SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 18 décembre 1980
Gobineau et la Grèce
PAR
M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel
Arthur de Gobineau est un des plus grands méconnus de notre littérature. On a vu, au XIXe siècle, naître et mourir bien des gloires bruyantes et éphémères, mais, à l’inverse, de très grands écrivains n’ont pas été appréciés à leur valeur par leurs contemporains. Un homme comme Stendhal a vécu presque ignoré, donnant rendez-vous à la postérité pour 1880. Gérard de Nerval, lorsque la police le décrocha, un matin de 1856, pendu devant la porte d’un asile de nuit, rue de la Vieille-Lanterne, avait sept sous dans sa poche ! Quant à Gobineau, ses collègues diplomates ont vécu à côté de lui en le considérant comme un homme d’esprit, un original aux boutades souvent amusantes et parfois déplaisantes, mais aucun ne soupçonnait l’importance de son œuvre, et son roman des Pléiades, qui est un des deux ou trois plus grands de notre langue, édité à 1500 exemplaires en 1874, n’était pas encore épuisé en 1919 ! Cela représente une douzaine d’exemplaires vendus chaque année. Nous sommes loin de nos auteurs à succès, mais le temps se chargera, là aussi, de rétablir la justice.
Ignoré du public toute sa vie, Gobineau a subi une autre mésaventure, posthume celle-ci : il est devenu un méconnu, on a parlé de lui, mais en commettant un contresens énorme sur son œuvre. L’Allemagne l’a adopté, elle en a fait un champion du nationalisme. « Gobineau ? Oui, c’est le père du racisme », a-t-on pu lire.
Il est impossible de se tromper plus lourdement sur la pensée d’un écrivain. En effet, dans son Essai sur l’Inégalité des Races humaines, dont on parle beaucoup, mais qu’on lit assez peu, Gobineau a montré que les races possèdent des aptitudes diverses et inégales ; et il a toujours considéré qu’entre ces aptitudes si variées, certaines compensations se produisaient. En tout cas, lorsqu’on a voulu faire de lui un ancêtre du nazisme, on a totalement oublié que, s’il a exalté la race aryenne, il a célébré son rôle dans le passé, un passé très éloigné, quinze ou vingt siècles avant notre époque, mais il a toujours affirmé qu’il n’existait plus, en Europe, aucun peuple de race pure, et que toutes les races dégénèrent lentement, jusqu’au bourbier final, où, selon lui, la civilisation doit s’engloutir.
Soutenir de telles idées, vers 1850, prophétiser, au milieu du XIXe siècle, l’inévitable déclin de la race blanche, annoncer qu’après avoir civilisé le monde, l’Europe perdrait peu à peu sa primauté, n’était-ce pas faire preuve d’une intuition de visionnaire ?
Cependant, une réaction se manifeste, depuis trente ans. Après mon édition des Pléiades, plusieurs autres ont suivi et, certaines années, il a paru plus d’articles sur l’Inégalité des Races que sur les romans de Balzac. Ainsi, le rendez-vous que Gobineau n’avait pas donné, comme jadis Stendhal, à la postérité, a tout de même été honoré par elle.
Arthur de Gobineau est né en 1816. Il a été diplomate de 1849 à 1876, et sa carrière ne fut point particulièrement favorisée par le soleil du quai d’Orsay, où les Affaires étrangères s’installèrent sous Napoléon III. En effet, Gobineau a débuté comme secrétaire d’ambassade à Berne, il a été ensuite en poste à Hanovre, puis en Perse ; de retour en Europe, il fut chargé d’une mission à Terre-Neuve. En 1862 on l’envoya de nouveau en Perse, comme Ministre cette fois, puis il est allé à Athènes, à Rio de Janeiro et à Stockholm — légations peu recherchées à cette époque. Il a donc parcouru à peu près tout l’univers diplomatique de son temps, et ce cursus a été passablement troublé, il faut bien l’avouer, par ses imprudences.
Heureusement, cette activité n’était pas la seule pour lui. À côté de ces voyages, dont certains, comme le premier en Perse, furent de véritables explorations, à côté de son énorme Correspondance diplomatique, qui formera environ vingt volumes si on la publie, Gobineau a beaucoup écrit : des romans (cinq ou six dans sa jeunesse, et un grand roman de maturité), deux très beaux volumes de nouvelles, des souvenirs de voyage, des poèmes, comparables — en quantité seulement, je dois le dire — à ceux de Lamartine, plus une dizaine de volumes d’histoire et de sociologie ; l’Essai sur l’Inégalité des Races, l’Histoire des Perses, l’Essai sur les Religions d’Asie Centrale, un livre très curieux sur l’Origine du langage, et enfin un Traité des Écritures cunéiformes.
Habituellement, le mot « diplomate » évoque un fonctionnaire mesuré dans ses propos, qui observe longuement les faits et les hommes et porte sur eux des jugements nuancés. Gobineau est à l’opposé de cette image. Deux petits faits vous montreront son caractère.
À Rio de Janeiro, lorsque, après avoir remis ses lettres de créance, il alla pour la première fois faire une visite, au domicile privé, du ministre des Affaires étrangères, il sonna à la porte. Personne ne répondit. Gobineau tira tellement fort sur le cordon de la sonnette qu’il l’arracha, puis, il le déposa avec soin sur le paillasson, et rentra à sa Légation.
Quelque temps après, à l’Opéra de Rio, on donnait la Favorite. Un médecin très connu, le docteur Saboïa le bouscula dans les couloirs, Gobineau saisit le personnage par sa cravate et l’étrangla à moitié. C’était, malheureusement, le cousin du président du Sénat, et malgré l’amitié de l’empereur don Pedro, Gobineau fut obligé de quitter le Brésil.
