DISCOURS
M. CAMILLE DOUCET
DIRECTEUR DE L’ACADEMIE FRANÇAISE
PRONONCÉ
À L’INAUGURATION DE LA STATUE
DE CHATEAUBRIAND
À SAINT-MALO
Le 5 septembre 1875.
MESSIEURS,
L’éloge de Chateaubriand n’est plus à faire.
Si j’avais eu la témérité de l’entreprendre, après tant d’autres, je me le reprocherais doublement à cette heure, quand le successeur même de Chateaubriand, quand l’éminent confrère qui l’a si bien connu et si bien loué, quand M. le duc de Noailles est ici.
Une tâche moins haute, mais bien grande encore, et pour moi bien lourde, nous a été assignée comme un devoir, et nous l’avons acceptée avec empressement, comme un honneur et un plaisir.
Heureuse de répondre à votre appel, de si loin qu’il lui fût adressé, l’Académie française nous a chargés de venir, en son nom, rendre encore avec vous hommage à la gloire de celui qui restera le plus illustre parmi vos illustres concitoyens.
Si d’impérieux devoirs n’eussent retenu notre cher et vénéré secrétaire perpétuel, à qui la force et le courage ne font jamais défaut, le directeur et le chancelier se fussent récusés à coup sûr, l’un et l’autre, pour prier M. Patin de prendre ici la parole, de la reprendre, devrais-je dire, car deux fois déjà, dans deux circonstances solennelles, sur la première tombe de Chateaubriand d’abord, et, un an plus tard, sous les voûtes mêmes de l’Institut, sa voix s’élevait, avec autant d’autorité que de charme, pour prononcer deux de ces éloges qui ne s’oublient pas, et dont vous entendrez du moins l’écho :
« Poésie, éloquence, histoire, critique, art d’écrire, par lui tout a été vivifié, fécondé, et, quand cet astre, levé pendant cinquante ans sur les lettres françaises, s’est abaissé vers l’horizon, elles étaient encore éclairées de ses derniers rayons, et teintes de sa couleur. »
Ce n’est pas moi, Messieurs, c’est M. Pen qui parle.
« Les monuments de Chateaubriand seront respectés de l’avenir, ajoutait-il ; j’en ai pour garant le respect qu’il professa toujours, lui, le hardi novateur, pour les gloires légitimes du passé. »
Non-seulement, Messieurs, l’avenir, ce qui était l’avenir alors, a respecté les monuments que, dans un premier enthousiasme, les lettres et les arts avaient consacrés à cette gloire légitime du dix-neuvième siècle, en gravant partout à la fois le nom, les traits et les louanges de Chateaubriand ; mais voici qu’aujourd’hui même, après trente de ces années qui, comme les campagnes de nos soldats, mériteraient de compter double, alors que, dans son inconstance et son caprice, le temps a brisé tant d’autels à qui l’éternité semblait promise : devant vous, Messieurs, devant la France entière qui s’en émeut sans qu’elle s’en étonne, devant une foule ardente accourue de toutes parts pour répondre à vos sentiments et pour se joindre à votre hommage, un monument nouveau vient de s’élever dans vos murs, une statue nouvelle se découvre, comme par enchantement, à nos regards.
Ingrate patrie ! s’écriait Scipion aux portes de Rome, tu n’auras pas même mes os !
Heureuse, au contraire, trois fois heureuse et digne de l’être, la patrie de Chateaubriand ; elle aura tout de lui : son berceau, sa tombe et sa gloire !
Je ne céderai pas, Messieurs, à la tentation de retracer ici, même en peu de mots, une histoire que vous connaissez tous, et que pourraient apprendre de chacun de vous ceux qui auraient le malheur et le tort de l’ignorer.
Écrite… — j’allais dire chantée par lui-même, l’épopée de Chateaubriand est aujourd’hui la dernière, la plus belle peut-être et la plus poétique légende de votre belle et poétique Bretagne.
Ouvrons-les, ces pages immortelles, dans lesquelles le grand penseur versa tout le trésor de sa pensée ; et, guidés par elles, guidés par lui, quittons un moment cette place, témoin de ses premiers jeux avec les jeunes marins du port, avec Surcouf enfant peut-être, inclinons-nous devant cette maison où « la vie lui fut infligée », et qui en a gardé l’orgueil, non le remords ; montons sur les gigantesques remparts d’où sa grande âme s’élançait vers l’infini ; contemplons ces mille rochers qu’il contempla si souvent lui-même, et sur le plus haut desquels il voulut que reposât son cercueil confié à votre garde ; et de là, Messieurs, suivons, s’il se peut, dans l’espace ce jeune homme, pâle et fier, noble et triste, au cœur blessé, qui s’échappe de cette ville comme d’un nid d’alcyons posé sur les flots, et dont, sans compter les vautours, tant d’aigles s’étaient envolés avant lui !
