Inauguration du buste de Chateaubriand
AU SQUARE DES MISSIONS ÉTRANGÈRES
Le 5 juillet 1949
DISCOURS
DE
M. RENÉ GROUSSET
de l’Académie française
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
En prenant ici la parole au nom de l’Académie française, je ne suis pas sans comprendre la difficulté d’une telle mission. Parler de Chateaubriand, c’est évoquer tout un monde ; c’est rappeler les origines mêmes de la sensibilité littéraires de notre XIXe siècle, les origines aussi de la France contemporaine, placée avec lui à la croisée des chemins. Mon confrère, Emile Henriot, qui, s’il avait été présent à Paris, eût été tout désigné pour l’actuelle cérémonie, a dressé de Chateaubriand une statue digne du buste que nous inaugurons aujourd’hui : « Vif et grand dans tous les domaines, maître génial dans son art, nous dit-il de René, organisateur superbe de sa vie et de sa légende, chef d’école, symbole des passions de son époque, ambitieux de toutes les supériorités, homme d’action, prospecteur de nouveaux mondes, couvrant de sa longue existence trois quarts de siècle, témoin du plus grand drame et de la plus grande épopée de notre Histoire tel est Chateaubriand ».
Ajouterai-je qu’à ses propres yeux Chateaubriand se considéra toujours aussi comme le héros malheureux de ce qu’il lui plut d’appeler « une vie manquée », expression qui nous étonne quelque peu dans une telle bouche, mais qui nous explique au fond toute sa conception du monde et de la vie comme tout son jugement sur son époque.
Tandis, en effet, que son contemporain — que, son seul contemporain, je veux dire que le seul de ses contemporains qu’il estimât à sa taille, tandis que Napoléon avait eu le privilège d’accaparer et de faire l’histoire, Chateaubriand se voyait réduit par un destin jaloux à se contenter pendant tout ce temps du rôle de spectateur, et, une fois l’Empereur tombé, du rôle de comparse, rôle odieux pour un génie de cette nature, en une heure aussi décisive pour l’orientation du pays.
Quand il nous affirme qu’il a pour cela manqué sa vie, nous avons peine à le croire. Attitude purement littéraire, ont pensé Sainte-Beuve et Jules Lemaître. Mais il y a un exemple analogue, et tout près de lui : l’exemple de Napoléon lui-même, jugeant que son échec devant Saint-Jean d’Acre, en l’empêchant de conquérir l’Asie; en le réduisant au rôle d’empereur d’Occident, lui avait fait manquer sa destinée. À l’heure où se fondait la France nouvelle, Chateaubriand a de même estimé qu’à deux reprises le sol s’était dérobé sous ses pas. Une première fois quand l’exécution du duc d’Enghien l’empêcha de collaborer avec le Premier Consul à la reconstruction du pays. Puis quand les hommes d’État de la Restauration et la Royauté elle-même refusèrent de le suivre dans l’action diplomatique aux larges vues à laquelle il les conviait. De ce fait, les Mémoires d’Outre-Tombe ressemblent au Mémorial. Le Mémorial est la méditation du génie sur un passé qui s’est retourné contre son auteur et dont tout le génie de son auteur ne peut faire que ce passé n’ait pas abouti au désastre. Les Mémoires d’Outre-Tombe sont, à chaque page, l’évocation de ce qui aurait pu être, si cet autre génie avait été libre d’agir de même sur le destin.
D’un côté l’amertume du « faiseur d’historie » dont les volontés, dont toutes les volontés se sont réalisées, mais réalisées pour aboutir à une des plus grandes catastrophes de son temps. De l’autre, la mélancolie du penseur qui, lui aussi, s’estimait de taille à pétrir un monde et auquel la glaise a été refusée.
Par là, nous comprenons l’attitude de Chateaubriand devant la destinée. Contrairement à ce qu’on a cru, ce n’est pas pure « attitude ». Mélancolie ou révolte, ce sont les sentiments de l’homme supérieur qui assiste à l’avortement des plus belles virtualités — de celles qui ne se présentent qu’une fois par siècle, voire par millénaire, — de l’homme qui a souvent discerné avec une acuité étonnante ce qu’il eût fallu faire (parfois bien peu de chose) pour que l’échec se tournât en réussite, mais auquel les moyens d’intervention ont été chaque fois interdits.