Il connaissait d’ailleurs parfaitement ce défaut de son caractère, et il écrivait à sa jeune amie athénienne, Marika Dragoumis, à propos de Wagner : « Quand on vous dira du mal des Maîtres Chanteurs, concluez-en que celui qui vous parle est un âne. C’est ce que vous pouvez en penser de plus charitable, et je suis toujours pour la modération. »
Ce préambule un peu long peut-être n’était pas inutile pour vous expliquer certains passages de la Correspondance diplomatique dont je vais vous citer des extraits, qui ne sont pas précisément modérés.
Gobineau a été quatre fois en Grèce. Il y est d’abord passé en 1855 et en 1861, lorsqu’il se rendait en Perse. Il y a fait ensuite un séjour de près de quatre ans, comme Ministre à Athènes, de 1864 à 1868. Il y est enfin revenu en 1876, accompagnant don Pedro, l’ancien empereur du Brésil, dans son voyage autour de l’Europe.
Gobineau a beaucoup écrit sur la Grèce. Deux nouvelles : le Mouchoir rouge et Akrivie Phrangopoulo, qui ont paru dans les Souvenirs de voyage ; quatre grands articles dans le Correspondant, et, bien entendu, ses nombreuses dépêches officielles.
Lorsqu’il vit pour la première fois Athènes, il fut séduit par la beauté du site, et, quand il y repassa pour la seconde fois, en 1861, il écrivit à sa fille une lettre, que j’ai publiée il y a bien longtemps :
« Il n’y a rien au-dessus de l’arrivée à Athènes, quand, à l’horizon, on voit sortir de la mer les lignes des côtes et des montagnes, qui se prolongent à l’infini, violettes sur le bleu du ciel le plus pur, et que, de tous côtés, une mer immense — vous savez : Amphitrite — s’étend, limpide et couverte d’un azur foncé et profond : les îles qui apparaissent çà et là. C’est Egine d’abord, et d’autres noms aussi retentissants. Je ne trouve rien de comparable au monde à cette vue-là... »
Un autre jour :
« Je reviens d’Eleusis. J’ai vu les ruines du temple. Mais ce qui m’a paru le plus beau, c’est un groupe de jeunes filles grecques puisant de l’eau dans un puits antique. Les attitudes, les costumes, le paysage : c’était une scène tout antique. Adieu, ma fille chérie... etc. » Ne dirait-on pas un quadro de Chénier ?
En 1864, Gobineau aurait préféré être nommé en Allemagne, où il avait déjà fait un séjour fort intéressant dix années auparavant.
Son vieil ami, le comte de Prokesch-Osten, diplomate autrichien qui présidait la Diète de Francfort, et dont la conversation passionna Gobineau, par ses souvenirs sur l’Orient et aussi sur le duc de Reichstadt, dont il avait été l’ami le plus fidèle, l’avait prévenu que le poste d’Athènes lui réserverait bien des déceptions : « Vous ne serez pas envié. C’est un pays remis, par la sagesse des puissances, au bon plaisir de têtes creuses et de mauvais drôles. »
Gobineau lui répondit : « Comte, je ne préfère aucun poste à un autre, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’Amérique latine. J’ai le sentiment que je me débrouillerai là comme j’ai fait ailleurs. Je ne demande pas beaucoup aux hommes, et je ne me fâche pas quand ils ne me donnent rien du tout. »
Arrivé à Athènes le 17 novembre 1864, il y trouva une situation politique fort embrouillée. La Grèce était indépendante depuis peu de temps, mais elle avait déjà usé un roi, Othon de Bavière, chassé en 1862 par un soulèvement militaire. On eut quelque peine à trouver un autre prince disponible, et le choix des puissances tomba sur Guillaume-Georges, fils du roi de Danemark, né en 1845, et qui n’avait donc pas tout à fait dix-neuf ans. Il débarqua au Pirée en 1863. On vota rapidement une Constitution. (Il est toujours plus facile de voter une Constitution que de l’appliquer ensuite. La France en sait quelque chose !)
Le jeune souverain qui montait sur le trône n’était nullement préparé à son rôle. Il avait amené avec lui, comme conseiller, un Danois, le comte de Sponneck, plein de bonnes intentions, mais n’ayant, lui non plus, aucune expérience politique.
Le tableau de la situation que Gobineau a tracé est curieux.
« Je ne comprends pas, écrit-il au Quai d’Orsay, comment, sans nulle racine dans le pays, sans armée, sans budget voté, se piquant de gouverner strictement dans les voies d’une Constitution assez déraisonnable, l’homme d’État danois réussira à se tirer d’embarras. Il parle mal des Grecs et ne s’en cache pas. Le roi en parle plus mal encore. Je ne devine pas comment, avec un peuple aussi susceptible et aussi fier, on réussira ainsi à se faire aimer... » (29 novembre 1864).
« Le personnage royal apparaît d’ailleurs comme un jeune homme assez sympathique. Il fait, le matin, des assauts de boxe avec le baron de Schmitthals, chargé d’Affaires de Prusse... Le roi est très curieux d’activités physiques, et il se plaît d’autant plus avec le chargé d’Affaires de Prusse qu’il le trouve complaisant et patient dans les jeux de pugilat. Ils font chaque jour des assauts de boxe où Sa Majesté frappe toute seule. » (16 décembre 1864.)
Dans une autre dépêche, du 25 mai 1865, nous lisons que Georges Ier fatigue dans une journée « cinq chevaux et trois aides de camp ». Parfois, il se permet de grosses espiègleries : un jour, pendant un voyage en province, il aperçoit un âne dans un champ. Au lieu d’écouter les discours de bienvenue que lui adressent les autorités locales, Sa Majesté file dans le champ, saute sur l’âne, lui bourre le ventre de coups de pied, et part au quadruple galop par-dessus les haies et entre les oliviers !
