET DE LA SOCIÉTÉ
DES AUTEURS DRAMATIQUES
Dit par M. Silvain, sociétaire de la Comédie-Française.
MESSIEURS,
Salut à Corneille !
C’est véritablement le Père ! Le Père de notre théâtre, le Père de notre héroïsme, le noble instigateur des dévouements et des fiertés, le poète du devoir, le poète du sacrifice, le poète de l’honneur, le poète de la Patrie !
Salut à Corneille, au nom de la Maison de Molière dont il fut l’hôte et dont il demeure la gloire ! Salut à Corneille, au nom du grand Molière lui-même, qui lui demanda des vers de tendresse lorsque le douloureux Alceste voulut charmer Psyché par la voix de l’Amour ! Salut à Corneille, au nom des générations dont il a, depuis trois cents ans, fait battre les cœurs et frémir les âmes ! Salut à Corneille, au nom de la Comédie-Française !
La France a l’âme cornélienne. Elle vibre aux mots de loyauté et de courage, et depuis le cimier de Rodrigue jusqu’au cor d’Hernani, elle a acclamé les poètes qui se sont faits les apôtres de l’honneur. Un conquérant fameux, devenu empereur, disait du vieux bourgeois de Rouen : « S’il eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince ! » Corneille, conquérant lui-même, conquérant dont les conquêtes restent intactes et sans lendemains amers, Corneille est plus que prince, et si Napoléon lui eût offert un duché, comme à d’autres, il eût pu répondre : « Je suis duc de Polyeucte et prince du Cid ! »
Salut à Corneille ! Aux heures de doute, il est notre conseiller de devoir. Aux heures de danger, il fut celui qui nous dit : « Haut les cœurs ! » Aux héros écrasés par la force, son Qu’il mourût ! cria ce qu’il leur restait à faire. Et courant à la frontière, la France, en 92, emportant son Horace et sa Médée, dans sa giberne, a répété fièrement la parole cornélienne : « Moi seule, et c’est assez ! »
Salut à Corneille ! On a tout dit sur le poète. Nous n’avions qu’à le célébrer, à le saluer, à le faire revivre. Et que dis-je ? revivre ! Il est aussi vivant pour ceux qui l’écoutent que pour les contemporains qui le connurent, Horace, Cinna, Pauline, Polyeucte, Camille, Émilie, Nicomède, le vieillard du Menteur semblent à ces générations nouvelles qui les voient passer sur le théâtre des personnages plus rapprochés de nous-que certains vivants qui ne sont que de pâles fantômes, Corneille est immortel, Corneille est éternel. Son œuvre, c’est un marbre grec ou plutôt un bronze romain, où palpite l’âme française !
Voyez-vous ce bon bourgeois: normand qui, sur le chemin, à la porte de sa ferme de Petit-Couronne, monte sur une pierre afin de grimper sur une mule pour se rendre à Rouen ? Les gens du pays le saluent. Ils le saluent moins bas que le saluera l’avenir. Ce bonhomme si simple est un grand homme incomparable. Il a enrichi la littérature d’impérissables œuvres. Il a ennobli l’humanité.
Aussi bien ce salut que donne à Pierre Corneille l’administrateur de la Comédie, au nom de la Comédie, il le donne aussi au nom de la Société des Auteurs dramatiques, qui l’a prié, qui l’a chargé — et ce lui est un honneur — d’ajouter son hommage à celui qui est le grand aïeul, le fier ancêtre du théâtre, le don Diègue de la scène française, un don Diègue qui n’a jamais laissé tomber son épée de bataille.
Et dans l’ovation que fait le Paris de 1906 à l’image de Corneille, il est bon de rappeler les témoignages que rendaient au héros d’aujourd’hui ceux qui coudoyèrent, à la hutte des Moulins, rue d’Argenteuil, ou dans les vieilles ruelles de Rouen, le bonhomme Corneille : Rotrou, qui le saluait comme le maître ; Racine, qui s’inclinait devant le grand rival ; Mme de Sévigné, qui, comme la postérité même écrivait, s’écriait : « Vive notre vieil ami Corneille ! »
Oui, vive le vieil ami des grandes journées, des grandes décisions, des grandes fièvres et des grands devoirs ! Vive celui qui vivra tant que durera la littérature de notre cher et noble pays !
Salut à Corneille, au nom de sa gloire passée, au nom de sa gloire à venir ! Salut à Corneille, au nom de la Comédie-Française et au nom des Auteurs dramatiques de France ! Salut à Corneille, au nom de ces têtes blondes que domine sa tête grise, au nom de ces enfants dont son verbe fera des hommes ! Salut à Corneille, au nom du Théâtre qu’il a glorifié ! Et gloire à Corneille, au nom de la France !