INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE D’OCTAVE GRÉARD
À PARIS
Le Dimanche 11 juillet 1909.
DISCOURS
DE
M. HENRI POINCARÉ
MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Gréard fut avant tout un homme d’action ; M. le Recteur vous a parlé de la grandeur de son œuvre, il vous a dit ce que fut son infatigable activité, de quel labeur elle fut faite, de quelle volonté et de quelle sagesse, de quelle persévérance et de quel courage. Mais Gréard fut également un homme d’étude, un penseur et un écrivain. Il ne faudrait pas croire pourtant qu’il cherchât dans les lettres un délassement, l’oubli momentané de ses travaux quotidiens. Non, la plume à la main, il combattait encore ; il avait à un si haut degré le sentiment du devoir professionnel, qu’il aurait cru déserter son poste, s’il s’était distrait un instant de la tâche qu’il avait assumée. En revanche, ennemi de la moindre tache, dans l’action même, il restait un homme de goût et l’on prend plaisir à lire jusqu’à ses rapports administratifs où l’on retrouve cette tranquille lucidité et cette sobre élégance qui caractérisent son talent.
Il ne s’écartait point de ses préoccupations journalières quand il écrivait l’Éducation des femmes par les femmes, ce livre agréable, plein d’idées et plein de faits où revivent les grands éducateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, Fénelon, Mme de Maintenon, Rousseau, Mme Roland. Beaucoup de ces pédagogues ont admirablement écrit, et l’on ne doit pas s’en étonner. Si les psychologues sont presque toujours des écrivains, c’est sans doute qu’il faut les doigts délicats d’un artiste pour toucher à cette chose si subtile qu’est l’âme d’un homme ; et alors quelle finesse de tact n’exigera pas cette fleur plus frêle encore qui s’appelle une âme d’enfant ! Que de pénétration devra-t-on posséder pour en discerner les nuances ! et comment ne retrouverait-on pas les traces de tant de qualités dans les ouvrages de ceux qui ont aimé et servi l’enfance ?
Gréard ressemblait à ses modèles. Il avait ces mêmes vertus qui rendent certains hommes privilégiés capables et dignes de s’occuper de la jeunesse : la passion intérieure qui leur donne l’ardeur indispensable aux grandes actions, et la possession de soi-même qui contient cette passion, et la discipline parfois au point de n’en rien laisser voir au dehors ; comme eux aussi, il avait cette inflexible douceur qui s’allie à une calme fermeté. Ajouterai-je qu’à certains égards il se rapprochait plutôt des éducateurs du XVIIe siècle que de ceux du XVIIIe ? Ceux-là s’en étonneront sans doute qui savent quel ouvrier du progrès il a été pendant toute sa vie ; mais si les généreuses aspirations du XVIIIe siècle éveillaient sa sympathie, son expérience lui avait appris qu’il est dangereux de trop s’adresser à la sensibilité et que la raison est quelque chose de plus solide. C’est qu’il avait été, ce que Rousseau ne fut jamais, un pédagogue pratiquant.
Plutarque, qui lui a fourni son sujet de thèse, avait été aussi un éducateur. Non seulement il avait écrit un traité d’éducation, mais c’était un de ces pédagogues pour adultes que l’on nomme des moralistes. Sous ce nom de moralistes, on confond deux genres d’hommes bien différents : les uns constatent et décrivent les phénomènes moraux et leurs conclusions sont généralement pessimistes ; les autres prêchent le bien moral ; ils voient bien ce qu’est la nature humaine, mais ils cherchent à la corriger et ils n’en veulent pas désespérer. C’est parmi ces optimistes que se classait Plutarque et qu’il faudrait également ranger Gréard.
Bien que le nom de Plutarque évoque l’image imposante des héros de ses Parallèles, il a été le plus souvent le peintre d’une vie tranquille et familiale et c’est sous cet aspect que Gréard s’est surtout plu à le représenter. On sait que le philosophe de Chéronée a été un parfait conseiller municipal et un marguillier sans reproche ; cette exacte assiduité à s’acquitter dos plus petites tâches n’était pas pour déplaire à Gréard, homme de devoir et fonctionnaire modèle.