Dans un autre endroit, Georges Ier, pendant qu’on lui débite une harangue, entend des grognements. Il demande ce que c’est. On lui dit que ce sont des cochons enfermés dans une étable. Le roi s’esquive et va libérer les porcs, qui se répandent aussitôt dans toutes les rues du village. Cela met une certaine fantaisie dans le cortège officiel !
En somme, un gamin sympathique, mais nullement fait pour son métier de souverain dans un pays difficile.
De son côté, Gobineau commit des maladresses. C’était dans son caractère. Il était impulsif, peu prudent, et il considérait, après avoir séjourné longtemps en Perse, que le Ministre de France, dans un pays comme le jeune royaume de Grèce, devait être considéré comme une sorte de tuteur des pouvoirs locaux. Il y avait bien un peu de vrai, puisque la France, l’Angleterre et la Russie étaient les puissances protectrices, mais la Grèce n’était tout de même pas un protectorat, et, partant d’une trop haute idée de sa mission, le Ministre de France à Athènes accumula les impairs.
Un jour, pendant qu’ils assistaient à une cérémonie peu intéressante, un concours de tir de la Garde nationale, les ministres d’Angleterre, d’Italie, de Turquie, de Prusse et de France allèrent fumer quelques cigares dans la tente qui leur était réservée. Le roi leur fit faire des observations par son chef du protocole. Gobineau répondit que c le Ministre de France, représentant une puissance protectrice, pouvait être appelé à donner des conseils au gouvernement hellénique, quelquefois même à faire entendre des paroles de blâme, mais jamais à recevoir des leçons ».
Un tel style est plutôt rare dans la carrière. Et là, nous apparaît le fond même du caractère de Gobineau. Il disait : « Je suis un Mérovingien ». Ce mot a pris aujourd’hui un sens burlesque, mais, il y a un siècle, il évoquait un homme bardé de fer et ne pliant jamais. Gobineau croyait, ou plutôt faisait semblant de croire, qu’il descendait d’un Viking « débarqué en Normandie en l’an 843 » — j’aime cette précision ! Il a publié un volume pour soutenir, à l’aide de documents, évidemment peu convaincants, cette généalogie fabuleuse, et il aurait pris volontiers à son compte la fameuse apostrophe de ce grand vassal à qui un roi demandait : « Qui t’a fait duc ? », et qui répondait : « Qui t’a fait roi ? »
Arthur de Gobineau, dans ses fonctions de ministre à l’étranger, se considère vraiment comme « plénipotentiaire », c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, comme un homme tout-puissant, et n’admet pas de s’incliner devant des souverains, surtout quand ils ont trente ans de moins que lui.
L’incident n’eut pas de suites graves, mais il reçut du Ministère une dépêche regrettant « qu’il ait cru devoir relever avec autant de vivacité » les observations du roi.
La suite de la correspondance de Gobineau est fort amusante à feuilleter. En Grèce, les élections amènent chaque fois de violents incidents. Celles du printemps de 1865, par exemple, marquèrent un succès de l’opposition. Gobineau écrivit : « Il n’y a pas plus d’une quinzaine de tués. Vu la situation et les habitudes du pays, on peut considérer que toutes choses se sont passées pacifiquement. »
En marge, le fonctionnaire chargé à la Sous-Direction d’Europe de la lecture des dépêches a tracé un énorme point d’exclamation.
Gobineau, après son départ de Grèce, a résumé ses impressions dans une série d’articles du Correspondant. Quelques extraits vous montreront que son esprit est aussi mordant que celui de Voltaire. Voici son analyse des crises ministérielles :
« Un nouveau Cabinet, en arrivant au pouvoir, ne trouvait pas les coffres de l’État aussi bien garnis qu’on aurait pu le désirer. On renvoyait sans doute l’ancien personnel, et c’étaient autant de gens qui allaient allumer le feu d’une opposition irréconciliable. Mais ce qu’on promettait aux fonctionnaires nouveaux, on le leur promettait à échéance, et les appointements de personne n’étaient payés. » Quant aux ministères, « à peine nés, ils mouraient et tombaient ; un autre les remplaçait, que le mort d’hier ressuscité, piquait aussitôt, aiguillonnait et fatiguait jusqu’à ce qu’il l’eût fait choir à son tour... Dans l’espace d’un mois, les différentes légations accréditées à Athènes ont reçu quatre notifications de quatre ministères successifs, leur annonçant que la confiance du roi venait de leur confier le portefeuille, et, quatre fois, ces légations ont exprimé la vive satisfaction qu’elles éprouvaient de cette communication. Un de ces ministères avait duré précisément douze heures. »
Naturellement, les véritables maîtres du pays étaient les brigands. À quelques kilomètres d’Athènes, si l’on ne voyageait pas escorté d’une troupe nombreuse, on était à peu près sûr d’être rançonné. Cela se passait quelquefois bien, car, si l’on payait à temps, on n’était pas trop mal traité.
Mais citons quelques passages de la correspondance de Gobineau « J’ai vu, raconte-t-il, une lettre écrite par le bandit Kitzos à un riche industriel qui avait au Laurion des intérêts considérables. Je ne crois pas avoir jamais rien lu de plus poli que ses propositions d’une amitié dont les termes devaient se discuter à un déjeuner sous les colonnes du temple de Sounion.
Une autre histoire, encore plus charmante, fit beaucoup de bruit et est encore conservée dans quelques mémoires.
« Dans un petit port de mer hellénique, une frégate anglaise était stationnée momentanément et les officiers passaient la soirée dans une famille habitant une villa à peu de distance des autres habitations. Un soir, une heure à peine après que les derniers visiteurs s’étaient retirés, la maison fut envahie par les brigands, qui enlevèrent la fille du logis, jeune personne de quinze à seize ans, et l’emmenèrent dans la montagne. »
On frémit d’horreur en pensant à tout ce qui a pu se passer. Mais Gobineau nous rassure : « C’est, dit-il, une notion fort heureusement établie chez les brigands que la moindre insulte faite à une femme amène, pour le coupable, la certitude d’une mort misérable dans le courant de l’année. Il n’y a donc jamais à craindre de danger de cette nature.
