INAUGURATION DU MONUMENT
DE RONSARD ET DE LA PLÉIADE
Le samedi 23 juin 1928
DISCOURS
DE
M. PIERRE DE NOLHAC
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
J’ai à remplir la double mission d’offrir à la Ville de Paris le buste de Ronsard, élevé par souscription publique ([1]), et de le saluer au nom de l’Académie française.
C’est le dernier acte du quatrième Centenaire de sa naissance, qui fut célébré, il y a quatre ans, avec un éclat que vous n’avez point oublié. Les monuments de Vendôme et de Tours étaient inaugurés. Des manifestations honoraient partout la poésie de la Pléiade, tandis que l’exquise musique française du temps renaissait sur ses vers. Les livres, les éditions et les conférences se multipliaient. Et les poètes qui avaient pris l’initiative de cette commémoration avaient la joie de rencontrer un assentiment dans le monde entier.
L’Angleterre, l’Écosse, la Pologne, l’Italie, la Hollande, d’autres pays encore, et avant tout la fraternelle Belgique, nous montraient, par des cérémonies publiques et répétées, combien le nom de Ronsard reste grand à l’étranger. Nombreux aussi furent les échos du Centenaire dans les universités d’Amérique, où notre langue est en honneur ; et nous gardons avec fierté le témoignage des écrivains d’Angleterre, que la plume, récemment brisée, de Sir Edmund Gosse avait rédigé, en hommage au poète à qui la Renaissance élizabéthaine est redevable de tant de services.
Initiateur du grand lyrisme européen, tel apparaît Ronsard aux yeux du monde ; tel il restera désormais parmi les héros de la littérature universelle.
C’est ce rôle éclatant d’initiateur qui nous obligeait à remplir, envers le vieux maître, un devoir de reconnaissance. Nous pouvons préférer, pour notre plaisir ou pour les confidences de notre cœur, tels ou tels poètes plus proches de nous ; mais tous, qu’ils soient d’autrefois ou d’aujourd’hui, qu’ils siègent aux temples sereins de l’art classique ou s’agitent sous les tumultueuses bannières du romantisme, tous appartiennent à la lignée de Ronsard. Beaucoup tiennent de lui leur inspiration directe ; il n’en est aucun qui n’ait bénéficié des efforts créateurs de son génie, qui ne lui doive la structure du vers, le mouvement du rythme, la forme des strophes lyriques et la langue même dont nous nous servons encore.
Qu’était la poésie des Français avant Ronsard ? ou plutôt qu’en restait-il après les grandes épopées du moyen âge et le suprême rayon lyrique jeté par Villon ? On la voyait s’éteindre et disparaître au profit d’une poésie en langue latine, qui ralliait, faute de mieux, les meilleurs esprits. Elle s’épuisait parmi les jeux pédants des rhétoriqueurs, la subtilité puérile des madrigaux de cour, ou l’imitation du pétrarquisme italien. Scève, Saint-Gelais, Marot lui-même, sont à peine des précurseurs. Maigre régal pour nous que cette littérature d’avant la Pléiade, et comme elle satisfait mal les esprits ardents de la Renaissance, en qui l’humanisme suscitait tant d’ambitions et de curiosités et qui aspiraient à exprimer par la poésie leur idéal, leurs passions et leurs rêves !
Un homme s’est trouvé à l’heure nécessaire pour fournir cette génération impatiente de l’instrument qui lui manquait et découvrir à ses contemporains, par la révélation de la Grèce, les sources mêmes de la beauté. L’événement survint vers l’an 1550, sous le règne du roi Henri II : La Défense et illustration de la langue française de notre Joachim du Bellay, en 1549, introduit et annonce les Odes de son ami Ronsard.
Tout aussitôt, le maître de vingt-cinq ans est acclamé. Il a pour lui les jeunes gens, les savants et les femmes. Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire des lettres, d’un succès plus prompt, d’une débâcle plus rapide des vieilles écoles, d’un rajeunissement plus total de la poésie d’une nation. Évoquons, dans le quartier même où elles furent vécues, à deux pas du lieu où s’élevait ce sanctuaire des Muses, ces heures qui furent les plus belles de la Renaissance. Cette jeunesse passionnée du collège de Jean Dorat, avide d’érudition et d’antiquité, l’est aussi de versification vivante; l’étude enthousiaste des Anciens l’excite à doter de trésors pareils la chère langue maternelle; le patriotisme soutient le labeur des écrivains ; et, par une illusion touchante, devant les œuvres qu’accumule la fécondité de leur chef, ils saluent en lui successivement notre Pindare, notre Anacréon et notre Homère.
