INSTITUT DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE
INAUGURATION DU MONUMENT DE MARMONTEL
À SAINT-AUBIN-SUR-GAILLON
Le 29 octobre 1899
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. GASTON BOISSIER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Je vous remercie, au nom de mes confrères, de nous avoir donné l’occasion d’apporter un souvenir pieux à la mémoire de celui qui fut le dernier secrétaire perpétuel de l’ancienne Académie Française. Marmontel avait été élu, en 1783, à la place de d’Alembert. C’était un très lourd héritage ; il le savait bien et ne l’accepta pas sans quelque frayeur. Il sut pourtant se faire honneur dans ces fonctions délicates, que la grande renommée de son prédécesseur et les graves événements qu’on traversait rendaient encore plus difficiles. Pendant les dix années qu’il les occupa, il vit se former l’orage qui allait emporter un monde. Toute une société disparut à la fois dans cette tourmente, et, avec elle, l’Académie, qui fut mal payée du zèle qu’elle avait mis à préparer les temps nouveaux. L’âme honnête et douce de Marmontel fut bouleversée par les violences qui accompagnèrent les débuts de la Révolution. Il voulut du moins s’en épargner le spectacle. Aux environs du 10 août, il quitta Paris et sa jolie maison des bords de la Seine, et marcha devant lui, à l’aventure, cherchant un pays où il pourrait trouver un peu de silence et de paix. C’est ici qu’il s’arrêta, Messieurs. Dans ce petit hameau d’Habloville, où le hasard l’avait conduit, il retrouva une ancienne connaissance, qu’il avait beaucoup négligée depuis qu’il n’habitait plus guère que les palais de Versailles ou les salons de Paris. C’était la nature, j’entends la nature rustique et vraie, non pas tout à fait celle qu’il a dépeinte dans ses livres, mais celle qui lui rappelait les campagnes du Limousin où il était né. Il nous dit qu’à la vue de ce paysage riant et calme, dans ces champs qu’ombrageaient les pommiers et les merisiers, parmi ces paysans qui sèment et qui récoltent, les souvenirs de son enfance lui revenaient à l’esprit. Il vécut ici sept années, entre sa jeune femme et ses trois enfants qu’il adorait. Je crois bien qu’il y aurait été heureux, sans les effroyables nouvelles qui ne cessaient de lui arriver de Paris, et qui le désolaient. Quelles douleurs n’éprouvait-il pas, quand il savait que tour à tour presque tous ces hommes distingués et ces femmes charmantes, qui l’avaient aimé et protégé, qui lui avaient fait goûter les douceurs de la vie mondaine, étaient frappés sans miséricorde ! Quel désespoir d’apprendre que, parmi ses confrères de l’Académie, quelques-uns comme Florian, Barthélemy, Laharpe, étaient jetés en prison, d’autres, les meilleurs peut-être et les plus honorés, Nicolaï, Malesherbes, Bailly ; périssaient sur l’échafaud, tandis que Condorcet et Loménie de Brienne étaient réduits à s’empoisonner, que Champfort se frappait de vingt-deux coups de rasoir, que Vicq d’Azyr se faisait ouvrir les veines, pour se dérober à la guillotine ! La seule ressource qui lui restât dans ces tristesses était de tâcher d’oublier le présent en songeant au passé ; mais que de peine il avait à y réussir ! Quand il parvenait à se reprendre et qu’il pouvait un moment travailler, il écrivait pour ses enfants le récit des événements de sa vie. C’est ainsi qu’il composa ces Mémoires, si curieux, si vivants, où il nous apprend tant de choses intéressantes du siècle dernier, et qui resteront son meilleur ouvrage.