« Mais, dans le cas actuel, la famille était d’autant plus désespérée que la jeune captive était d’une santé fort débile et semblait incapable de supporter les fatigues et les inquiétudes de la situation qui lui était faite. On négocia donc l’affaire de la rançon aussitôt qu’on le put. Mais, comme la demande était énorme, les pourparlers durèrent quelques semaines avant que la jeune demoiselle eût pu être mise en liberté.
« Enfin, le jour si impatiemment, si ardemment désiré par les parents arriva. Ils revirent leur fille, et ils la revirent guérie de tous ses maux, forte, bien portante, florissante et gaie. Les brigands lui avaient fabriqué une sorte de chaise, dans laquelle elle avait été portée, tantôt sur le dos de l’un, tantôt sur le dos de l’autre ; elle ne marchait que quand elle le voulait. Chaque soir, elle trouvait une tente de branchages et de manteaux, toute préparée, avec un lit, et une ou deux paysannes, requises et pavées par les brigands dans le village le plus voisin pour venir la servir. On lui avait fait venir d’Athènes du sucre, du café et du thé. La vie en plein air lui réussit à merveille, d’autant plus que la tenue irréprochable de son escorte avait promptement eu raison de ses premières alarmes.
Tout cela coûta, cependant, un peu cher. » Ne croit-on pas lire un chapitre du Roi des Montagnes, d’Edmond About ?
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La vie de notre ministre à Athènes était celle de toutes les légations à l’époque. Le travail n’était pas accablant. Un jeune secrétaire, M. d’Ideville, nommé en Grèce, raconte dans ses Souvenirs que Gobineau l’accueillit en ces termes : « Il y a fort peu à faire ici. Vous serez absolument libre. Le courrier partant chaque vendredi, nous jouissons d’un repos relatif tout le long de la semaine. »
Gobineau n’était pas de ces chefs qui sont tout le temps sur le dos de leur personnel et font recommencer deux ou trois fois les dépêches. Il avait adopté une formule beaucoup plus simple : il les rédigeait toutes de sa main. Ses collaborateurs pouvaient donc se promener tant qu’ils voulaient et aller voir les musées et les fouilles archéologiques.
Il voyageait lui-même assez souvent. Chaque occasion lui était bonne pour aller visiter tantôt les îles, tantôt les montagnes. Mais, dans la capitale grecque, il fréquentait fort peu de gens. Il n’était intimement reçu que dans une famille, la famille Dragoumis. M. Dragoumis avait été ministre du roi Othon. Les Dragoumis avaient deux filles. C’était un intérieur calme et d’une grande simplicité. Gobineau a eu avec les deux sœurs, l’aînée, Zoé, et la cadette, Marika, une amitié amoureuse qui a été certainement pour beaucoup dans le renouvellement de sa personnalité littéraire, mais nous y reviendrons.
Je vous ai dit que de grosses difficultés politiques se présentaient souvent. Les ministères tombaient comme des capucins de cartes : quatre crises se produisirent pendant le seul mois de novembre 1866 ! Les brigands arrivaient jusqu’aux portes d’Athènes. M. de Sponneck, le conseiller du roi, s’en alla, et, à ce moment-là, les trois ministres des puissances protectrices, la France, l’Angleterre et la Russie, conférèrent pour examiner la situation. Bien entendu, ils n’arrivèrent point à concilier les points de vue totalement opposés de leurs pays : l’Angleterre et la France étaient favorables à la Grèce, elles avaient travaillé à son indépendance et voulaient l’aider à devenir peu à peu un État digne de ce nom. La Russie, au contraire, dont Constantinople restait la grande ambition, favorisait tout ce qui pouvait affaiblir le pouvoir de la Porte, dans l’espoir, si une révolution en Grèce mettait la Porte dans l’embarras, de se saisir des Détroits, but permanent de sa politique.
En attendant, Gobineau intervenait dans une foule de petites affaires. Par exemple, des questions de préséance. Il y eut certaines difficultés dans une église où le Ministre de France devait avoir un banc réservé dans le chœur, du côté de l’Évangile, et celui d’Autriche, un autre, du côté de l’Épître. Un jour, les bancs furent intervertis. Gobineau protesta avec la plus grande vigueur, et, ce jour-là, il reçut les félicitations du Ministère, « pour avoir bien défendu le prestige national ! ».
Il s’occupa aussi de quelques questions plus sérieuses, dont une mettait en cause des intérêts économiques français. Il s’agissait des mines du Laurion. Ce sont des mines de plomb argentifère extrêmement anciennes, situées à quelques lieues d’Athènes. (Cette richesse minière est l’explication de la puissance politique d’Athènes au temps de Thémistocle et de Périclès. Ces gisements, après avoir été exploités pendant toute l’Antiquité et le Moyen Age, avaient presque cessé de l’être vers 1850. À ce moment, une Compagnie française de Marseille reprit les travaux sur une double base : d’une part, on abattait du minerai, et, d’autre part, on exploitait les gigantesques amas de scories, les haldes, formant une véritable montagne tout autour de la mine.
À ce moment-là, se répandit à Athènes le bruit qu’il restait pour trois cents millions d’argent dans ces scories. Alors, une société grecque, la Compagnie hellénique du Laurion, fut fondée par un certain Angelinidis, neveu du président du Conseil. Il organisa un raid, avec un commando de brigands, contre les bureaux de la Compagnie française, brûla les bâtiments et molesta les ouvriers.
