FUNÉRAILLES DE M. TISSOT
DISCOURS DE M. LE COMTE DE SALVANDY,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. TISSOT,
Le lundi 10 avril 1854.
MESSIEURS,
L’Académie française était épargnée jusqu’à présent, dans cette succession de coups douloureux qui viennent de frapper l’Institut tout entier autour de nous. En quelques mois, Jussieu, Arago, Mauvais, Roux, Gaudichaud, Beautemps-Beaupré, l’amiral Roussin, les noms les plus divers et quelquefois les plus illustres, étaient moissonnés au sein de l’Académie des sciences. En quelques mois aussi, l’Académie des beaux-arts se voyait enlever les Dumont, les Fontaine, les Achille Le Clère, les Visconti. Partout, enfin, se sont produites les pertes les plus sensibles. Et, par une dispensation presque sans exemple dans nos annales, depuis près de trois ans, notre Compagnie, plus riche qu’aucune autre de rares, de glorieuses vieillesses, et fière à bon droit de tant d’existences privilégiées qui perpétuent la jeunesse de l’esprit et de l’âme jusque sous le poids de travaux et de souvenirs presque séculaires, avait l’air de défier le temps ! Aujourd’hui, à notre tour, nous payons le fatal tribut qui vient périodiquement rappeler au sentiment de l’universelle fragilité les Corps institués pour durer toujours. M. Tissot laisse vacant, après ce long intervalle, l’un de ces fauteuils historiques qu’une belle pensée de Louis XIV attribua à la représentation de l’esprit français, dans un intérêt commun d’égalité à la fois et de dignité. Qui eût dit au grand roi qu’ils dussent résister aux bouleversements publics, plus que le trône de ses héritiers ?
M. Tissot, membre de l’Académie depuis 1833, serait entré, d’ici à quelques jours, dans sa quatre-vingt-septième année. Il était né le 10 mai 1768, c’est-à-dire dans un temps qui semble sépare de nous par des abîmes, sous le règne de Louis XV, pendant le ministère de M. de Choiseul, précisément au moment où le même Roi qui nous avait déjà donné le comtat Venaissin et la Lorraine, hérissait nos rivages de la Méditerranée de vaisseaux et de soldats, pour conquérir aussi la Corse à la France ! Une carrière qui commençait alors pouvait-elle ne pas se ressentir du contre-coup de toutes les commotions et de toutes les vicissitudes contraires, destinées à remplir, depuis lors jusqu’à nous, ce laps de temps si long et si agité, magnum aevi humani spatium, s’il en fut jamais ? Elle s’en est ressentie : elle a reflété le cours entier de nos révolutions, dans la suite variée de ses directions et de ses travaux. Cette action des événements sur l’homme, à défaut de celle de l’homme sur les événements, n’est que trop digne de méditation. Nous la caractériserons sans réserve. Alors que les gouvernements, les partis, les systèmes ont été vus, depuis près de trois quarts de siècle, se précipitant sans fin, sachons dire la vérité sur tous. L’instruction des peuples si souvent abusés, les droits de l’histoire la dignité des caractères, le respect des grands principes, le commandent. Quand serait-on sincère, si ce n’était dans ce lieu, sur un tombeau, à propos de passés détruits, lorsque celui qui parle fait partie lui-même des choses qui ne sont plus.
La jeunesse de M. Tissot fut redevable des fortes études, qui devaient faire plus tard tout l’intérêt de sa vie, aux vingt dernières années de la monarchie française, les plus belles en réalité de notre histoire. Il eut le temps de croître et de s’instruire en paix, sous les auspices si prospères alors et si brillants de Louis XVI, protecteur armé des États-Unis, vainqueur de nos rivaux sur toutes les mers, réformateur intrépide de son pays, restaurateur confiant et magnanime des libertés publiques. C’est alors qu’éclate la Révolution française ! Elle éclate, presque aussitôt furieuse et insensée. Façonné à l’école des incertitudes et des témérités du XVIIe siècle, le jeune étudiant se jette dans l’ère nouvelle, avec l’ardeur de ses vingt ans. Il y avait en lui naturellement, sur les matières où le goût n’était pas intéressé, quelque chose d’excessif dans l’expression et pour ainsi dire, de déclamatoire dans les sentiments eux-mêmes, qui tenait de l’époque, et que devait aisément séduire cette déclamation universelle des programmes de liberté, de philanthropie, d’égalité indéfinies qui étaient partout. Tissot ne voulait rien moins que le Contrat social dans toute sa rigueur, c’est-à-dire dans toute sa vanité irrémédiable et son irrémédiable stérilité. Des utopies de sa pensée, il passa tout à coup au spectacle des massacres de Versailles, où il habitait, des holocaustes de la place Louis XV et de la barrière du Trône, des suicides grandioses et sauvages de Romme, de Bouchotte, de Goujon, son beau-frère, et des autres accusés de prairial. Puis la tourmente s’apaise, par degrés, autour de lui : elle s’apaise dans l’inévitable dénoûment de l’anarchie, qui est le pouvoir absolu. Le gouvernement du 18 brumaire, en se constituant, se saisit de cette âme troublée, de cette imagination qui bouillonne encore et n’a plus de but. Il recueille le jeune républicain, vaincu et désorienté, dans je ne sais laquelle de ses plus obscures administrations, et là se réveillent en lui, pour ne plus s’endormir que dans le tombeau, l’amour vrai des lettres et un vif sentiment de poésie, fruits heureux du bon et pacifique emploi de ses premières années, qui avaient sommeillé jusqu’alors, étouffés dans la mêlée des factions et des catastrophes de la Terreur.