On a paru quelquefois surpris, en les lisant, que, parmi les regrets qu’il exprime de sa vie d’autrefois, il ne se soit pas glissé quelques remords. Il a semblé à quelques personnes qu’il aurait dû se dire que, dans ces horreurs qui le glaçaient d’effroi, il avait sa part de responsabilité, et que, s’il ne les a pas commises, il est de ceux qui les ont préparées. N’a-t-il pas été l’ami, le disciple, le complaisant de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert ? N’a-t-il pas collaboré à l’Encyclopédie, écrit des ouvrages retentissants, où il expose et soutient les doctrines nouvelles ? Quel droit a-t-il à se plaindre d’en être la victime, puisqu’il en a été l’un des propagateurs ? Ces reproches qu’on a faits à tous ceux qui, comme lui, après avoir aidé au triomphe de la Révolution, se sont plaints amèrement de ses excès, je ne vois pas, dans ses Mémoires, qu’il se les soit adressés à lui-même. Nulle part il n’a désavoué ni le quinzième chapitre de Bélisaire, que censura la Sorbonne, ni ces protestations passionnées en faveur de la tolérance qui remplissent les Incas. Je crois bien qu’il ne se trouvait pas si criminel de les avoir écrites, et, s’il faut dire toute ma pensée, il me semble qu’il n’avait pas tort. Dans une société où, selon son expression : « Tout le monde vivait d’abus et de désordres », que devait faire un honnête homme ? N’était-ce pas son devoir de les signaler et de les flétrir ? Lesquels sont en réalité coupables de la catastrophe finale, ceux qui combattaient le mal, ou ceux qui par leur obstination ont empêché de le réparer ? Même après qu’elle s’est produite, ne peut-on pas comprendre que les honnêtes gens, qui croyaient avoir défendu la justice et le droit, n’aient pas éprouvé le besoin de s’en accuser et d’en demander pardon, comme d’un crime ? Est-il si surprenant qu’il s’en soit trouvé qui n’aient pas voulu renoncer entièrement à leurs espérances, malgré les démentis qu’elles avaient reçus, et qui aient conservé jusqu’à la fin leur foi dans l’avenir ? Loin de leur être sévère, j’avoue que je ressens une vive sympathie pour ces nobles âmes qui persistèrent dans les rêves généreux de leur jeunesse, quoiqu’ils en fussent les victimes, et qui, traînés à la mort au nom de la liberté, se retournaient vers leurs amis, pour leur dire, en leur faisant le dernier adieu : « N’importe ; il faut aimer la liberté ! »
Ce n’est pas que Marmontel n’ait rien trouvé à reprendre dans sa vie. Il n’avait pas assez d’orgueil pour croire qu’il n’eût jamais commis de faute. Il déplorait les égarements de sa jeunesse, le temps qu’il avait perdu « parmi les Nymphes, les Grâces, ou même parmi les Bacchantes », et celui que lui avait pris l’agréable oisiveté des salons du grand monde. Il nous a raconté l’impression qu’il éprouva quand il lut les écrits par lesquels J.-J. Rousseau, à quarante ans, débuta dans la littérature. Il détestait l’homme, mais l’écrivain lui parut merveilleux. En le lisant, il ne put s’empêcher de faire un retour sur lui-même : « Voilà, se disait-il, un homme qui s’est donné le temps de penser avant que d’écrire ; et moi, dans le plus difficile et le plus périlleux des arts, je me suis hâté de produire presque avant que d’avoir pensé. » Sa seule excuse, c’est qu’il était pauvre, et qu’il avait toute une famille à soutenir. Pour vivre lui-même et faire vivre les siens, il fut forcé d’écrire, quand il n’avait encore qu’une instruction de collège, et qu’il ne connaissait rien du monde et de la vie. Ne pouvant pas se donner le temps d’attendre qu’il eût du génie, il se contenta d’avoir du talent, ce qui est bien quelque chose. Aussi n’a-t-il pas été de ceux qui entraînent leur siècle après eux et le guident dans des voies nouvelles. Il s’est plutôt appliqué à suivre fidèlement le sien, s’accommodant à ses idées, se pliant à ses goûts, cherchant à lui plaire par les qualités auxquelles il était le plus sensible. C’est ce qui fit de son temps sa grande fortune littéraire ; c’est ce qui conserve encore aujourd’hui quelque intérêt à ses ouvrages. Il est le miroir fidèle d’une époque, il nous aide à la comprendre et à la juger. Quand nous voulons nous donner le plaisir de remonter un moment au passé et que nous le faisons revivre devant nous, nous nous représentons volontiers nos grands-pères lisant les Contes moraux, et nos grands-mères fredonnant quelque ariette de la Fausse Magie ou de Zémire et Azor. Voilà le service qu’il peut nous rendre, et ce service n’est pas à dédaigner. Assurément, il ne faut pas le mettre parmi les trois ou quatre grands écrivains dont la figure se détache et ressort dans la brume d’un siècle évanoui. Son image est plus indécise, mais elle ne s’est pas effacée. Il a eu cette heureuse fortune de laisser un livre qui le fait connaître, qui nous intéresse à lui, et défend son souvenir de l’oubli. Il est impossible que nous lisions ses Mémoires sans nous dire que l’auteur était un homme d’esprit, un très agréable écrivain, et qu’il méritait bien l’hommage que, cent ans après sa mort, nous venons aujourd’hui lui rendre.