Gréard a été un novateur hardi, presque un révolutionnaire. Au premier abord, on aurait pu s’y méprendre ; en voyant cette belle tête calme, les conservateurs d’autrefois, ceux qui n’aimaient pas le désordre, auraient cru reconnaître un des leurs ; ils ne se seraient trompés qu’à demi. Quand Gréard effaçait quelque trace du passé, ce n’était jamais sans regret ; mais sa raison lui montrait le sacrifice à faire et il n’hésitait pas.
Lorsque la Nouvelle Sorbonne, qui était en grande partie son œuvre, commença à sortir de terre, il ressentit une légitime fierté ; mais il ne put oublier qu’elle s’élevait sur des ruines et il écrivit, dans un livre ému, ses Adieux à la Vieille Sorbonne. Là il évoqua tous les souvenirs qui s’attachaient à ces murs vénérables, les ombres de ces hommes d’étude qui y ont vécu d’une vie simple, qui ne pensaient pas comme nous, mais qui aimaient la pensée, et plus près de nous celles de ces maîtres glorieux dont la voix vibrante a éveillé l’esprit des temps nouveaux. Ce pieux hommage, rendu sur une tombe, ne l’empêchait pas de veiller avec un soin jaloux sur les premiers pas de l’héritière. Les meilleurs réformateurs, ceux qui ne détruisent, que pour reconstruire, ceux dont les réformes durent, sont ceux qui ont un peu un tempérament de conservateur, et qui, sans ralentir leur marche, jettent quelquefois en arrière un regard attendri sur le passé.
Permettez-moi de vous parler encore de deux livres où Gréard a beaucoup mis de son cœur : ce sont ceux qu’il a consacrés à la mémoire de Prévost-Paradol et à celle de Scherer ; il était lié à Prévost par une étroite et ancienne amitié qui remontait aux années d’École normale, et c’est pourquoi le portrait qu’il nous a tracé de fui est si plein de vie et si attachant.
Cette amitié était moins fondée sur la conformité des caractères que sur leur contraste harmonieux. Prévost-Paradol, comme si son âme pliait déjà sous je ne sais quel souffle avant-coureur de la suprême tempête, fut un pessimiste précoce. Il l’était parce qu’il était trop clairvoyant : rien n’égale l’angoisse d’une Cassandre qui pleure de n’être pas écoutée; quant à lui, on sait qu’il s’en est désespéré jusqu’à en mourir.
Il l’était parce qu’il était ambitieux, non de cette ambition vulgaire qui n’est qu’un appétit, mais de celle des âmes généreuses qui se sentent remplies d’une force bienfaisante et qui ne veulent pas qu’elle demeure inutile. La première, la plus basse, peut être assouvie, l’autre est condamnée à se désoler éternellement de ne pouvoir faire tout le bien qu’elle a rêvé.
Si Gréard voulut lui aussi se dévouer à son pays, ce n’était pas en le dominant, c’était en se mettant à son service, en accomplissant avec une scrupuleuse régularité son devoir quotidien. C’est là qu’on peut trouver la paix, c’est ainsi qu’il avait conquis cette sérénité et cet optimisme où l’âme blessée de Prévost-Paradol aimait à chercher ce qu’elle appelait son refuge. Et cependant Gréard ne tirait peut-être pas de cette amitié un moindre avantage, puisque dans les rêves qu’il faisait pour son ami il trouvait la satisfaction de ce besoin d’idéal romanesque qui sommeille chez les plus sages d’entre nous.
La vie de Scherer est un de ces drames intérieurs qui ont tourmenté tant de consciences contemporaines. Après de longues études, il avait dû abandonner une foi qu’il ne pouvait cesser d’aimer. Il lui avait fallu sacrifier tous ses souvenirs et ce qu’il était habitué à regarder comme l’unique soutien ; et ce sacrifice était nécessaire s’il ne voulait pas que sa vie morale reposât sur un mensonge. Gréard ne pouvait éprouver à son endroit qu’une profonde sympathie, puisque ces luttes intimes étaient la preuve d’une haute valeur morale, et d’une absolue sincérité, et c’est pourquoi il a voulu nous en raconter l’histoire. Personnellement il n’avait pas connu les mêmes déchirements ; les divers dieux qu’il servait s’étaient toujours accordés sans peine. Ce fut pour lui un bonheur entre beaucoup d’autres ; sa vie, en effet, fut heureuse, et elle nous est un exemple salutaire, puisqu’elle nous enseigne que le travail et la fidélité au devoir peuvent engendrer la joie.