Par un contraste étrange, c’est avec le cygne de Mantoue que le poète nouveau va se mesurer ! C’est aux Églogues de Virgile qu’il demande l’emploi de ses forces oisives, de ses mécomptes, la détente de ses passions. La traduction des Bucoliques, dans tous les temps, aurait frappé le public instruit, comme un double modèle de l’art des vers et de l’art plus difficile peut-être de la traduction. Dans ce moment, au lendemain de tant de désespoirs et parmi tant de ruines, elle fut un événement, quand des événements gigantesques ébranlaient de tous côtés et surprenaient le monde. Elle paraissait, parmi les premières et plus vives espérances d’un régime de paix et de sécurité, comme pour marquer vivement cette renaissance de la littérature, de la civilisation, de la sociabilité françaises, au sortir de la barbarie révolutionnaire. Elle restera le principal monument de M. Tissot. C’est l’une des œuvres les plus estimables de cette école savante et disciplinée qu’on appelle la littérature de l’Empire ; école mémorable et méritoire plus qu’on ne l’a dit : car elle était innocente de ses entraves, et, bien qu’on ne lui compte pas les deux plus beaux génies du temps, précisément parce qu’ils luttèrent pour rester eux-mêmes, elle produisit en foule les travaux durables ; elle eut l’honneur de restituer aux Français l’habitude des choses de l’esprit, de rétablir les saines doctrines littéraires, quelquefois même les vraies doctrines morales.
Entre tous les travaux de maîtres renommés, débris de l’ancien régime pour la plupart, qui florissaient alors, la traduction des Bucoliques marqua tellement, que, bien des années après, l’Empire lui destinait les honneurs d’un de ses prix décennaux, institution d’alors qui avorta, mais qui avait de la grandeur : elle caractérisait bien l’époque par sa nouveauté antique, son éclat et son instabilité. Tissot paya les distinctions promises à son œuvre, d’un prix qui atteste le chemin qu’avaient fait lui et la France. Il célébra par une cantate, pleine de prophéties que le sort a trompées, la naissance de l’enfant-roi, dont le berceau devait être si vite emporté par la tempête. La fortune, dans notre siècle, semble s’être attachée toujours à tenir aussi peu de compte de toutes les prédictions des panégyristes, qu’eux-mêmes de leurs hommages et de leurs promesses !
Disons-le à l’honneur des lettres : le plus sincère appréciateur du traducteur des Églogues, ce fut le traducteur glorieux des Géorgiques. L’abbé Delille s’éprit d’admiration et de tendresse envers son hardi rival. Il le voulut pour suppléant, pour successeur bientôt, dans sa chaire de poésie latine au Collége de France. Tant de noblesse dans les actions allait bien à celui qui en avait tant montré dans les sentiments, quand il lançait à la Terreur étonnée cette magnifique protestation :
Tremblez, tyrans vous êtes immortels !
Et vous, vous du malheur victimes passagères,
Sur qui veillent d’un Dieu les regards paternels,
Voyageurs d’un moment aux rives étrangères,
Consolez-vous ! vous êtes immortels !