Gobineau intervint énergiquement. Il exigea l’arrestation des coupables, qui, bien entendu, s’étaient déjà éparpillés dans la nature, et il fit condamner par le tribunal d’Athènes le sieur Angelinidis à une amende dont le montant vous fera sourire : quatre cents drachmes, c’est-à-dire quatre cents francs, à supposer que le cours de la drachme fût au pair à l’époque ! Mais enfin, il avait obtenu la condamnation de principe qu’il souhaitait.
C’est alors, en septembre 1866, qu’éclata la seule affaire sérieuse dont Gobineau ait eu à s’occuper pendant son séjour en Grèce : le soulèvement de l’île de Crète.
Ici, nous sortons de la comédie pour entrer dans le drame. L’histoire de l’indépendance grecque est un des épisodes les plus tragiques du XIXe siècle. Je ne vais certes pas la retracer par le détail ; mais vous vous rappelez qu’après la longue oppression que les Turcs avaient fait peser sur la Grèce et sur les îles ioniennes, un mouvement d’indépendance se manifesta un peu partout. Cette cause compta des partisans passionnés en France et en Angleterre, Lord Byron alla se faire tuer héroïquement à Missolonghi, Victor Hugo chanta l’Enfant grec, qui demandait de la poudre et des balles, et vous n’avez pas oublié certaines atrocités turques, comme ce massacre dans un petit village, où les femmes et les enfants, plutôt que de se rendre, se jetèrent tous dans un précipice.
En Crète, les mêmes horreurs qui s’étaient produites en 1822 à Chio, recommencèrent. Certains récits furent peut-être exagérés. On raconta, par exemple, que plusieurs centaines de personnes avaient été asphyxiées par les Turcs dans une grotte. Ce fait fut démenti ensuite, mais beaucoup d’exactions et de violences s’étaient produites, car les janissaires, quand on les chargeait de rétablir l’ordre quelque part, ne ménageaient pas les gens sur qui on les lâchait.
Obéissant à l’esprit de contradiction qui était le fond de son caractère, Gobineau prit alors une position presque incompréhensible pour nous aujourd’hui : il choisit nettement le parti des Turcs. Il citait volontiers la phrase de Goethe qui « aimait mieux l’injustice que le désordre ». (Notons en passant que jamais, dans la pensée de Goethe, cette phrase n’a eu le sens qu’on lui attribue). Mais Gobineau, lui, est allé beaucoup plus loin : carrément, sans nuances, il a affirmé qu’il préférait l’ordre à la justice. Dans une de ses lettres à Prokesch, il s’exclame :
« Notre erreur, c’est de supposer un commencement moderne à la question d’Orient. Elle est plus vieille qu’Alexandre, et la conclusion trouvée pendant sa vie par le Macédonien est la seule possible : c’est une compression plus ou moins dure, mais toujours basée sur le droit du plus fort. »
Cette affirmation du droit du plus fort était risquée, Gobineau tombait mal avec le gouvernement de Napoléon III, qui a toujours soutenu la politique des nationalités, mais Gobineau estimait que tout valait mieux que l’anarchie, même un régime tyrannique. Les Turcs maintenaient l’ordre, par conséquent, il fallait les laisser faire ! En outre, par une erreur de jugement évidente, Gobineau considéra, dès novembre 1866, que l’insurrection était définitivement vaincue. « La grande idée de l’indépendance, écrit-il, n’est rien de plus que le besoin de turbulence érigé en système. »
Cette attitude simpliste d’un Ministre de France soutenant, dans le pays où il était accrédité, la politique de la Turquie, en état de véritable guerre avec la Grèce, était d’autant plus difficile à tenir que la Russie encourageait très nettement l’Indépendance et bénéficiait pour cela d’un auxiliaire extrêmement agissant : tout le clergé orthodoxe grec, qui distribuait des prophéties, des images, des médailles, des petites cuillères avec l’effigie du tsar et de la tsarine, et poursuivait, chaque jour et partout, sa propagande anti-turque.
Très rapidement, les passions s’exacerbèrent, et un journal athénien, Phôs (la Lumière), en vint à menacer directement Napoléon III. « Seuls, écrivait-il, les Orsini peuvent trouver le chemin du cœur de Napoléon. » Ce n’était qu’un mot, mais terrible. Orsini, vous vous le rappelez, avait monté en 1858 un attentat contre l’Empereur. Longtemps, on craignit qu’il ne fît des révélations aux Assises : on se demandait, en effet, si Louis-Napoléon, dans sa jeunesse, n’avait pas adhéré aux carbonari et « signé de son sang » le serment de tout faire pour l’indépendance de l’Italie. La seule évocation du nom d’Orsini touchait donc, dans l’âme de l’Empereur, un point très sensible.
Phôs revint à la charge, et, dans un style apocalyptique, il écrivit, au mois de février 1867, s’adressant toujours à Napoléon :
« Je guette ton palais comme un vautour. J’irai à l’Exposition (celle de 1867, qui allait s’ouvrir) pour te frapper. J’ai visité le tombeau d’Orsini. Je l’ai embrassé pendant la nuit où j’ai coulé la balle de la vengeance. C’est sur la dalle de sa tombe que j’ai aiguisé mon poignard. »
Cela nous fait sourire par l’exagération du ton. Mais lorsqu’un souverain lit dans un journal qu’on a fondu des balles et aiguisé des poignards contre lui, il a une tendance assez naturelle à prendre la menace au sérieux. En tout cas, c’était le devoir de la police de ne pas la négliger et d’ouvrir une enquête.
