DISCOURS
DE M. BARBIER
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRONONCÉ
À L’INAUGURATION DE LA STATUE
DE RONSARD
À VENDÔME
Le 23 juin 1872
MESSIEURS,
C’est pour moi un honneur et une bonne fortune d’avoir été choisi par l’Académie française pour la représenter à l’inauguration de la statue de Pierre de Ronsard dans la célèbre et antique cité de Vendôme ; il était difficile que l’Académie ne répondit pas à votre appel à cause de la place élevée que votre compatriote occupe parmi les poètes lyriques du XVIe siècle, et aussi parce qu’il fut le membre le plus important de l’Académie du Palais, cette société littéraire formée par Henri III, devançant la pensée du cardinal de Richelieu et commençant, pour ainsi dire, son œuvre. Je viens donc, au nom de ma compagnie et pour mon propre compte, rendre hommage à cet illustre confrère du temps passé, et vous faire entendre quelques considérations générales au sujet de ses ouvrages et de sa personne.
Messieurs, un fait me frappe d’abord dans cette haute destinée littéraire : c’est l’inconstance de l’opinion à son égard. Voilà un noble esprit qui, de son vivant, est couronné du nom de Prince des poëtes, à qui un roi de France adresse de remarquables vers, une reine d’Écosse, belle et spirituelle, des louanges et des présents considérables, un écrivain idolâtré dans son pays, goûté à l’étranger, mis au niveau du Tasse, et qui, à cinquante ans à peine de sa mort, tombe du haut de sa renommée et disparaît presque entièrement du souvenir des hommes ; puis, après des siècles d’oubli, les orages de la Révolution, les guerres de l’Empire, arrive le magnifique mouvement littéraire de la Restauration, et le voilà réhabilité par la plume sagace d’un éminent critique, adopté hautement comme un des Chefs de la nouvelle école de poésie, et élevé aujourd’hui sur un trône de pierre, au sein de sa vieille cité, par l’enthousiasme, la générosité et le talent de ses compatriotes.
C’est là certainement un fait étrange et qui se rencontre rarement dans l’existence des écrivains fameux ; cependant il s’explique comme tous les événements de ce monde. Le temps, ce grand destructeur des choses, a beau sur terre amonceler les ruines, il n’anéantit jamais l’ouvrage où brille réellement l’étincelle du feu divin, il en flétrit seulement les parties fausses ou exagérées ; mais l’œuvre, en son meilleur, reste debout, et, contemplée par les yeux de la postérité sous un aspect plus net, elle inspire à l’égard de son auteur un redoublement de vénération et d’amour. Dans ce travail de retranchement et d’épuration, surtout en ce qui touche les productions littéraires, le temps est toujours aidé de la main des hommes. Toujours il se trouve des esprits qui, empreints d’idées et de croyances différentes, et armés eux-mêmes de l’autorité du talent, aperçoivent les côtés faibles de l’œuvre, les signalent aux intelligents et entraînent avec eux, pour des siècles souvent, la masse du public dans leur pensée de réprobation. Ces coopérateurs du temps n’ont pas manqué. Messieurs, à la gloire de Ronsard ; ai-je besoin de vous nommer les plus célèbres d’entre eux, Malherbe et Boileau ?
Malherbe et Boileau ! oui, tels furent les adversaires sans trêve de votre grand compatriote, ceux qui portèrent les premiers coups à son éclatante renommée, et ceux qui le ruinèrent dans l’opinion des âges suivants. Mais tous les procès se révisent, et les juges sont jugés à leur tour. On s’est demandé si les graves et sévères esprits qui le condamnèrent avaient toujours été dans le vrai, s’ils avaient eu raison sur tous les points ; la question s’est débattue il y a quarante ans, et elle nous semble aujourd’hui résolue à l’avantage de votre poète, témoin cette vivante et belle statue qui nous regarde.