Le n’est pas en vain, Messieurs, qu’est retracé ici ce souvenir, gravé dans tous les esprits et ineffaçable. Nous y voyons un bon témoignage pour le confrère dont nous avons la mission d’entourer le cercueil. O Delille, laisse-nous abriter sous ton ombre les devoirs que nous lui rendons ! Ta main le protégea jeune, découragé, délaissé de la Révolution, de ses chimères et de ses espérances. Cette main révérée le couvre encore, jusque dans ce dernier asile. Elle écartera de sa mémoire, aux yeux de la postérité comme aux nôtres, les sinistres accusations. Chantre de la vertu et de l’adversité, tu pouvais adopter le jeune sectaire qui avait joué, comme son temps et son pays, avec des passions, des formes, des idées ; tu n’aurais pas fait asseoir dans ta chaire, à tes côtés et après toi, celui qui aurait joué avec nos crimes. Le commerce des âmes nobles et pures est bon à tout ; elles nous défendent des autres et de nous-mêmes. C’est d’elles aussi que le poète pouvait dire que leur amitié
… est un bienfait des dieux !
Ajoutons avec bonheur que Tissot comprit la vertu de cette adoption. Il la justifia autant qu’il était en lui. La reconnaissance prit dans ses écrits la vivacité d’un culte, et le cours entier de sa longue vie l’a trouvé fidèle à cette religion de sa jeunesse. Toujours il déclara que le titre de successeur de Delille était à ses yeux le premier de tous. Delille a eu ainsi une gloire qui semble réservée aux génies originaux, et qu’eux-mêmes n’obtiennent pas toujours, celle de susciter ces admirations passionnées qui sont l’honneur, la force et la récompense des existences supérieures.
Le cours de poésie latine a été l’œuvre principale de la carrière de M. Tissot. Sa parole captiva quarante-cinq ans entiers un nombreux auditoire. Le bon et vaste travail des Études comparées sur Virgile perpétue en quelque sorte son enseignement : il le fera durer tant que les classes éclairées, pour leur bien et pour leur gloire, aimeront à puiser, sous les auspices du savoir et du goût, aux sources vives de l’antiquité. Le recueil des Leçons et modèles de littérature française, qui parut plus tard, complète bien cet ordre de travaux ; ils sont le vrai fondement de la légitime renommée de l’auteur.
Une foule de publications s’ajoutèrent à ces œuvres essentielles. Durant le premier période de la monarchie constitutionnelle, celui qui créa nos mœurs représentatives, affranchit la Grèce, conquit Alger, sauva l’Espagne des abîmes sous la Restauration enfin, M. Tissot fit partie de ces actives associations de la Minerve et du Constitutionnel qui exercèrent sur les esprits une influence décisive, par l’union des lettres, dans ce qu’elles avaient de plus populaire, de plus ingénieux, quelquefois même de plus délicat, avec la politique. Le talent alors s’employait surtout à recueillir, à mettre en lumière, à célébrer, sous toutes les formes, les souvenirs de la Révolution moins les crimes, et de l’Empire moins les revers, dans l’intérêt, pensait-on, de la liberté ! Ce n’est pas le repos du pays, ce n’est pas la stabilité des institutions, ce n’est pas même la liberté, qui, à la longue, devaient sortir de semblables courants de l’esprit public. On peut le dire aujourd’hui avec certitude : les difficultés de la Restauration, ses périls, ses fautes, la Révolution de 1830, furent les premières conséquences de ce malentendu presque universel de l’opinion.
Une justice est due à M. Tissot : le gouvernement de 1830 constitué, cette phase nouvelle de l’ordre constitutionnel, où les garanties étaient partout et où les sauvegardes de la stabilité publique risquaient de n’être assez puissantes nulle part, ne le compta point parmi ses contradicteurs. Il ne fut pas de ceux qui compromirent les conquêtes accomplies, en ne s’y arrêtant pas. Il marqua cette disposition, fruit d’une expérience si longue, dans tous les produits de sa plume, et le nombre continuait à être grand. Il écrivait plus que jamais ; il a écrit jusqu’à son dernier jour. La popularité de son nom, grande longtemps, avait contribué, avec le mérite réel de ses ouvrages, à lui ouvrir les portes de l’Académie ; elle contribuait plus encore à faire réclamer de lui, de toutes parts, des notices, des préfaces, des articles de revues ou de journaux, dans lesquels se dépensait sa réelle valeur. On finissait par lui demander, à défaut de plus, l’attache de son nom. Une histoire de la révolution française prit place à travers cette foule de publications trop incomplètes et trop rapides. Dans toutes, on peut remarquer un esprit sur lequel la leçon des événements n’avait pas passé en vain. C’est quelque chose d’honorable, dans un temps où le gouvernement le plus libre qui fût jamais, devait s’écrouler sous les agressions et au nom de la liberté ! Pour l’honneur de la raison publique il faut dire que ce gouvernement de contre-poids et de garanties, de discussion et de publicité, a succombé au péril de ses bases et de son principe plus qu’à ceux de sa propre nature ; qu’il fit prévaloir toujours, dans ses luttes de tribune magnifiques, la cause du bon sens, de la justice, de la vérité ; qu’il maintint, parmi tous les assauts, la paix avec l’ascendant, l’activité nationale avec la sagesse, l’ordre avec la sécurité ; qu’enfin, plus combattu qu’aucun autre, il a fourni une plus longue carrière, et aussi éclatante, que tout ce qui l’avait précédé.