Elle ne donna aucun résultat. Mais la situation de Gobineau devient délicate. On dirait qu’il va tout faire pour la rendre vraiment intenable. Un marin anglais, un certain capitaine Pym (rien de commun avec le personnage d’Edgar Poe) ramena de Crète, sur son bateau, deux cent vingt fugitifs, surtout des femmes et des enfants. Gobineau s’indigna, et l’accusa d’avoir fait le jeu du gouvernement grec, qui essayait d’entraîner la France et la Grande-Bretagne à une intervention. (Nous avons vu, au moment de la guerre d’Espagne, comment ce jeu se joue, et comme il peut être difficile de s’en dégager.) La France et l’Angleterre tenaient bon, mais non sans peine, car les libéraux de Londres et de Paris souhaitaient une expédition navale. Le Ministre d’Angleterre, M. Erskine, déclara que les atrocités commises par les Turcs avaient révolté M. Pym, qui, « en homme religieux, et sans aucune autre considération que ses devoirs envers l’humanité, avait agi selon sa conscience ».
Gobineau, rendant compte à Paris, ajoute : « J’ai fait remarquer que, si M. Pym avait dix-huit ans, une telle façon de raisonner serait peut-être convenable, mais qu’un officier me paraissait avoir, avant tout, à faire ce qui lui était commandé par son gouvernement. » (Dépêche du 15 décembre 1867.)
Je crois très franchement que le capitaine Pym avait eu raison d’évacuer des femmes et des enfants de Crète, et on ne pouvait voir là une initiative dépassant les devoirs de l’humanité. Mais j’ai tenu à citer ce texte pour vous montrer à quel point l’esprit de système peut égarer Gobineau et le faire aboutir, en partant d’un principe juste, celui de la non-intervention, à des raisonnements absolument inhumains.
La presse française fut vite au courant de tout cela, et plusieurs articles, dans la Liberté, dans la Lanterne, attaquèrent vigoureusement Gobineau. Du reste, notre Marine suivit l’exemple du capitaine Pym : il y eut bientôt six mille réfugiés crétois en Grèce, et leur chiffre augmentait sans cesse. À ce moment-là, le typhus éclata au Pirée et à Athènes. Gobineau écrivait le 2 avril 1868 :
« Le typhus est au Pirée. Il a déjà frappé à Athènes plusieurs personnes connues. Les habitants de la capitale sont amenés à considérer avec un certain effroi qu’il y a autour d’eux dix-huit mille Crétois manquant de tout et mourant de faim, et au milieu desquels la contagion sévit depuis assez longtemps déjà. On a pensé les évacuer sur Corfou, ils ont refusé, disant qu’ils allaient immédiatement faire leur soumission à la Porte et rentrer en Crète. »
À ce moment-là, éclata l’incident majeur, provoqué par Gustave Flourens, un Français, un des volontaires venus de Paris pour soutenir les insurgés, et qui s’était fait nommer, par le gouvernement insurrectionnel de la Crète, délégué général pour les Affaires étrangères.
Ce Gustave Flourens, journaliste d’extrême-gauche, était le fils du physiologiste Pierre Flourens, qui avait découvert les localisations cérébrales, et qui, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, avait été élu à l’Académie française en 1840, ce qui était fort bien, mais contre Victor Hugo ce qui était regrettable. Pierre Flourens venait de mourir, mais son fils était fort connu dans les milieux et dans la presse de gauche.
Gobineau refusa de le recevoir et fut d’abord approuvé par Paris. Alors, Flourens n’hésita pas et, profitant de la villégiature du roi à Képhissia, le ravissant village, à côté d’Athènes, où l’on montre la Grotte des Nymphes, il tenta, le 29 mai, d’entrer de force dans la villa royale pour remettre un placet à George Ier. On le mit à la porte, et la police grecque l’arrêta. Gobineau, sans doute pour tirer le roi d’embarras, prit alors une initiative imprudente : il chargea un employé de sa chancellerie de mettre Flourens dans une voiture et de l’amener, ficelé ou presque, au commandant du navire de guerre français stationnant au Pirée. Le commandant, naturellement, exécuta l’ordre du ministre de France et débarqua, quelques jours plus tard, Flourens à Marseille. Le préfet des Bouches-du-Rhône demanda ce qu’il devait en faire. Il reçut de Paris un télégramme lui disant : « Il n’y a aucune raison de retenir M. Flourens. Il doit donc être laissé en liberté. »
La Lanterne publia un article très violent contre Gobineau, et celui-ci reçut un blâme daté du 12 juin :
« C’était au gouvernement hellénique, écrivait le Quai d’Orsay, à assumer l’initiative des dispositions relatives à l’éloignement de M. Flourens du territoire de la Grèce. Et j’aurais aimé à n’y voir figurer un représentant de la Légation que dans la mesure strictement nécessaire pour en consacrer l’autorité. »
« Je me borne à cette observation, en reconnaissant d’ailleurs qu’il vous était impossible de ne pas déférer aux vœux du roi. »
Puis, entre parenthèses : « (Vous apprécierez, je n’en doute pas, la valeur de cette observation que je devais vous faire pour rappeler les limites tracées à l’action légale de notre Légation à Athènes et qu’il importe de ne point outrepasser, quelles que soient les circonstances.) »
Avouons-le, ce texte est un petit chef-d’œuvre de style diplomatique : chaque ligne y contredit la précédente et est contredite par la suivante...
Bien entendu, Gustave Flourens n’eut rien de plus pressé que de revenir en Grèce. Dix-huit jours plus tard, il était de nouveau à Athènes, et Gobineau avait perdu la face. Pour un homme qui, comme lui, avait longtemps vécu en Orient, c’était extrêmement grave. Il avait commis, certainement, une lourde erreur : l’expulsion de Flourens ne le regardait pas, mais voir cet agitateur revenir quelques jours plus tard, c’était un véritable camouflet, et, naturellement, les insurgés crétois en tirèrent la conclusion suivante : « On a relâché Flourens, par conséquent le gouvernement français fait semblant, à Athènes, d’être contre nous, mais, en réalité, l’empereur nous est favorable. Profitons-en, la porte est ouverte. »
(Ajoutons que Gustave Flourens, en 1871, fut membre de la Commune de Paris et se battit contre les Versaillais à Port-Marly et à Chatou. Le 3 avril 1871, abandonné par ses troupes, il se réfugia dans une auberge, et là, un capitaine de gendarmerie l’abattit d’un coup de sabre...)
