INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE NICOLAS GOGOL
À MOSCOU
Le Dimanche 9 mai 1909.
DISCOURS
DE
M. LE VICOMTE DE VOGUÉ
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Le Cardinal de Richelieu serait sans doute surpris de me voir ici : pour la première fois depuis sa fondation, l’Académie française a décidé de se faire représenter officiellement en pays étranger, à la commémoration solennelle d’un écrivain étranger. Mais je dis mal ; en envoyant son directeur actuel à Moscou, pour s’associer aux hommages que vous rendez à Nicolas Gogol, elle a voulu signifier que la Russie n’est plus, pour nous Français, l’étranger.
Les autres Académies de l’Institut de France ont mis le même empressement à accepter vos invitations. Doyen de notre délégation, j’ai l’honneur de parler au nom des éminents confrères qui m’entourent ; je sais qu’ils ont tous dans le cœur les sentiments que j’exprime pour nous tous. Comme les Compagnies fraternelles dont nous sommes les mandataires, nous estimons que nul homme, parmi ceux qui ont voué leur vie aux travaux de l’esprit, ne peut se désintéresser d’une manifestation où vous honorez le noble esprit qui a doté la littérature moderne d’œuvres impérissables.
Mieux que les contemporains de Gogol, nous pouvons le situer aujourd’hui à la haute place qui restera la sienne. Le temps l’a mis dans sa vraie lumière. Vous vous souvenez tous de cette troisième Lettre sur les Ames mortes où il écrivait, en répondant aux attaques provoquées par son livre : « L’homme russe s’est effrayé de voir son néant. », Aujourd’hui, devant le monument que vous consacrez au peintre de l’ancienne Russie, à l’évocateur d’une Russie nouvelle, on peut dire hardiment le contraire ; l’homme russe s’enorgueillit de voir sa grandeur symbolisée dans ce monument. Il y voit le prodigieux effort d’un des maîtres de sa pensée ; de celui qui s’arracha le premier aux conventions et aux amusements du romantisme pour inventer un réalisme sagace, exact dans l’étude et la description des hommes et des choses, épris de vérité, bienfaisant jusque dans ses cruautés, comme l’est le miroir qui nous montre nos tares et nos faiblesses pour nous apprendre à les corriger. Il y voit l’imitateur, le père indiscutable de ces admirables romanciers des années quarante, comme vous avez coutume de les appeler, Tourguénef, Gontcharof, Dostoïevsky ; et aussi de celui qu’il faut saluer d’ici, en nous tournant vers Yasnaïa-Poliana, comme le fondateur d’un empire d’imagination universellement établi sur les deux hémisphères.
Ces écrivains et ceux qui les continuent ont agrandi l’instrument créé par Gogol ; ils l’ont perfectionné ; chacun d’eux y a mis sa marque originale et s’en est servi pour traduire les idées, les sentiments de son époque ; mais tous ces vigoureux enfants sont sortis du Manteau de Gogol. Qu’il me soit permis de répéter ce que j’écrivais il y a un quart de siècle, ce qui m’apparaît encore avec la force de l’évidence. Ah ! cet humble manteau d’Akaky Akakiévitch ! C’est le manteau du prophète biblique, transmis aux disciples qu’il enlevait jusqu’aux cieux. Ce même petit tchinovnik, anatomisé comme une pièce d’amphithéâtre, objet de dérision et de douloureuse pitié, il posera plus d’une fois devant Dostoïevsky. Vous la trouvez déjà, cette pitié d’où jailliront bientôt la Maison des Morts, Humiliés et Offensés, vous la retrouvez définie comme la caractéristique de l’âme populaire dans un passage de la dixième Lettre aux Amis : « La pitié pour la créature tombée est un trait bien russe : rappelle-toi le spectacle qu’offre notre peuple, quand il assiste les déportés en route pour la Sibérie... » et tout ce qui suit.