M. Tissot, qui avait vu tomber tant de choses sur notre sol mouvant et en l’absence des grands principes sociaux indispensables aux nations, devait vivre assez pour assister à la chute des institutions qui, sous leur double forme, avaient abrité trente-cinq ans son âge mûr et sa vieillesse. Il ne salua point le retour de formes connues qui avaient souri à sa jeunesse, et que, plus qu’octogénaire, il voyait avec surprise passer comme des ombres devant ses yeux. Il ne dut pas s’étonner de voir, peu après, la tribune disparaître à son tour, comme les deux royautés dont elle avait trop séparé ses destinées. Dans ce monde, les causes et les effets s’enchaînent invariablement.
Parmi toutes ces transformations, dont la succession et les résultats, en se développant, constituent pour les peuples l’enseignement de la Providence, M. Tissot s’appesantissait rapidement. L’an dernier, à quatre-vingt-cinq ans, par un rare privilège, il faisait entendre encore au Collège de France sa voix écoutée et applaudie ; mais c’était pour la dernière fois. Depuis quelques mois, il avait dû enfin renoncer à ce ministère, qui avait été le juste orgueil de sa carrière. Depuis quelques semaines, il cessa même de participer à nos travaux. Nous avions connu son assiduité intrépide. Son absence nous apprenait que ses jours étaient comptés. En effet, sa dernière heure ne tarda pas à sonner. Il ne devait plus vivre que dans l’histoire littéraire de notre temps, où il tiendra une place entre Delille, d’un côté, et, de l’autre, Jouy, Étienne, Jay, ses collaborateurs et ses amis. On peut dire qu’il aurait tenue plus grande, avec tout ce qu’il avait de vive imagination, d’instruction classique et de talent d’écrire, si des règles plus fermes avaient gouverné son esprit et sa vie.
Cette vie qui nous est donnée est une mission ; la vieillesse, qui la couronne quelquefois doit être un sacerdoce, dont notre confrère, nous devançant de quelques jours, est allé rendre compte au juge suprême. Le suprême adieu pour lequel nous sommes rassemblés dans ce champ funèbre, est venu nous saisir à l’époque solennelle et recueillie que la religion demande aux hommes, chaque année, de consacrer à la méditation et à la prière. Elle seule a cet empire, elle seule dans l’univers se propose cette tâche de suspendre tout à coup nos agitations, pour nous faire réfléchir sur nous-mêmes et sur les destinées des choses d’ici-bas. Génie tutélaire quoi que nous fassions, et bon ange de l’humanité, que nos torts ne découragent pas, qui ne se lasse jamais, elle nous découvre des horizons, elle nous révèle des lois, elle nous apporte des consolations, qui doivent lutter en nous contre toutes les faiblesses à la fois et contre toutes les tristesses publiques et privées. Il y a quelques jours, un grand orateur chrétien s’écriait avec son émotion et son autorité saisissantes : « Détachez-vous de votre cœur ; brisez-le, s’il le faut, pour en arracher les passions, les regrets, les intérêts d’un jour qui le remplissent, et le jeter résolument aux pieds de Dieu !... » Ainsi, il y a une éloquence toujours vivante, et, grâce au ciel, immortelle, celle qui fut la réponse de Dieu[1] aux affreuses dominations maîtresses alors du genre humain, celle qui est dans tous les siècles l’écho secourable de nos douleurs ! Il y a de rassurantes certitudes et d’immuables recours, au-dessus de toutes les afflictions et de tous les découragements de nos âmes. Remercions Dieu d’être venus dans un temps qui n’est pas sourd à ces leçons, pas rebelle à ces promesses, qui y cherche des préceptes et des appuis ! On apprend au pied de la tribune sacrée, on apprendrait au besoin, en face de la mort, parmi ces tombeaux, au bord de cette fosse ouverte, le peu que sont les choses humaines, séparées de leurs grands ressorts, le peu qu’est la vie en elle-même. La plus longue passe enfin... Et qu’en reste-t-il ? Elle ne pèse que par les œuvres utiles qu’elle a laissées ; tout au plus, par l’estime des hommes, quand nous savons y atteindre au prix d’un constant effort ; par dessus tout, par des pensées et des espérances prises plus haut que ce monde !
[1] Parole de M. Villemain.