Mais revenons à Gobineau. Son sort était évidemment scellé. Le 9 juillet 1868, il reçut un télégramme l’avisant de sa nomination à Rio de Janeiro. Il fit bonne figure à mauvais jeu : « Je ne saurais, répondit-il au Ministère, vous exprimer ma reconnaissance pour la nomination que je reçois, je me tiendrai à vos ordres ultérieurement. »
En même temps, il écrivait à son vieil ami Prokesch : « Le poste est considérable, magnifique, le pays intéressant. » En réalité, il était ulcéré.
Il partit le 10 septembre. En mer, il écrivait déjà aux sœurs Dragoumis pour évoquer leur maison. Il disait : « La maison avec le laurier-rose... Je vous assure que je ne sais pas bien, dans ce moment, ni ce que je pense, ni ce que je sens, et il est clair que je suis comme un homme qui, ayant reçu une maison écroulée sur la tête, est fort étourdi du coup. » Ici, il exprimait sa véritable pensée.
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Quels souvenirs allaient lui laisser la Grèce ? D’après les extraits de la correspondance que je vous ai lus, vous pourriez croire qu’il était totalement dégoûté d’un pays où il n’avait eu que des difficultés et où il n’avait vu que du désordre. En réalité, il n’en était rien, et les impressions qu’il emporte d’Athènes vont se transformer par l’alchimie du regret, par la magie de la mémoire. Peu à peu, une sorte de cristallisation va se faire, et, de la Grèce, il gardera un souvenir ébloui.
La vie brillante de la Légation ne l’intéressait pas, les réceptions l’ennuyaient : « Je suis, disait-il, accablé de plaisirs. » Cette partie de son état lui avait toujours paru fastidieuse. Mais, dans la touffeur tropicale de Rio, il se rappellera le jour clair, l’atmosphère sèche et brillante d’Athènes. Et, beaucoup plus tard, à la fin de sa vie, dans un diptyque où il résume toute son expérience des pays du Midi et des pays du Nord, il les oppose en un saisissant parallèle :
« Rien n’est plus splendide au monde, écrit-il, que le soleil se levant derrière le Pentélique. Mais il n’est rien de plus doux, de plus féerique, de plus idéal que la nature un peu pâle, un peu triste du Nord, avec un sourire si doux, brume des lacs et feuillage tremblant du bouleau. »
Ce sont là les deux volets du paysage intérieur de Gobineau le paysage de la Suède, qu’il connaîtra à la fin de sa carrière, celui de l’Orient et du Midi méditerranéen. Perpétuellement, sa pensée oscillera de l’un à l’autre, avec une tendance, naturelle chez ce pessimiste, à préférer ce qui est le plus éloigné de lui dans l’espace et dans le temps.
Mais alors, d’où viennent ces couleurs d’arc-en-ciel que prenaient, après coup, ses souvenirs d’Athènes ? Je crois qu’il faut chercher l’explication du côté des sentiments.
La maison au laurier-rose, la maison où habitait la famille Dragoumis, où vivaient ces deux jeunes filles qui avaient trente ans de moins que lui, ne lui rappelle pas des souvenirs d’amour, au sens où nous entendons ce mot. Zoé et Marika Dragoumis, dont l’aînée avait à peine l’âge de Diane, la fille de Gobineau, ne lui inspiraient pas une passion. Mais elles lui dictaient un sentiment analogue à celui que le prince de Burbach, dans l’admirable roman des Pléiades, éprouve pour la jeune Aurore. (Sentiment qui se transformera d’ailleurs, à la fin du roman, en amour véritable, puisque le prince épousera la jeune fille.) C’est, si vous voulez, une illustration de la phrase célèbre de Goethe : « Nous voulons tous rajeunir, et c’est pour cela que nous aimons la société des jeunes filles. »
On a parlé d’amour platonique pour Gobineau, et c’est vrai. Quels sont, en effet, les souvenirs qu’il évoque ? Voici, par exemple, une lettre qu’il écrivait de Rio de Janeiro et que l’éditeur des Lettres athéniennes a eu le tort de laisser de côté :
« Par un phénomène singulier, je pense à toute minute au jour où je suis parti. Il me semble que cela ne finit pas, et, d’un autre côté, il me semble que c’est hier que je vous ai dit adieu. Je vois Zoé, je vois Marika ; Zoé, quand elle m’a dit : « J’aime mieux ne pas chanter ce soir » ; Marika, lorsqu’elle a quitté le piano et qu’elle s’est tournée vers le petit bureau contre le mur. Et je les vois encore, Zoé sur une chaise du salon, et Marika sur l’escalier...
« Quand je vivrais au-delà de mes cent vingt ans, je reverrais tout cela encore aussi clair que je le vois aujourd’hui. »
Gobineau évoque d’autres images, des gestes, des attitudes : le jour où Zoé a renversé une tasse de thé sur sa ceinture rose, le jour où Marika lui a joué pour la première fois le Menuet de Boccherini, « en baissant la tête et en regardant de côté au moment où elle remuait ses petits doigts sur les notes d’en haut ». Tableau où Gobineau, écrivain, peintre et sculpteur, a fixé cette attitude d’une manière ravissante ! Souvent, dans les lettres qu’il enverra aux deux sœurs, jusqu’à l’année 1882, jusqu’à l’extrême fin de sa vie, il se rappellera, tantôt le Menuet du Septuor de Beethoven, qu’elles jouaient à quatre mains, « en faisant quelques fautes » tantôt la Romance à l’Étoile, dans Tannhaüser. Et, soit amour, soit quelque chose de plus tendre, ce sentiment reviendra à chaque page de ses lettres.