À l’aurore du Consulat, quand on pouvait croire que Napoléon ne s’annonçait pas encore dans Bonaparte, Chateaubriand a vu de quelle manière, en conciliant les bienfaits de l’ancienne tradition capétienne et ceux de la Révolution française, on pouvait fonder l’ordre dans la liberté
Il l’a vu à nouveau au début de la Restauration, cette reprise, après expérience, de l’œuvre de 89. Et deux fois de suite il a été témoin de l’incompréhension de ses contemporains laissant passer la conjoncture historique, l’heure favorable, l’offre du destin, vainement complice.
Libre à une critique mesquine de sourire du parallèle par lequel Chateaubriand, tout au long de ses Mémoires, en comparant ce qui fut à ce qui aurait pu être, se compare sans cesse comme homme d’État à Napoléon. A-t-il toujours tort ? Le politique aux vues profondes, est-ce l’homme qui, de 1800 à 1815, effectivement fit l’histoire ou celui qui rêva de la redresser ? Si l’un des deux introduisit le romantisme dans la direction du pays, est-ce Chateaubriand ? Les esprits positifs furent-ils les ministres qui acculèrent la Restauration à la faillite ou ceux qui dès 1822 tentèrent d’établir durablement chez nous la liberté à la manière anglaise ?
Comme Chateaubriand n’avait, nous affirme-t-il, entrepris son voyage d’Amérique que pour découvrir des passages inconnus entre continents, il a voulu découvrir le passage entre la tradition et la liberté. Comme il avait eu, dans l’ordre géographique, la hantise des nouveaux mondes, il a senti venir les temps nouveaux et en a, lui, le traditionnaliste par excellence, magnifiquement salué l’aurore. Ajouterai-je qu’au lendemain de Waterloo, il a, aussitôt, le premier, voulu rétablir en France une politique de grandeur, que sa guerre d’Espagne (quelle qu’ait été l’idéologie qui lui servit de prétexte) lui permit de faire rentrer notre pays dans le concert des grandes puissances et qu’enfin cette même politique de Chateaubriand, à la pratiquer avec quelque adresse et continuité, n’eût tendu à rien de moins qu’à effacer les conséquences des traités de Vienne en mous rétablissant sur le Rhin ?
Pourquoi s’étonner qu’il se soit irrité de l’incompréhension de ses compatriotes, de l’ingratitude des régimes, de la défection de ses propres amis ? Ses ralliements, nous dit-on, ne furent jamais que de courte durée, qu’il s’agît du Consulat ou des ministères de la Restauration. Mais il voyait le Consul dès la rupture de la Paix d’Amiens courir vers Waterloo, et la Restauration, dès 1824, s’acheminer vers les funestes Ordonnances.
Si, finalement, il survécut seul aux divers régimes dont il avait dénoncé les fautes et prédit le suicide, il n’y a pas seulement là l’attitude du bel acteur qui se drape dans le manteau des génies méconnus. Il y a, répétons-le, l’amertume du voyant qui a contemplé un monde obstiné au suicide ; la colère, à la fois, et de découragement du prophète auquel il ne reste qu’à attendre sur le rocher de la solitude l’arrivée des ouragans qu’il a vu poindre à l’horizon.
Que cette amère satisfaction ait convenu au romantisme de Chateaubriand, qu’elle lui ait permis, sans attendre l’outre-tombe, de sculpter plus noblement sa propre statue, nous n’irons pas jusqu’à le nier. Le grand penseur d’histoire était trop artiste pour ne pas profiter des compensations esthétiques qu’il retirait de ses échecs dans le domaine de l’action. Qu’il s’y soit voluptueusement complu, pouvons-nous lui en faire un reproche, puisque, aussi bien, les joies de l’action lui étaient, chaque fois, refusées ? Et du reste, pourrions-nous nous en plaindre, puisque la violence de ses refoulements, puisque la colère de son orgueil blessé nous ont valu tant de pages immortelles ? On l’a dit, la vie l’a, à tant d’autres égards, comblé (comblé de gloire, d’amour et de génie) que nous nous féliciterions plutôt de ses échecs politiques qui le maintinrent si heureusement en état de sourde révolte, tout en l’obligeant à laisser aux lettres le temps qu’il eût sans cela dilapidé à monter le courant du siècle.