Dévoré d’ardeurs qu’il comprend à peine, entraîné, à son insu, par le grand exemple de ses ancêtres et des vôtres, avide de découvertes comme Jacques Cartier, ambitieux de conquêtes comme Duguay-Trouin, mais marchant aux mêmes buts par d’autres voies ; c’est aussi vers le nouveau monde que René s’élance ; moins encore pour satisfaire sa vaste curiosité, que pour distraire son vague et inexorable ennui, pour ensevelir sa mélancolie dans les savanes ; « sauvage parmi les sauvages ; » pour demander enfin aux solitudes le soulagement d’un mal dont bientôt il nous rapportera la contagion. — La contagion et le remède !
Le doute avait abattu son cœur ; la foi le relève. Fortifié par elle, et préparé désormais pour toutes les luttes, l’auteur du Génie du Christianisme et des Martyrs est revenu du pays des Natchez ; et le voilà qui rentre en France pour y mettre au service des plus nobles causes sa plume d’or, meilleure qu’une épée.
Sans relâche depuis lors, et pendant un demi-siècle, tour à tour et tout ensemble poète et diplomate, orateur et publiciste, ministre de la veille et candidat du lendemain, écrivain de génie toujours ; se rapprochant, par ses travaux et sa destinée, de Montesquieu et de Fénelon, de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre ; du Dante aussi et du Tasse ; du Camoëns et de lord Byron ; mais ne cessant jamais de rester lui-même ; chef d’école en littérature, et chef d’école en politique, il connaîtra de cette double royauté toutes les douceurs et toutes les amertumes, toutes les faveurs et toutes les disgrâces, tous les flux et tous les reflux ; non sans que chez lui l’orgueil s’en indigne, mais sans que le courage y succombe.
Je n’ai pu nommer Voltaire parmi les grands hommes dont s’est rapproché Chateaubriand.
Un jour pourtant, Messieurs ; alors que votre illustre compatriote n’était qu’un enfant encore, l’immortel exilé de Ferney venait aussi de rentrer dans Paris ; mais pour y mourir ! Envoyé par l’Amérique à la France, Franklin voulut le visiter et lui présenta son petit-fils, « Dieu et la Liberté ! » dit le vieillard à l’enfant, en étendant la main sur sa jeune tête. « Rappelez-vous ces deux mots. »
Ces deux mots, Messieurs, ces deux derniers mots de Voltaire, est-ce du petit-fils de Franklin, de Franklin, même, de Washington ou de Lafayette, dans l’ancien ou le nouveau monde, que Chateaubriand les entendit ? n’est-ce pas plutôt dans son cœur qu’ils étaient écrits d’avance ? mais ils furent comme sa devise, comme la consigne de sa vie entière, pour ce fils des preux, qui, dominé à la fois par la conscience du passé et par l’instinct de l’avenir, respectant la tradition et inspirant le progrès, s’efforça courageusement de concilier tout, et de tout réconcilier : la poésie et la politique, l’ordre et l’autorité, la royauté et la loi, « Dieu et la Liberté ! »
Ce qu’il fit, Messieurs, et ce qu’il fut, comment aurait-on pu l’oublier ici, lorsque partout on s’en souvient !
Au nom de l’Académie française, qui revendique aussi pour elle la gloire de Chateaubriand, je salue sa nouvelle image ciselée avec tant d’art dans un bronze éternel, à l’honneur de cette cité féconde, qui enfanta plus de grands hommes que, dans son étroite enceinte, elle n’aurait, de place pour leur élever à tous des monuments dignes d’eux et dignes d’elle.
Un hommage suprême semblait dû par ses concitoyens au plus glorieux fils de Saint-Malo : votre dette est payée, Messieurs ; et, fiers de le posséder à leur tour, vos vieux murs n’envieront plus à l’Océan qu’ils bravent cette tombe sans nom que Chateaubriand avait rêvée près du ciel, que vous avez creusée pour lui dans le granit, et que le Grand-Bey vous garde au milieu des flots !