Qu’a-t-il éprouvé en réalité ? On peut d’abord être surpris de voir Gobineau écrire aux deux sœurs sur le même ton. Je crois qu’il considérait Marika, la plus jeune, comme sa fille, mais il éprouvait pour l’aînée, Zoé, un sentiment assez différent. En effet, d’après une tradition de la famille Dragoumis (je l’ai appris jadis de bonne source), le jour de son départ d’Athènes, il aurait avoué à Mme Dragoumis qu’il aimait Zoé d’amour. Le choix même de ce jour était symbolique, puisque Gobineau a attendu le moment où il pensait qu’il ne reverrait plus la jeune fille pour faire la confidence de son amour, non pas à elle, mais à sa mère.
Quel a été l’effet sur Gobineau de ce sentiment, que nous ne chercherons pas à définir davantage ? J’y vois la source d’une transformation profonde de sa personnalité. Voici une phrase qu’il a ajoutée en marge d’une lettre à ses jeunes amies : « Il y a quelque chose de tout à fait neuf qui s’est produit dans mes dispositions d’esprit. Une sorte de nouvelle naissance. Je n’ai jamais été si vivant, au sens spirituel du mot. »
Me trompé-je en voyant là une application de la pensée de Goethe que je citais tout à l’heure ? Voici un fait, en tout cas : Gobineau n’avait presque plus écrit d’œuvres littéraires depuis ses romans de jeunesse et il s’était consacré à des travaux fort savants, comme l’Inégalité des Races et le Traité des Écritures cunéiformes. Après Athènes, il recommence à écrire des ouvrages d’imagination. Deux de ses nouvelles seront directement inspirées par la Grèce : Akrivie Phrangopoulo, où l’on voit une jeune Grecque épousée par un officier anglais et qui restera, en Angleterre, une petite fille transplantée, mais non acclimatée ; et l’admirable récit du Mouchoir rouge, où une jeune fille tire vengeance de l’amant de sa mère, qui a fait tuer son rival : histoire plus belle et plus forte que Colombo. De tels récits sont absolument neufs dans notre langue.
Rendu justement sceptique à l’égard de la politique par son expérience de la Carrière, Gobineau a cherché ailleurs à réaliser ses virtualités. Il a cru qu’il atteindrait à l’immortalité par deux voies : comme écrivain et comme sculpteur. Au contact des marbres antiques, à la contemplation des statues et des bas-reliefs, il a senti naître en lui une vocation de statuaire et, jusqu’à la fin de sa vie, il a travaillé, laissant en tout une soixantaine d’ouvrages. Soyons francs : je regrette le temps ainsi consacré par lui à la sculpture. Mieux eût valu terminer le roman des Voiles noirs, dont il nous reste un seul chapitre, que j’ai publié jadis. Mais, dans ses dernières années, Gobineau a édifié une vaste œuvre littéraire : les Nouvelles asiatiques, les Souvenirs de voyage, la Renaissance et les Pléiades. Très peu d’écrivains français peuvent en dire autant.
Cette œuvre n’est certainement pas faite pour la foule, mais, peu à peu, elle conquiert lentement son public. Elle peut gêner quelques lecteurs, parce que souvent, chez Gobineau, le sentiment se teinte d’ironie, mais certaines nouvelles, comme la Guerre des Turcomans, sont uniques dans notre langue.
Résumons-nous. La fin de la vie de Gobineau fut triste. Sa carrière diplomatique n’avait point satisfait les ambitions que son intelligence jugeait légitimes. Sa vie familiale ne lui a valu que des déceptions et, sans aller jusqu’au divorce, il avait repris sa liberté. Dans ses dernières années cependant, il a rencontré à Stockholm une affection féminine profonde et vraie, celle de la comtesse de La Tour, qui lui a permis d’échapper à la solitude morale où son caractère abrupt avait fini par le murer. Je ne connais cependant rien de plus triste que la fin de Gobineau, à Turin, en 1882. Il se rendait à Rome, pour rejoindre la comtesse de La Tour, une attaque d’apoplexie le frappa dans l’omnibus qui le conduisait à la gare. Tous les soins furent vains, et il mourut, seul, dans une chambre de l’Hôtel de Ligurie, le vendredi 13 octobre, une de ces dates dont Wagner craignait superstitieusement l’influence néfaste.
J’ai prononcé le nom de Wagner : Gobineau a connu, sur le tard, une belle amitié virile, celle du plus grand génie musical de son temps. À côté de Wagner, en 1882, Gobineau a vu représenter à Berlin ce Ring, qui portait à la scène une philosophie de l’histoire bien proche de son Essai sur l’Inégalité des Races. Leurs longues et amicales conversations, à Bayreuth, à Berlin, à Venise, ont été des échanges intellectuels d’une prodigieuse richesse, et le seul regret de l’auteur de Tristan fut d’avoir rencontré trop tard l’écrivain des Pléiades.
Aussi originaux l’un que l’autre, dans deux sphères différentes, Gobineau et Wagner se sont violemment opposés à la frivolité mondaine comme à la vulgarité des masses et au mercantilisme qui ravale l’art au niveau d’un trafic d’esclaves. Gobineau n’était pas armé pour le combat comme Wagner, il aimait mieux renoncer que mener la lutte jusqu’au bout, et pourtant, je suis sûr que, lorsqu’il a pour la première fois entendu la Marche funèbre de Siegfried, dans le Crépuscule des Dieux, il a éprouvé le sentiment d’une revanche du héros sur le monde qui l’écrase sans même le savoir, et il a eu la certitude d’une victoire de l’individu et de la constellation des Pléiades sur l’aveugle coalition des forces matérielles.