INAUGURATION DE LA STATUE DE CUVIER.
RAPPORT FAIT À L’ACADÉMIE PAR M. MICHAUD,
AU NOM DE LA DÉPUTATION ENVOYÉE À MONTBÉLIARD.
Séance du 10 septembre 1835.
L’Académie française a désiré avoir un rapport par écrit sur la mission que ses députés viennent de remplir à Montbéliard. Je crains de n’être pas assez bien servi par ma mémoire, et de rendre faiblement tout ce qui s’est passé dans les solennités littéraires dont nous avons été témoins heureusement, toutefois, que la renommée m’est venue en aide et qu’elle vous a déjà raconté ce que j’avais de plus intéressant à vous dire.
Nous sommes arrivés à Montbéliard le 22 août au soir ; le lendemain devait avoir lieu la cérémonie de l’inauguration ; on avait choisi ce jour, le 23 août, parce qu’il était l’anniversaire de la naissance de Georges Cuvier. À notre arrivée dans la ville, M. le maire et le conseil municipal nous ont avertis par des messagers que nous serions logés dans les maisons des principaux habitants ; la députation de l’Académie des sciences, qui nous avait précédés, celles des Académies de Besançon et de Strasbourg avaient été reçues de la même manière. Les soins, les prévenances de l’hospitalité ne nous ont pas manqué, et la cordialité de nos hôtes a été si franche que chacun de nous aurait pu croire qu’il revenait dans sa propre famille, ou qu’il arrivait chez un ancien ami.
Dès le matin du 23, le son des cloches et le rappel de la garde nationale ont annoncé la solennité de la journée. Une statue en bronze, ouvrage de David, s’élevait dans la place Saint-Martin devant l’hôtel de ville, près du collège où Georges Cuvier avait commencé ses études, et non loin de la modeste maison où il naquit. Derrière la statue était dressée une grande tente ornée de guirlandes où devaient se placer les dames de Montbéliard et l’orchestre. On avait rangé en face et sur les côtés du monument un grand nombre de sièges destinés à recevoir les magistrats qui représentaient la cité, les notables de l’arrondissement, les membres des deux clergés, les députés des compagnies savantes. On remarquait sur un des côtés de l’enceinte les élèves du collége ; et tous ces enfants assemblés n’étaient pas ce qu’il y avait de moins curieux à observer dans la cérémonie, car ils étaient comme la représentation d’une génération nouvelle, comme la postérité elle-même qui venait mêler ses couronnes à celles des contemporains.
La cérémonie devait commencer à neuf heures : tout le monde a pris place. Nous avions autour de nous une multitude immense ; la place Saint-Martin était couverte de peuple ; la foule était aux fenêtres, sur les toits des maisons. Tout à coup on a donné le signal, et la toile qui couvrait a demi la statue est tombée ; alors mille voix se sont fait entendre : C’est bien lui, c’est Georges Cuvier, s’écriait-on de toutes parts. Nous avons pu revoir notre célèbre confrère debout et comme vivant ; il porte à la main ce crayon qui l’aida souvent dans ses études de la nature ; à côté de lui sont quelques-unes de ces reliques du monde primitif avec lesquelles il sut recomposer des êtres perdus ; sa physionomie s’anime, son front rayonne comme si quelque grande vérité venait de lui être révélée ; le génie paraît ici avoir mis l’artiste dans la confidence de ses nobles pensées, et ces pensées vivent et respirent sur le bronze. Tout le peuple a tenu longtemps les yeux attachés sur ce monument, et le silence le plus religieux a régné dans l’assemblée.
M. le sous-préfet de Montbéliard s’est avancé au pied de la statue ; après avoir salué l’image, objet de la vénération publique, il a peint le deuil qui avait rempli la cité lorsqu’on y avait appris la mort de Cuvier ; il a raconté comment une souscription avait été ouverte pour élever une statue au bienfaiteur du pays, au célèbre naturaliste ; comment les compatriotes, les amis, les disciples, les admirateurs de Cuvier étaient parvenus eu peu de mois à mettre debout ce monument du patriotisme, de l’amitié et de la gloire. M. Duméril, organe de l’Académie des sciences, a succédé à M. le sous-préfet de Montbéliard ; il nous a montré Cuvier se plaçant, dès ses premiers pas dans la carrière, à la tête des maîtres de la science ; il l’a suivi dans ses chaires, dans ses cours, où venait l’admirer l’Europe savante, dans ses travaux d’histoire naturelle où il était si heureusement secondé par une mémoire à laquelle rien n’échappait, par une sagacité qui devinait tout, par une vaste intelligence qui embrassait tout ; il l’a suivi dans ces études patientes, dans ces recherches profondes qui lui ont ouvert en quelque sorte les archives de notre globe, et qui nous ont fait connaître les grandes révolutions qu’a subies cette terre, demeure et domaine de l’homme. Après M. Duméril, notre ami et confrère M. Nodier a pris la parole, et dans quelques mots courts et précis comme le style lapidaire, il a heureusement caractérisé ce génie fécond qui a honoré à la fois deux Académies, ce double talent de bien voir et de bien dire, le don des découvertes et des grandes pensées uni au mérite d’une expression toujours claire et souvent éloquente ; alliance heureuse, rare privilége qui n’est accordé qu’a des hommes tels que Fontenelle, d’Alembert, Buffon, Laplace. Il était juste que celui qui avait si souvent et si bien loué les morts célèbres, qui avait prononcé devant l’Institut de France l’éloge funèbre de tant de savants illustres, trouvât à son tour des panégyristes comme MM. Nodier et Duméril.