Relisez dans les Ames mortes la biographie de Tentetnikof, ce propriétaire rural « lassé d’administrer des provinces distantes de mille verstes et où il n’a jamais mis le pied », qui revient s’établir sur sa terre, tout brûlant de grands projets, d’amour pour ses paysans, de zèle pour l’agronomie et les réformes, et qui, bientôt désillusionné, se laisse couler dans la torpeur filiale : ne reconnaissez-vous pas en lui l’ancêtre et le prototype de Lavretzly, de Bézouchof, de Lévine ? On le creusera à l’infini, on le dessinera dans tous ses gestes, mais on ne changera rien aux traits générateurs de l’ébauche jetée par Gogol. Ainsi pour beaucoup d’autres types essentiels du roman russe ultérieur, dont l’œuvre de Nicolas Vassiliévitch est la source mère.
Il inventa de nouvelles formes littéraires parce que son esprit s’ouvrait aux nouveaux besoins sociaux que ces formes allaient exprimer; parce que son cœur voulait ressusciter ces « âmes mortes » dont il dévoilait la misère avec une ironie pathétique. On a dit souvent que les Récits d’un chasseur de Tourguénef avaient sonné le glas du servage ; c’est vrai, mais ces Récits s’adressaient à des lecteurs déjà préparés aux rénovations prochaines par les réflexions que Gogol leur avait suggérées.
Le songeur si fortement remué par les premiers tressaillements des choses futures est en même temps le poète qui donne à la Russie une épopée historique, Tarass Boulba ; le gai conteur qui met toute la lumière, toute la malice joyeuse de son Ukraine natale dans les Veillées d’un hameau ; le dramaturge satirique du Reviseur, l’artiste excellent dans tous les genres où il s’est essayé. Et pour que rien ne lui manquât, pas même, hélas ! le malheur qui achève les grandes figures et les rend plus chères à notre compassion émue, Nicolas Vassiliévitch a sombré dans la tragédie intime que vous connaissez : génie brisé en pleine vigueur, terrassé par les affres de la maladie et du trouble religieux qui lui font détruire une partie de son chef-d’œuvre ; âme morte, elle aussi, du tourment de vouloir monter trop haut, et qui abandonna, à la fleur de l’âge, le corps dont vous gardez pieusement les restes dans votre monastère de Saint-Daniel.
Si national que fût ce génie, il ne vous appartient pas exclusivement, Messieurs. Tous vos frères des diverses familles slaves se réclament du maître commun. Je n’en veux qu’une preuve : un des meilleurs travaux que je connaisse sur Gogol et sur son œuvre est une thèse en langue française, soutenue devant notre Université de Lyon, en l’année 1901, par une jeune étudiante bulgare, petite-fille de l’archiprêtre de Philippopoli ; étude magistrale par l’intelligence du sujet et l’information littéraire dont elle témoigne. Mlle Raïna Tyrnéva payait ainsi sa dette de reconnaissance aux aînés qui avaient libéré son pays.
En dehors du monde slave, Gogol a des prises sur l’humanité tout entière, autant que son inspirateur et son modèle, Cervantès. Vous savez — il l’a conté lui-même — comment, au cours d’un voyage en Espagne, la lecture du Don Quichotte lui fournit le cadre où il développa cette idée des Ames mortes qui lui avait été suggérée par Pouchkine. Notre Mérimée comparait Gogol aux humoristes anglais ; c’est plus haut qu’il faut le placer, non loin de l’immortel Cervantès. L’ironiste espagnol embauma dans son rire mouillé de larmes une belle chose qui se mourait, l’idéal chevaleresque du moyen âge ; avec les mêmes procédés, l’ironiste russe ensevelit la vieille Russie, mais pour en susciter une meilleure. Comme Cervantès, Gogol a mis dans ses peintures toutes nationales une connaissance de l’homme si étendue, si profonde, que ces images localisées font vibrer les cœurs et réfléchir les esprits partout où il y a des hommes.
C’est pourquoi nous venons aujourd’hui, de l’autre extrémité de l’Europe, remercier le dispensateur d’un bienfait intellectuel dont nous avons notre part. C’est pourquoi le pays de Balzac et de Victor Hugo nous a chargés de porter son plus respectueux hommage au pays de Nicolas Gogol : nous l’offrons à la glorieuse mémoire du précurseur qui fit rayonner sur toutes les terres civilisées le génie russe, ce génie confirmé après lui par les chefs-d’œuvre littéraires que vous n’avez cessé de nous envoyer depuis cinquante ans, comme la plus belle et la plus forte des armées conquérantes.