Emile Henriot nous faisait naguère remarquer que le romantisme est « doloriste » et, avec amour, porte son cœur en écharpe. Là encore Chateaubriand, dans sa philosophie de l’histoire comme dans sa conception de la vie, est le premier des Romantiques, habile à faire « saigner sa douleur ». Ajoutons un sentiment que peu d’hommes en Occident auront aussi intensément éprouvé et que je ne retrouverais à un égal degré que dans la poésie bouddhique : le sentiment de l’écoulement universel des choses. Certes, de la Rose de Ronsard à la Tristesse d’Olympio, pour ne parler que de poésie française, c’est là un thème dont notre littérature a largement usé. Mais chez Chateaubriand, ce n’est pas l’écrivain seul qui en est pénétré, c’est l’homme. Sa mélancolie littéraire n’est que la traduction d’un pessimisme secret dont je ne connais pas d’égal en Occident.
Chez Schopenhauer par exemple, le pessimisme est une conception toute philosophique et cérébrale, non, comme chez notre grand Breton, une imprégnation permanente, un état d’âme originel, presque une volupté.
De l’amour (et jamais homme n’aura été plus aimé) il n’a voulu retenir que la tristesse des séparations et le déchirement des adieux éternels.
De la gloire (et nul, à certains égards, n’en fut plus environné), il n’a conclu qu’à la vanité pitoyable des honneurs. Des orages désirés et dont nul à ce point n’aura savouré l’ivresse, fût-ce à travers les ouragans, secrètement admirés par lui, de la Révolution et de l’Epopée, il n’a conservé que le désenchantement final, une fois la tempête apaisée. Il n’a gardé que le dégoût de la banalité revenue à l’époque (à nos yeux pourtant si heureuse) où sous le Roi citoyen la France s’ennuyait. Des plus beaux jours dont nous paraît tissée sa merveilleuse vie, il n’a ressenti, vécu par anticipation que la mélancolie des derniers soirs.
À cet égard, il dépasse un temps et par moment son pays, j’entends son Europe.
À la haute flamme qu’il a allumée sur un des sommets de notre Occident, répondent en effet, à l’autre extrémité de l’Eurasie, d’autres flammes que nous reconnaîtrions toutes pareilles. Quelque inattendue que soit pour nous semblable rencontre, tel poème en prose de Chateaubriand (car sa prose n’est que vivante poésie) trouverait sa réplique exacte chez les grands lyriques d’Extrême-Orient, à l’époque des poètes T’ang, chantres de l’écoulement universel des choses dans l’universelle vanité. Ces comparaisons auxquelles j’ai souvent songé ne sont pas simple jeu littéraire. À travers le temps et l’espace, une conception analogue de l’impermanence cosmique a donné naissance à des modes d’expression étrangement semblables.
« Chateaubriand, dit Emile Henriot, a élargi de vastes conquêtes le domaine littéraire. Il a propagé l’exotisme et la poésie du voyage. Il a instauré dans nos lettres le culte de l’individu. Il a osé prendre son cœur sans truchement comme sujet d’analyse en regardant le monde au travers. Il a ouvert la voie à la littérature subjective. »
On ne saurait mieux dire. Seulement une telle définition peut, très exactement, s’appliquer à la grande poésie bouddhiste et taoïste d’Extrême‑Orient, à l’époque de son apogée, vers le VIIIe siècle, ou plus généralement aux paroles les plus authentiquement attribuées dans l’Inde antique au Bouddha lui-même. Et cela est si vrai que le véritable héritier de Chateaubriand à cet égard n’est autre que Pierre Loti ; Loti, dont nous célébrerons prochainement la mémoire et chez lequel la mélancolie de la mer bretonne s’est si curieusement trouvée en harmonie préétablie avec l’appel des océans bouddhiques. Par ce successeur de René, le voyage de Paris à Jérusalem s’achève sur les reflets des Mers du Sud ou au fond des temples de Bénarès. Chateaubriand n’a pas seulement, au point de vue du métier, créé l’exotisme. Mieux encore, par sa divination, il a retrouvé sans le savoir les thèmes éternels de la grande poésie orientale. Sa conception des choses peut, à cet égard, (un de nos amis vietnamiens me le rappelait il y a peu de jours) être mise en parallèle avec la conception indienne.
Je n’ajouterai rien à un tel hommage. Il nous apprendrait, si nous l’ignorions encore, que dans la personne de notre grand romantique nous avons donné au monde un génie universel.