L’Académie nous avait permis d’emporter avec nous l’Épître à Cuvier qu’elle a couronnée dans son dernier concours de poésie ; notre honorable ami M. Roger, après avoir expliqué par quel heureux à-propos cette pièce avait été couronnée, en a lu plusieurs fragments ; les vers de M. Bignan, à qui le nom de Cuvier avait porté bonheur, ont été parfaitement écoutés, et tout le peuple a jugé comme l’Académie française. Plusieurs discours ont été ensuite prononcés. M. Duvernoy, M. Valencienne, tous deux élèves de Cuvier et marchant sur ses traces, ont parlé, l’un au nom de l’Académie de Strasbourg, l’autre au nom du Muséum d’histoire naturelle de Paris ; M. Victor Tourangin, préfet du Doubs, a parlé au nom de l’Académie de Besançon, dont il est le président annuel. M. Blondeau, députe de Montbéliard, M. Rossel ancien maire, ont aussi rendu un éloquent hommage à la mémoire de Cuvier ; M. Rossel, son compagnon d’étude, son ami de collége, a vivement intéressé l’auditoire en rappelant avec une naïveté élégante plusieurs traits de l’enfance et de la jeunesse de Cuvier : les premiers pas d’un homme de génie dans une carrière qu’il ne connaît point, les premiers essais d’une intelligence qui s’ignore, cet instinct de la gloire qui se mêle aux jeux et aux exercices du premier âge de la vie, tous ces détails biographiques dont l’amitié seule se souvient, tous ces commencements d’un grand homme sont bien curieux à entendre devant sa statue, en présence du peuple assemblé pour son apothéose. M. le maire de Montbéliard a parlé le dernier ; il a remercié tous ceux qui ont concouru à l’érection de la statue, tous ceux qui ont apporté des couronnes académiques au pied du monument : « Les ouvrages de Cuvier, a-t-il dit, pouvaient sans doute suffire à sa gloire ; mais n’est-ce pas un vœu légitime et honorable que de vouloir consacrer ses traits et de conserver son image dans le lieu où il est né ? Et puis, a-t-il ajouté, n’est-ce pas ainsi qu’on popularise le génie ? » Ces paroles qui caractérisaient si bien la solennité dont nous étions témoins, ont retenti dans immense auditoire, et les acclamations qui les ont suivies nous ont prouvé que M. le maire, comme tous les orateurs de la cérémonie, avait fidèlement exprimé l’esprit et les sentiments de la population de Montbéliard.
Après les discours, une musique harmonieuse s’est fait entendre ; trente jeunes femmes, vêtues de blanc, et autant de jeunes hommes, ont chanté une cantate composée en l’honneur de Cuvier. Dans ce concert qui a duré une demi-heure, tous les airs ont été exécutés avec une rare précision et un ensemble parfait. Tous ceux qui composaient ce brillant orchestre, appartenaient à la patrie du grand homme dont on célébrait l’apothéose et pour qu’aucune gloire ne manquât en ce jour à la cité, la musique de la cantate était l’ouvrage d’un artiste né à Montbéliard. M. Kuhn, professeur au Conservatoire était venu lui-même de Paris pour assister à la cérémonie et diriger l’exécution de son œuvre patriotique. Après le concert, la garde nationale de Montbéliard a défilé devant la statue ; tous les gardes nationaux de la ville, tous ceux des environs, ceux-là en uniforme, ceux-ci dans leur costume villageois, s’étaient réunis sous les drapeaux ; la garde nationale de Belfort avait envoyé un détachement pour assister à la fête. Dans la soirée les rues ont été illuminées ; un grand banquet a été donné à l’hôtel de ville auquel ont assisté les députations des diverses Académies. Un bal brillant, qui a duré toute la nuit, a couronné cette journée solennelle.
J’avais assisté, l’année dernière avec plusieurs de nos confrères, à l’inauguration de la statue de Corneille cette cérémonie nous avait présenté un spectacle magnifique et imposant ; mais peut-être y avait-il quelque chose de plus touchant dans cette population de Montbéliard qui se pressait tout entière autour de la statue de Cuvier, dans le spectacle qu’offrait une petite et modeste cité qui avait uns en dehors tout ce qu’elle avait de beau, d’éclatant pour fêter la mémoire d’un de ses citoyens. Il est vrai de dire toutefois que plusieurs générations nous séparent de Corneille, que le père de la tragédie française n’est plus connu que par ses chefs-d’œuvre, tandis que les traits de Cuvier nous étaient encore présents, et que la plupart de ceux qui environnaient sa statue avaient été ses amis, ses parents ou ses disciples, ce qui donnait à son apothéose l’aspect et l’intérêt d’une véritable fête de famille.