Nul doute que Malherbe et Boileau n’aient obéi aux prescriptions d’un goût plus sûr et d’une logique plus rigoureuse ; nul doute qu’ils n’aient craint de voir, par l’impulsion d’un homme de génie, la langue française tomber dans l’obscurité, la redondance et l’abus des formes grecques et latines. Cependant, disons-le, en toute révérence de ces esprits sensés, n’allèrent-ils pas trop loin ? ne furent-ils pas, sous prétexte de correction, beaucoup trop des regratteurs de mots, suivant la fine expression de Regnier ? En somme, ne subissaient-ils pas l’influence d’un tempérament d’écrivain très-différent de celui de Ronsard ? À considérer l’histoire de notre littérature, il est aisé d’y reconnaître plusieurs courants d’esprits qui se croisent, se mêlent, mais se distinguent toujours. Ronsard émerge de celui d’où sont sortis Villon, Rabelais, Montaigne, Amyot, et plus tard, Molière et Saint-Simon ; ce n’est peut-être pas la veine la plus pure et la plus haute, mais c’est assurément la plus colorée. Malgré ses importations grecques et latines, et ses imitations de l’italien, Ronsard est un écrivain profondément gaulois : on le sent au choix de ses mots, tirés souvent du patois, à l’allure ondoyante de sa phrase, à la franchise de son expression et à l’abondance de ses images. Son œuvre est surtout remarquable par un vif sentiment de la nature ; en dépit de ses habitudes de cour et de ses airs de gentilhomme, il est un des poètes les plus sensibles au spectacle des champs, des eaux et des bois. Ce n’était pas une passion factice que celle qu’il avait pour la forêt de Gastine, les bocages de la Touraine et les rives du Loir ; leurs beautés rustiques l’émouvaient sincèrement, et il en a composé des tableaux si justes, si frais, que pour en retrouver d’aussi charmants il faut descendre aux pages de La Fontaine et de Jean-Jacques Rousseau. En cela, il a le mérite de concourir, du fond de son époque, à notre mouvement littéraire du XIXe siècle, mouvement, dans lequel on voit la poésie et la prose unir sans manière et sans jargon précieux le sentiment de la nature à l’analyse du cœur humain.
Ronsard ne fut pas un phénomène spontané qui s’éleva sur le sol des lettres, comme ces plantes qui poussent en une nuit d’orage ; il avait eu des générateurs parmi les poètes qui le précédèrent et des émules parmi ceux qui vécurent de son temps, mais il les surpassa tous en verve, en grâce et en imagination. D’une fécondité inépuisable, il écrivit jusqu’à ses derniers instants sans laisser voir trace de défaillance. Son style est toujours large, copieux, pittoresque, énergique et d’une sûreté de main extraordinaire. Sous sa plume, le vers français sort des gentillesses de Marot et des gaietés un peu courtes de Villon, et acquiert le nombre, l’ampleur et souvent la majesté du mètre latin ; il est en outre un inventeur de rhythmes tel que la poésie française n’en a pas connu d’aussi ingénieux et d’aussi puissant. À la distance de près de trois siècles, il nous apparaît comme un maître verrier des plus habiles tirant des éléments du langage en fusion une foule de vases aux formes harmonieuses, non sans tache à cause de l’imperfection de la matière, mais presque tous d’une rare élégance et excellemment faits pour servir au génie des poètes futurs dans l’épanchement de la douce liqueur des muses.
Il ne faudrait pas croire que chez l’illustre Vendômois l’art ait absorbé toute l’âme, et qu’il ne fut qu’un pur artiste, un poète impassible à l’instar de Goethe, et, comme lui, uniquement enfermé dans ses formes et ses rêves. Loin de là, Ronsard eut l’esprit accessible aux idées élevées et l’âme ouverte aux grands sentiments ; maître d’un instrument qu’il avait su rendre flexible et vigoureux, une haute ambition l’agita : il voulut glorifier l’origine de la royauté française, et chanter avec elle, tel qu’un autre Virgile, les gestes du peuple franc en Europe. Malheureusement, et c’était la faute de son temps, il manquait de science historique ; puis, trop influencé par l’œuvre latine, il avait oublié qu’une véritable épopée se tire toujours des entrailles d’un peuple, comme l’Iliade d’Homère ou la chanson de Roland, et il échoua dans son entreprise. La Franciade est restée à l’état de légende romanesque, au milieu des ouvrages du poète, et n’est plus qu’un objet de curiosité pour les amateurs de littérature ; n’importe, ce poème avorté, même inachevé, et qui contient cependant de fort beaux vers, n’en est pas moins un fait à la louange de Ronsard ; il atteste qu’au lieu de se borner à ciseler de merveilleux sonnets en l’honneur de ses passions amoureuses, l’écrivain gentilhomme sortit de son moi voluptueux et sentit vibrer en lui la fibre du patriotisme. Cette corde des hautes idées et des fiers sentiments ne résonne point que dans ce seul ouvrage, elle retentit aussi dans ses Hymnes philosophiques et ses Discours sur les misères du temps. Bien qu’imités du grec et encore trop affublés des parures de la mythologie, ses hymnes respirent les grandes doctrines du spiritualisme et le parfum des vérités chrétiennes ; quant aux discours sur les souffrances du pays, nous les préférons aux précédents poèmes parce qu’ils dérivent plus immédiatement du génie national et du fracas de l’époque. On y sent vivement battre un cœur français troublé et souvent indigné du spectacle que donnent les hommes et les choses. Là, Ronsard apparaît sous une nouvelle face, sous celle d’un satirique remarquable ; il semble même, en plus d’un endroit, devancer les véhémences d’Agrippa d’Aubigné, moins le cynisme amer et la partialité sanglante. Dans cette objurgation au large souffle, il embrasse tous les ordres de la nation ; gens de religion, papistes ou huguenots, magistrats, nobles, peuple même, tous ont leur part de réprimande, tous aussi sont invités par lui à la soumission, à la règle et à la concorde. Enfin, sa pensée ne met pas en oubli le souverain : avec son Institution royale il donne au jeune Charles IX, d’élégante et sinistre mémoire, des conseils pleins de prudence et de modération, écho sans doute de la voix du grand Michel de l’Hospital dont il fut l’admirateur et l’ami, sages conseils qui, s’ils eussent été écoutés, non moins que ceux de l’honnête ministre, auraient pu contribuer au bien du pays et à celui du prince lui-même.