Ce fut simplement Pierre de Ronsard et ce nom est assez grand. L’Europe entière l’admira avec son pays. Mainte littérature, l’anglaise, la polonaise, l’allemande, l’italienne même, reconnaît ce qu’elle lui a emprunté, ou s’honore d’avoir reçu de lui le premier élan d’un art national. L’œuvre de Ronsard apparaît à la critique étrangère comme la source de tout le lyrisme moderne.
Il arrive qu’en France quelques-uns s’en trouvent surpris ; c’est qu’ils ignorent tout de leur propre passé et n’en connaissent plus l’honneur. Mais nous, Messieurs, qui mesurons les raisons de cette vaste renommée, n’avions-nous pas le devoir de rafraîchir de nos mains pieuses la couronne du vert laurier ?
Il n’y a plus depuis longtemps à découvrir dans Ronsard le peintre de la nature et l’interprète de l’amour. Cependant, l’auteur des Sonnets pour Cassandre, Marie, ou Hélène, le paysagiste délicieux des bords du Loir et de la forêt de Gastine ne font qu’une moitié de notre poète. Envisageons d’autres aspects de celui en qui a chanté, comme dans Victor Hugo, toute la lyre.
Voici les fameuses Odes pindariques trop décriées, où les nobles images antiques, ressuscitées dans un cerveau français, parent de leurs couleurs rajeunies des imaginations nouvelles.
Voici les Hymnes, dans lesquels, pour la première fois encore, la pensée philosophique rencontre pour s’exprimer un vers solide et puissant, où les mythes grecs et latins revivent dans leur symbolisme éternel.
Voici les Poèmes, où tant de souvenirs de la vie du poète, ceux de l’amour et ceux de l’amitié, se mêlent à l’évocation pittoresque de son siècle.
Viennent enfin les Discours, où toutes les misères d’un pays déchiré par les factions, se retracent dans un cœur sincère, impitoyable aux fauteurs de désordre, fidèle à l’institution royale qui seule peut sauver alors l’unité de la patrie, plein de tendresse envers cette France qui réclame la concorde de tous ses fils, plein de pitié pour le pauvre peuple qui pâtit des fureurs des grands et dont la souffrance, étalée sous les yeux du poète, a fait jaillir ses vers indignés.
Ce ne sont plus là les douces chansons aux rythmes faciles, que mettent en musique Costeley ou Roland de Lassus ; ce ne sont plus les brillants devis pour égayer les reines aux carnavals de Fontainebleau ; ce ne sont plus les sonnets que Cassandre accompagne sur le luth près des fontaines vendômoises ou ceux qu’Hélène de Surgères répète avec mélancolie sous les hauts plafonds du Louvre. C’est une autre poésie, plus virile, plus élevée, souvent chrétienne, chargée de pensée et d’émotion, qui achève dans l’alexandrin français l’outil parfait, prêt à rendre tous les sentiments et toutes les idées, et qui donne à l’éloquence du vers droit d’accueil parmi les Muses.
Nous aurions voulu, Messieurs, au lieu des roses éphémères d’une journée, planter autour de cette stèle toutes les vieilles fleurs de France qu’a chantées Ronsard, celles qu’il a cultivées de ses mains dans ses jardins du Vendômois et de Touraine. À défaut de cet hommage, il recueillera chaque jour, désormais, celui de l’écolier studieux qui passera devant son image et peut-être celui du grand poète de demain. La place du père de la poésie française moderne était bien sur cette montagne de la jeunesse, où il a vécu et où il a prévu et préparé, par un labeur magnifique, sa descendance immortelle.
[1] Le « Comité Ronsard », qui a pris l’initiative d’élever le monument de Ronsard à Paris, a eu pour président M. Pierre de Nolhac ; pour vice-présidents, M. Henri de Régnier, de l’Académie française, Mme la comtesse de Noailles, M. Abel Lefranc, de l’Institut, et M. Paul Laumonier. La cérémonie d’inauguration a été présidée par M. Paul Bouju, préfet de la Seine, et par M. Delsol, président du Conseil municipal.