Pour achever de peindre le spectacle que nous avons eu sous les yeux, je dois ajouter que tout s’est passé dans le plus grand calme, dans le plus grand ordre ; nous avons pu remarquer dans les joies du peuple à cette solennité, un caractère de gravité qu’on ne voit pas toujours dans nos fêtes populaires. Le peuple n’est peut-être pas beaucoup plus instruit qu’il ne l’était il y a un demi-siècle, mais il sent mieux la gloire des sciences et des lettres ; il a plus de respect, plus de bienveillance pour ceux qui les cultivent avec supériorité, ce qui a pu contribuer à polir ses mœurs. J’ajouterai que le désir de s’instruire a pénétré peu à peu dans les populations, et que partout la multitude ne demande pas mieux que d’être plus éclairée. L’Académie française, qui est maintenant connue du peuple puisqu’elle est appelée à couronner les vertus du pauvre, l’Académie qui a tant de prix à donner, peut concourir efficacement à cette révolution pacifique des esprits, à cette amélioration de la société.
Le 24 août, le lendemain de l’inauguration de la statue, nous avons fait nos adieux à la patrie de Cuvier, et nous avons pris la route de Besançon ; en arrivant dans cette ville, il ne nous a pas été permis de loger ailleurs qu’à l’hôtel de la Préfecture ; d’augustes personnages y ont été reçus autrefois ; ils ont été reçus sans doute avec plus de magnificence, mais on ne saurait être accueilli avec plus de cordialité que ne l’ont été les modestes ambassadeurs de l’Académie française. M. le préfet du Doubs a tout à fait oublié l’homme politique et s’est fait homme de lettres pour nous recevoir : il y a dans cette hospitalité quelque chose de si ingénieux, quelque chose de si français, que je croirais avoir oublié une circonstance importante de notre voyage si je n’en parlais pas à l’Académie. Le préfet, le lendemain de notre arrivée, a réuni dans un grand banquet les notabilités littéraires de la ville ; Besançon a beaucoup d’hommes instruits et plusieurs savants dont l’Europe connaît les noms. Une députation de l’Académie des sciences lettres et arts, est venue nous prier d’assister à la séance publique qui devait se tenir le 26 ; quoique notre départ pour Paris fût arrêté, nous n’avons pu résister à cette honorable invitation. Au jour et à l’heure marqués, une seconde députation est venue nous prendre à la Préfecture, et nous avons été conduits dans la salle où l’Académie tient ses séances. Tous les académiciens étaient présents ; un auditoire nombreux et choisi s’y trouvait rassemblé. Ce qui nous a d’abord frappés dans ce sanctuaire des lettres, c’est le portrait de notre ancien secrétaire perpétuel M. Suard ; la mémoire de M. Suard est honorée dans sa ville natale comme elle l’est parmi nous. Le président de l’Académie, M. Tourangin, a ouvert la séance par le récit de ce qui s’était passé à Montbéliard ; il a de nouveau remercié l’Académie française et l’Académie des sciences de s’être associées aux honneurs rendus à la mémoire de Georges Cuvier. L’Académie de Besançon a proclamé ensuite le nom du jeune Franc-Comtois qu’elle a choisi pour recevoir l’encouragement annuel de quinze cents francs, légués par madame Suard. M. le secrétaire perpétuel a célébré en termes éloquents cette fondation de madame Suard dont l’objet est d’entretenir l’émulation parmi la jeunesse studieuse du Doubs, et qui peut-être un jour donnera un émule, un compagnon de gloire à Cuvier. Dans cette même séance, nous avons entendu un rapport très-bien fait sur le concours académique de 1835, et plusieurs lectures en prose et en vers, qui nous ont fait juger que dans l’Académie de Besançon les traditions du bon goût sont religieusement conservées.
Après cette séance publique, l’Académie en corps nous a reçus dans un banquet où des toasts ont été portés à la gloire des lettres, à la fraternité des corps savants ; je ne puis vous rendre, Messieurs, tout ce que vos députés ont éprouvé au fond du cœur pour les témoignages d’affection et d’estime qu’on leur a donnés dans cette réunion ; j’espère que vous en serez touchés comme nous et que vous prendrez quelque intérêt à ces rapprochements fraternels, à ces relations amicales entre deux académies. De pareilles communications, si elles se renouvelaient quelquefois, ne pourraient que tourner à l’avantage et aux progrès des lettres et des sciences. Tous les hommes qui consacrent leurs veilles à l’étude seraient plus dignement et mieux encouragés, car les véritables encouragements pour les gens de lettres et les savants sont ceux qu’ils se donnent entre eux. Heureux ceux qui suivent la noble carrière des sciences et des arts, s’ils se recherchaient, s’ils se rapprochaient davantage, s’ils mettaient souvent en commun leurs travaux leurs lumières, même leur gloire, si leurs rapports littéraires, si leurs liens académiques avaient quelque chose des sentiments de la famille ou de l’amitié !