Quoique Ronsard ait été favorisé de la fortune, grâce aux libéralités des princes qu’il servit, quoiqu’il ait été comblé d’honneurs et entouré d’une incessante admiration, il ne vit pas ses jours arriver à leur terme d’une façon paisible. La surdité qui l’affligea de bonne heure, la goutte qui le tourmenta de plus en plus, l’éloignèrent, avant le temps, de la cour et des plaisirs du monde. Puis, les luttes impies, les combats fratricides dont il faillit même un jour être victime l’attristèrent profondément. Attaqué avec force par les réformés à cause de son prétendu paganisme littéraire, il se défendit avec énergie, et l’on n’a pas oublié ses vers à Théodore de Bèze :
Ne prêche plus en France une doctrine armée,
Un Christ empistolé tout noirci de fumée
Qui, comme un Méhémet, va portant à la main
Un large coutelas rouge de sang humain.
Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au prince,
Cela n’est qu’un appast qui tire la province
A la sédition, laquelle dessous toi
Pour avoir liberté ne voudra plus de Roi…
Ronsard avait pénétré les actes peu réfléchis de bien des hommes du protestantisme, et il en était resté plus fortement attaché à sa foi et à son prince. On lui a beaucoup reproché d’avoir applaudi aux triomphes des armes royales et aux victoires des ducs lorrains sur l’hérésie. Les reproches sont fondés, mais peut-être trop rigoureux, car il agit en cela ni plus ni moins que Malherbe louant Louis XIII de la prise de La Rochelle, ni plus ni moins que maint grand esprit du règne de Louis XIV approuvant les dragonnades. Il faut l’avouer, Ronsard était avant tout poète et poète de cour, et, bien qu’il fût d’une nature généreuse et que, dans un charmant passage où il se peint au vif et sous les traits les plus aimables, il ait dit :
Au reste, je ne suis ni mutin ni méchant
Qui fais croire à ma loi par le glaive tranchant…
il ne pouvait guère comprendre le fond de la question qui remuait si terriblement la France et l’Europe. Il ne vit donc pas ce pour quoi tant de simples et honnêtes gens, au milieu de tant d’ambitieux, souffraient, combattaient et mouraient ; il ne vit pas ce que Henri IV, d’immortelle mémoire, pressentit et aida, non sans hésitation, la venue de la liberté de conscience dans le monde.
Ah ! Messieurs, que les biens d’ici-bas sont chèrement achetés, et comme, une fois acquis, ils sont remis souvent en péril par la passion humaine, ce qui nécessite de nouvelles luttes et, partant, de nouvelles misères ! Hélas ! tandis que, tout occupé de ce travail sur votre compatriote, je relisais, dans ses œuvres, les plaintes et les invectives éloquentes qui lui étaient arrachées par les horreurs de la guerre civile, je rencontrai, au milieu d’une description des ravages causés à sa chère province, ces vers touchants :
Forests, quel crève-cœur, quelle amère tristesse
Vous tenoit quand jadis la germaine jeunesse
Qui sent toujours la bise éventer son harnois
Sans crainte briganda le sceptre des François,
Et, s’enflant de l’espoir d’une fausse victoire,
Vint boire, au lieu du Rhin, les eaux de notre Loire !
