Nous sommes réunis ce matin en mémoire de Jean Mistler, dont les obsèques ont eu lieu à Sorèze où l’un des nôtres représentait, en costume, l’Académie française.
C’était avant-hier, dans une église proche, la messe de Requiem pour Stéphane Mistler, sa femme, qui est morte trois semaines après lui.
Pour Jean Mistler, nous disons les mêmes prières que pour les membres de la Compagnie quand ils nous quittent ; nous implorons de la même manière la miséricorde infinie. Il y a cependant, me semble-t-il, un accent particulier dans ces prières et dans ces implorations : en effet, jean Mistler fut notre Secrétaire perpétuel. On est plus ou moins lié avec les autres confrères, tout en les estimant et les admirant tous ; mais des liens personnels — j’allais dire inévitables — se créent avec un Secrétaire perpétuel, au moins dès la première visite de candidature. Et tout au long des années où il assume sa charge, nous sommes conscients des responsabilités qui sont les siennes.
Marie-Dominique Lancelot a écrit : « Qu’il soit ici remercié de m’avoir fait le plus précieux cadeau, la fierté d’être sa fille. » Chacun met pareillement dans son intervention auprès de Dieu quelque chose qui lui appartient en propre. Pour ma part, je remercierai toujours jean Mistler, que soutenaient plusieurs confrères, d’avoir proposé en ma faveur un mode d’élection qui convînt à un religieux. C’est un devoir pour moi de le rappeler. Je suis heureux à l’Académie ; j’oserai inviter ceux que ma présence réjouit pareillement à me rejoindre dans une plus grande ferveur faite de reconnaissance.
L’un des plus beaux jugements que l’on ait portés sur jean Mistler le fut par un de ses amis. Il parla de « cet être d’exception qui était à soi
seul un monde ». Les éléments de ce monde, vous les connaissez. Nous sommes restés sous le charme de cet homme aux multiples dons, à la grande séduction, dont la mémoire était infaillible, et qui demeura toujours curieux du visible et de l’invisible.
De grandes épreuves, de nature diverse, apportèrent dans cette longue vie leur lot d’amertume. Mais il y avait chez lui la force et le courage d’une ascendance enracinée dans la terre du Languedoc, près de cette Montagne noire qui surplombe son village. En le recevant à l’Académie, notre cher Marcel Brion disait que Jean Mistler était « un classique-né et un romantique d’aspiration » : d’où l’équilibre d’une culture et d’une existence. Et puis nous savons tous que la musique était pour lui un royaume et un refuge. Je l’entends encore me commenter le Dona nobis pacem de la Messe en si de Schubert. En ce domaine, sa conversation était inépuisable. Sait-on aussi — quitte à en être surpris — la part de rêve qu’il cultivait ? Avec une vive pénétration psychologique, Marcel Brion affirmait : « Il existe peu d’hommes qui sachent faire au rêve, dans leur vie, la place qui lui revient et qu’on ne doit pas lui refuser sans, pour cela, devenir inapte à la vie. »
Certes, beaucoup évoqueront, lié à cette amertume, un scepticisme qui se voulait parfois ironique, et qui était toujours pathétique. Homme du présent, fermement attaché au passé, aimant le raconter non sans quelque nostalgie, Jean Mistler demeurait marqué de façon profonde par le collège dominicain de Sorèze dont il était Président des anciens élèves. Je me souviens de son émotion quand je l’accompagnai pour célébrer là-bas ses quatre-vingts ans. Je ne manquerai pas au respect des consciences en faisant de lui le croyant qu’il n’était plus, mais je ne manquerai pas davantage à la vérité en évoquant ces rencontres où il regrettait que le christianisme fût symbolisé dans les pays latins par un simple crucifix, alors que l’accompagnaient les Christ en gloire qu’il avait vus dans les églises d’Orient. Quand je lui rendis visite pour la dernière fois, quatre jours avant sa mort, il me dit de façon inattendue des paroles d’espérance. Après tout, n’a-t-il pas lui-même écrit : « L’enfant est le père de l’homme et ses premières années orientent toute sa vie » ?
Voilà donc qu’ont disparu presque en même temps Jean et Stéphane Mistler.
Chaque fois qu’un être proche nous quitte ainsi, il est difficile de se faire une raison, et l’on cherche son ombre dans la maison qu’il habitait ou bien à la place qui était la sienne dans la salle des séances de l’Académie. Surtout, on se demande ce que sont devenus ces parents ou ces amis. Le chrétien s’étonne du silence de l’Évangile. Pourquoi le Christ, qui a donné tant de preuves de sa tendresse, ne nous a-t-il pas éclairés ? Pourquoi n’a-t-il pas répondu à la question que se posent et se poseront avec une ardente et douloureuse curiosité tant de familles éprouvées ?<?xml:namespace prefix = o />
En fait, la réponse, Jésus nous l’a donnée. Il a parlé du royaume de son Père. Il a affirmé qu’il allait préparer une place à ses Apôtres. Il a prié son Père pour qu’aucun de ceux-là qui lui avaient été confiés ne se perde. De nos défunts, on déclare couramment qu’ils sont partis pour « un monde meilleur ». La formule n’est pas inexacte, mais ce monde meilleur est le Ciel, mystère d’amour. Aussi le Christ affirme-t-il : « Je veux que, là où je serai, ils soient eux aussi avec moi. »
Le Christ parle du royaume en termes d’amour ; il ne peut pas en dire davantage. Comment voulez-vous que l’on explique l’amour ?
Cependant, on peut deviner, on peut discerner ce mystère d’amour, mystère de joie et de plénitude, sur le visage d’hommes et de femmes qui, en faisant un don total d’eux-mêmes, rayonnent cet amour.
Je pense à une Mère Teresa, une Sœur Emmanuelle, un Abbé Pierre, et à tant d’autres qui ne seront jamais connus ici-bas, dont les yeux au moins reflètent quelque chose du bonheur éternel. Il ne s’agit pas d’hommes et de femmes qui se soient séparés de la tragédie humaine. Il s’agit de serviteurs et de servantes prenant au pied de la lettre les Béatitudes.
Vous avez tous dû faire une expérience comparable à celle-ci : un soir, alors que la nuit tombait, je me rendais à l’ossuaire de Notre-Dame-de-Lorette, en avançant sur le champ de bataille. Au fur et à mesure que je progressais, se précisait dans la chapelle ce que jusque-là je n’avais pas remarqué. Il vous est arrivé, n’est-ce pas, de connaître le même étonnement en approchant d’une maison de campagne illuminée et vers laquelle vous vous rendiez.
Seigneur, ton royaume, nous ne pouvons le connaître en ce moment qu’en laissant grandir en nous ta charité. Un instinct viendra alors des profondeurs de nous-mêmes pour nous rappeler la vision dont bénéficia le bon larron quand il entendit la parole du Christ : « Aujourd’hui même tu seras au Paradis. »
Seigneur, nous ne sommes pas réunis ici pour une célébration officielle. Quel que soit le Credo de chacun, et même s’il n’a pas de mot pour te nommer, nous sommes venus nous recueillir dans le souvenir de Jean Mistler. Permets que par la grâce de ton amour, et dans la communion avec nos morts, nous puissions ouvrir sur les êtres et sur les choses ce que saint Paul appelle « les yeux illuminés du cœur. »