Je sentis combien le poète avait dû éprouver d’amertume à voir ce nouveau malheur, le fléau de l’étranger, s’ajouter aux autres, et je songeai que, nous aussi, il y a un an au plus, nous traversions les mêmes épreuves. Cette fois, ce n’était pas le fanatisme religieux qui poussait le père contre le fils, le frère contre le frère, et couvrait la terre de ruines, mais les passions sauvages et anti-sociales d’une inepte démagogie égorgeant, en la personne du prêtre et du citoyen, la liberté civile et religieuse. Ce n’étaient point des ambitions de famille princière qui amenaient l’étranger sur notre sol, mais des idées de conquête et de suprématie politique, surprenant l’Europe en pleine civilisation et ébranlant dans les cœurs les plus fermes la foi au progrès de l’humanité. Notre désastre a été grand, immense ; cependant il n’a pas été sans gloire, surtout aux lieux où je parle.
Le monument que vous venez d’ériger en l’honneur des Français tombés dans les batailles de Vendôme le proclame hautement. Oui, ici, un noble effort a été fait contre l’invasion allemande ; il s’est trouvé un habile général et de courageuses populations pour le tenter, et les combats sur la ligne du Loir, combats d’une armée tenant tête à des forces supérieures, resteront, avec l’opiniâtre résistance de Châteaudun, un des faits les plus beaux de l’histoire malheureuse de nos dernières années. Ah ! que Ronsard, ce brave gentilhomme, ce fier poète, en eût tressailli d’aise au milieu de ses angoisses, lui qui aimait tant sa patrie et qui disait d’elle en un splendide langage :
Soleil, source de feu, haute merveille ronde,
Soleil, l’âme, l’esprit, l’œil, la beauté du monde,
Tu as beau t’éveiller de bon matin et choir
Bien tard dedans la mer, tu ne saurais rien voir
Plus grand que notre France…
Pour moi, j’éprouve une véritable consolation à vous rappeler devant son image le douloureux mais héroïque souvenir de ces luttes grandioses.
Messieurs, en élevant sur le pavois, aux portes du jardin de la France et du pays des élégances architecturales, le prince des poètes du XVIe siècle, vous avez vraiment fait une œuvre équitable. Depuis longtemps on avait accordé à nos grands poètes du XVIIe siècle les honneurs de la place publique, la France du XVIe attendait pour le sien cette faveur suprême : elle y avait droit, car ces deux époques n’ont pas moins l’une que l’autre travaillé à la formation de notre admirable langage. Si les écrivains du Mile siècle n’ont pas atteint la perfection, ils l’ont préparée, et. Ronsard doit être cité dignement dans ce labeur à côté des Rabelais, des Montaigne et des Amyot. Quelques esprits difficiles ou peu renseignés demanderont peut-être ce qu’en définitive il restera de cette illustration du temps passé : nous répondrons : le souvenir historique d’un grand effort, et, avec cet effort, nombre de poésies admirables de fond et de forme, ouvrages qui, émanés d’un sentiment vrai, d’une passion réelle, et écrits en dehors de toute pensée systématique, semblent nés d’hier par leur superbe allure et leur vive couleur, ouvrages, enfin, qui, malgré quelques archaïsmes de mots et de tours de phrase, vivront assurément autant que notre langue. Ce n’est pas une gloire médiocre que celle d’avoir contribué aux jouissances intellectuelles d’une nation, en augmentant ses richesses littéraires et en perfectionnant son instrument poétique : ce n’est pas un mince mérite que celui d’avoir ardemment cherché le beau et d’en avoir cueilli la fleur divine. Soit clans sa vie, soit dans sa mémoire, l’écrivain est toujours récompensé des résultats heureux de sa noble passion. D’où qu’il vienne, la patrie en est fière. Homme du présent ou du passé, plébéien ou noble, elle ne voit en lui que l’être qui lui a fait honneur, et, d’un cœur généreux, elle l’acclame, le couronne et lui dresse des statues. Ah ! puisse l’exemple de ce grand poète immortalisé par le bronze exciter plus que jamais l’émulation dans nos âmes ! puissent les études sérieuses et les grands travaux littéraires reprendre partout avec force ! puisse-t-il en jaillir bientôt une nouvelle moisson de fleurs éclatantes qui calme les esprits, purifie les cœurs et ensevelisse sous un voile d’or et d’azur nos affreuses ruines ! puisse, enfin, le monde dire, à la vue de notre prompte renaissance : IL NE FAUT JAMAIS DÉSESPÉRER D’UN PEUPLE QUI AIME LE BEAU !